Et si la Grèce revenait à la drachme? La question semblait jusqu'à présent taboue. Elle est désormais sur toutes les lèvres. En lançant leur ultimatum à Athènes, mardi, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy l'ont d'ailleurs officialisée. Il ne pouvait y avoir qu'une question, selon eux, lors du référendum que voulait organiser le premier ministre grec, Georges Papandréou: la Grèce souhaite-t-elle ou non rester dans la zone euro?
Les manœuvres politiques en cours, en Grèce, soutenues par les gouvernements européens, pour faire chuter Georges Papandréou et éviter le référendum (référendum finalement officiellement annulé vendredi), ne suffiront pas à enterrer le débat. L'Allemagne, qui n'a jamais caché son opposition à l'entrée de la Grèce dans la zone euro, dissimule à peine son point de vue. Dès le mois de mai, le Spiegel publiait les travaux sur des scénarios de sortie de la Grèce, menés par le ministère des finances allemand. Dans un éditorial publié lundi, le quotidien Die Welt enfonçait le clou: «Il faut que la Grèce sorte de l'euro et le plus tôt sera le mieux.»
Qu'elle soit ordonnée ou désordonnée, la sortie de la Grèce de la zone euro pose, en tout cas, de redoutables questions. La zone euro est une construction politique unique. Il n'existe aucune référence, dans le monde ou par le passé, sur laquelle les économistes ou les historiens puissent s'appuyer pour construire des scénarios. Mais tous s'accordent sur un constat : les premiers temps d'un retour à la drachme seraient horribles, même si la situation s'améliorerait par la suite. Et un tabou serait alors brisé: si la Grèce peut sortir de l'euro, d'autres pourraient suivre...
1 - Pourquoi la sortie de la Grèce de la zone euro est-elle désormais envisagée ?
«Dans un an à deux ans, nous pourrons avoir une rupture de l'union monétaire européenne ? Des pays risquent de sortir de l'euro», avertissait l'économiste Nouriel Roubini, lors du sommet de Davos de janvier 2010, citant la Grèce, le Portugal, l'Irlande et l'Espagne. Cet avertissement ne tenait pas de la divination, mais d'une simple observation. L'euro s'est construit à partir d'économies trop différentes. Et les divergences se sont accrues depuis l'avènement de la monnaie unique.
Les pays, dont la spécialisation économique était propice à une monnaie forte, ont profité de cet élargissement: leurs entreprises ont trouvé de nouveaux marchés, enregistré de nouvelles économies d'échelle, gagné en compétitivité. Dans le même temps, les pays qui avaient l'habitude de travailler avec des monnaies faibles ont vu leur outil de production laminé, incapable de s'adapter dans un temps trop rapide à une surévaluation monétaire qui ne leur convenait pas. Aucun mécanisme de redistribution fiscale ou économique n'est venu compenser, au moins momentanément, ces destructions économiques.
«La nourriture moins chère»
Les plans d'aide successifs apportés par l'Europe ont surtout permis à Athènes d'honorer ses paiements pour préserver le système financier. Mais ils n'ont rien résolu – de nouvelles dettes venant juste s'empiler sur les anciennes, ce qui est une étrange manière de soigner un surendettement. En contrepartie de ces aides, des plans d'une rigueur drastique, largement inspirés par ceux dispensés par le FMI depuis les années 1970, ont été imposés, avec pour objectif de diminuer les déficits publics et de permettre à l'économie de regagner en compétitivité.
Avant même qu'ils ne soient appliqués, de nombreux économistes de toute obédience ont souligné que ces plans souffraient d'un vice: toutes les cures d'austérité appliquées de par le monde ont été accompagnées de dévaluation massive, afin de permettre aux pays de regagner immédiatement des points de compétitivité et de relancer l'économie. Dans le cas de la Grèce, comme du Portugal ou de l'Espagne, aucun aménagement monétaire n'est possible puisqu'ils sont tenus par la monnaie unique.
L'ajustement économique ne peut donc passer que par une baisse des coûts du travail, des normes sociales, du droit du travail, en un mot une déflation sociale dangereuse. La chute des salaires des retraites, des dépenses sociales, la montée du chômage ne pouvant conduire qu'à une récession profonde, une envolée des déficits publics, et mener à terme à une crise sociale et politique. La Grèce en est là.
D'où la question: tous ces efforts justifient-ils de rester dans l'euro? Si le pays suit les ordres de Bruxelles et du FMI, à coup d'austérité, son endettement reviendra à 120% du PIB en 2020. Autant dire que les Grecs sont condamnés à l'austérité à perpétuité. D'où la tentation, soutenue par de plus en plus d'économistes, de sortir de l'euro. L'Europe n'a jamais voulu admettre ce cas d'école; l'adhésion à l'euro est irréversible, comme l'a rappelé Mario Draghi, le nouveau président de la BCE, lors de sa première intervention publique. De plus, selon les traités, il est prévu que toute sortie de la zone euro entraîne une radiation immédiate de l'Europe. Pour la Grèce, cela signifie trois milliards d'euros de subventions en moins, notamment par le biais de la PAC. L'aventure est donc dangereuse et imprévisible mais, selon eux, laisse plus de chance à Athènes de s'en sortir que de rester dans un carcan monétaire inadapté à son économie.
2 - Un retour à la drachme pour doper les exportations?
C'est l'objectif numéro d'un retour à la drachme: la dévaluation. L'arme massue, dont la Grèce est aujourd'hui privée, euro oblige, pour redonner de l'oxygène à son économie moribonde. En laissant chuter la valeur de la devise, on baisse les coûts de fabrication des produits grecs. «Les voitures et les iPhones seront plus chers, mais la nourriture devrait être meilleur marché, et le taux d'emploi devrait décoller au bout de quelques mois», prédit Stergios Skaperdas, un professeur d'économie grec, à l'université Irvine, en Californie, franc partisan d'une sortie de la Grèce de la zone euro. Si une nouvelle drachme était instituée, celle-ci, selon les estimations d'UBS, serait entre 40% et 50% de la valeur de l'euro.
Comme en Islande et en Argentine?
Les partisans d'une dévaluation avancent deux exemples. L'Islande, dont la couronne a dégringolé de 40% à la fin de l'année 2008, a connu un redémarrage en trombe de ses exportations d'aluminium et de poissons (lire notre série de reportages sur la «reprise» islandaise). Problème: la taille modeste de l'économie de l'île (320.000 habitants) rend toute comparaison très fragile.
L'Argentine de 2001, par contre, est un exemple plus pertinent. «Le processus qu'a connu l'Argentine de 1997 jusqu'à l'éclatement de 2001 ressemble fortement au moment grec. Plus ils attendent, plus la situation devient impossible à résoudre, plus le coût social est important», constate Pierre Salama, économiste et spécialiste du «défaut» argentin de 2001. «Dans les deux cas, il aurait fallu couper le cordon, le dollar pour l'un, l'euro pour l'autre, plus tôt.»
En Argentine, le «désarrimage» du peso au dollar entraîne, en 2002, une chute, de plus de deux tiers, de la valeur du peso. D'un coup, les dollars déposés dans des comptes argentins (dont l'accès avait été quasiment bloqué par décret) ont été convertis, mécaniquement, en pesos, entraînant de lourdes pertes pour certains ménages. Malgré un accès toujours très difficile au crédit (à cause des mesures d'urgence décrétées par les banques), des pans de l'industrie, textile en particulier, sont repartis.
«Mais les Argentins ont l'avantage du soja», nuance Pierre Salama. Les taux de croissance «à la chinoise» enregistrés par l'Argentine ces dernières années (autour de 8% par an) sont surtout liés à l'explosion des cours des matières premières agricoles, qui dopent le secteur primaire. Or, la Grèce n'est pas une puissance agricole, et la situation de l'industrie argentine reste, elle, beaucoup plus fragile. Rien ne dit, de toute façon, que la Grèce possède l'appareil productif qui lui permette d'aller de l'avant, en cas de dévaluation.
D'autres économistes, argentins (lire par exemple ici), mettent en doute l'idée qu'une intervention sur les taux de change, seule, renforce mécaniquement la compétitivité d'un pays. Si la Grèce veut gagner en compétitivité, il faut, disent-ils, qu'elle dévalue, certes, mais aussi qu'elle parvienne à ce que sa dette, libellée en euros pour l'instant, n'explose pas une fois passée aux drachmes. C'est loin d'être acquis...
3 - Qu'advient-il des banques ?
Garantes des systèmes de paiement, de la monnaie et du crédit, les banques sont un rouage indispensable dans le fonctionnement de l'économie. Tout changement de monnaie les place donc en première ligne. Ce sont les premiers moments du changement qui paraissent les plus dangereux et les plus imprévisibles. Même si la sortie de la Grèce est programmée et organisée politiquement et économiquement, ce ne serait pas chose aisée. Il faut des mois normalement pour instaurer une nouvelle monnaie, imprimer les billets, frapper les pièces, convertir les avoirs et les dettes dans la nouvelle devise.
Mieux vaut l'austérité ou l'hyper-inflation?
Les banques devraient être nationalisées temporairement afin d'assurer la stabilité du système, et garantir les avoirs des déposants. La banque centrale grecque deviendrait le seul garant du système bancaire, la BCE ne pouvant plus assumer ce rôle et prêter aux banques grecques. Reste le problème des dettes grecques. Libellées en euros, celles-ci seraient encore plus insupportables à payer, en cas de sortie de l'euro.
Là encore, les économistes s'inspirent du scénarios russe en 1998 et argentin en 2002 pour imaginer ce qu'il pourrait advenir. Surendettés, les deux pays avaient l'un et l'autre décrété la suspension du paiement de toutes leurs dettes et avaient engagé des négociations fort longues avec les créanciers. Celles avec l'Argentine se sont terminées en 2006 sur une réduction de 70% de l'encours des dettes. Pendant ce temps, la banque centrale argentine a assuré le financement de l'Etat. Dans le cas de la Grèce, la faillite déclarée de l'Etat se doublerait inévitablement d'une transformation obligatoire de la dette d'euros en drachmes, afin de ne pas payer en monnaie forte. Entre-temps, de nombreuses entreprises, endettées en euros, auront pu faire faillite, sauf à ce que l'Etat transforme immédiatement leurs créances en euros en drachmes.
4 - Quels risques sur l'inflation?
Parmi les nombreuses zones d'ombre qui obscurcissent une sortie de l'euro, les risques inflationnistes figurent en bonne place. En clair, une sortie de l'euro précipitée pourrait s'avérer redoutable pour les classes populaires, déjà malmenées par la rigueur des derniers mois. Un détour par l'Argentine, là encore: l'année qui a suivi le défaut, et le retour au peso, fut la plus chaotique de toute la période de crise - le PIB chuta de 16%, et le taux de pauvreté dépassa la barre des 50%. «La période de transition pose le principal problème, dans le scénario d'une sortie de la zone euro», reconnaît Stergios Skaperdas, favorable à un retour préparé à la drachme. «Il faudra imposer des contrôles de capitaux. Il faudra rationner les devises étrangères, pour pouvoir importer du pétrole et d'autres produits essentiels à l'économie.»
D'où viendrait l'inflation? D'abord, l'ensemble des produits importés seraient beaucoup plus chers, après la chute de la drachme. Le temps que l'industrie grecque parvienne à répondre à certaines demandes qu'elles ne produisaient pas (ce qui permettrait, à terme, un mécanisme vertueux de substitution par les importations). Ensuite, la Banque centrale grecque, qui aurait désormais les mains libres, aurait la tentation de faire marcher la planche à billets, pour rembourser sa dette, autrefois libellée en euros, et qui aurait, entre temps explosé. Rappelons que l'Argentine a renoué, ces dernières années, avec l'«hyper-inflation» (des taux d'inflation annuels, et officieux, de 25% par an environ).
C'était déjà la teneur de la mise en garde formulée, en juillet dernier, sur Mediapart, par le député socialiste Henri Emmanuelli, confronté à l'économiste «atterré» Cédric Durand (lire ici l'ensemble du débat), favorable à une sortie de l'euro. Extrait:
Henri Emmanuelli. Mais le choc de départ est pris par les catégories populaires. Ce n'est pas un détail.
Cédric Durand. Mais il est moins pris en charge par les classes populaires que les mesures d'austérité actuelles. Un choc de dévaluation implique que toutes les richesses sont touchées proportionnellement de la même façon. Alors que les mesures d'austérité consistent par exemple à augmenter la TVA, ce qui frappe plus fortement les pauvres.
On en revient à un douloureux constat: si la sortie s'annonce explosive, elle n'est peut-être pas la pire des solutions, quand on la compare à la violence des politiques d'austérité en cours.
Une tentation pour d'autres pays de la zone euro?
5 - Quelles conséquences pour le système bancaire international?
C'est une des questions qui effraie même les plus fervents partisans du retour à la drachme. La faillite de Lehman Brothers a fait découvrir une interdépendance insoupçonnée au sein du monde financier. Depuis des mois, les banques européennes ont cessé de prêter aux banques grecques. Le système interbancaire leur est totalement fermé. Et c'est la BCE qui assure leur besoin de liquidités.
Les banques européennes ont commencé à se débarrasser de leurs dettes grecques et a provisionné le reste. BNP Paribas a ainsi annoncé qu'elle provisionnait à hauteur de 60% ses créances grecques, ce qui représente 2,2 milliards d'euros. La banque a indiqué qu'elle n'irait pas au-delà. Compte tenu de la confusion qui règne en Grèce, de nombreux établissements bancaires devraient l'imiter, en provisionnant largement le risque grec. Ce qu'elles s'étaient toujours refusé à faire jusqu'alors.
Mais la BCE a fait jouer la solidarité. Elle accepté sans rechigner tous les titres grecs dont les banques souhaitaient se défausser en garantie de leur emprunt, sans compter les titres directement achetés sur le marché pour tenter de soutenir la dette grecque. Selon le Wall Street journal, un défaut de la Grèce provoquerait un trou de 50 milliards d'euros dans le bilan de la BCE. Les Etats européens seraient alors dans l'obligation de recapitaliser la banque centrale. D'où la remarque d'un journaliste du Wall Street Journal : «Les Grecs ont plus d'armes qu'ils ne le croient».
Mais une faillite brutale risquerait malgré tout de bousculer le système bancaire international. Car la sortie de la Grèce et sa faillite inévitable remettraient en cause un des dogmes de l'Europe et de la BCE. Depuis trois ans, elles ne cessent de répéter qu'un défaut est inenvisageable dans la zone euro, tout comme l'abandon par un pays de la monnaie unique. Une sortie de la Grèce ferait peser inévitablement le doute sur les autres pays de la zone euro jugés les plus vulnérables, Portugal en tête. La contagion qui a déjà gagné d'autres pays et qui maintenant atteint l'Italie ne pourrait que s'étendre.
Car la spéculation risquerait d'accentuer le doute qui pèse sur la plupart des dettes publiques des pays de la zone euro et sur le crédit de la monnaie unique. Les dettes souveraines jugées alors comme le placement le plus sûr seraient menacées. Les banques européennes, mais aussi les assurances et les fonds de pension, qui ont massivement investi dans ces titres jusqu'alors inattaquables, pourraient voir le sol se dérober sous leurs pieds: elles n'auraient plus aucun pilier sûr sur lequel appuyer leurs fonds propres et leur capital.
6 - Pourquoi l'Europe est-elle tétanisée par un «événement de crédit»?
C'est une autre partie totalement obscure sur les risques encourus par le système bancaire: l'évolution des credit default swaps (CDS), cette assurance censée garantir les créanciers. Ces produits, négociés dans la plus totale opacité, sans aucun contrôle d'une autorité de régulation, manifestement vont peur. Lors des premières discussions sur une réduction volontaire de la dette grecque, la BCE s'est opposée à toute diminution pour ne pas déclencher un «événement de crédit». Par la suite, les créanciers ont été invités à prendre part aux négociations européennes sur l'effacement partiel de la dette grecque, afin que l'effort demandé soit considéré comme volontaire et non imposé.
En juillet quand il a été décidé d'effacer 21% de la dette publique auprès des créanciers privés, puis en octobre, lorsque la suppression a été portée à 50%, les responsables européens se sont chaque fois assurés auprès du lobby bancaire et des cabinets chargés de l'évaluation, que la suppression demandée ne déclencherait pas ce fameux «événement de crédit». En clair que le paiement des garanties prévues dans le cadre de CDS ne pourrait pas être réclamé.
Mais pourquoi cette peur de faire jouer des garanties prévues dans le cadre d'assurances prévues à cet effet ? Parce que les montants sont immenses et que les primes ne sont plus devenues qu'un objet de spéculation. Selon la réserve fédérale, les dérivés de crédit, composés à 97 % par des CDS, représentaient un montant de 13 900 milliards de dollars dans les banques américaines. Trois d'entre elles - Bank of America, JP Morgan et Citibank - portaient à elles seules plus de 70% de ces engagements. Goldman Sachs, très actif sur ce marché, s'en est rapidement retiré.
Toujours selon des estimations de marché, il y aurait un volume de CDS sur la dette grecque, trois à quatre fois supérieur au nombre de titres obligataires existants : les banques ayant favorisé la spéculation sur la dette grecque par le simple achat des CDS, dite vente à nu. Si la Grèce venait à faire défaut, les garanties accordées par les CDS seraient immédiatement demandées par les détenteurs de CDS. Les banques, qui ont accordé ces garanties, risqueraient d'essuyer des pertes colossales, voire de ne pas pouvoir y faire face du tout, comme cela est arrivé à l'assureur AIG lors de la faillite de Lehman. Le risque de faillite en cascade des établissements bancaires n'est donc pas exclu. D'autant que d'autres pays européens pourraient suivre le chemin de la Grèce.