chroniqueChaque lundi, l'économiste Alexandre Delaigue pose une question économique qui fâche politiquement.
Pour rendre intelligible une réalité complexe, nous avons tendance à nous reposer sur des récits, des histoires respectant un schéma préétabli, fait d'intentions, de causalités, de morales. Pour la crise européenne, le récit dominant, encore répété par Nicolas Sarkozy jeudi dernier, par Jean-Claude Trichet (dans une interview au Monde), et par la quasi-totalité des commentateurs après l'accord de mercredi dernier, est le suivant. Les gouvernements des pays en difficulté ont agi de manière irresponsable, gérant mal les finances publiques, refusant de mener les réformes structurelles pour préserver leur compétitivité. Les marchés financiers profitent de la situation pour mener des attaques spéculatives contre l'Europe, causant les crises successives. Les problèmes bancaires sont une conséquence secondaire de cette situation.
La solution à la crise, dès lors, imposerait avant tout de rétablir les finances publiques des pays en difficulté par des plans d'austérité budgétaire; pour la Grèce, irrécupérable, cela passe par des allégements de dette pour la rendre tolérable. De monter contre les attaques des marchés financiers un fonds suffisamment doté pour arrêter les attaques spéculatives, le FESF. A plus long terme, il faudrait réformer les institutions de l'Union européenne pour exercer un contrôle bien plus grand sur les gouvernements, afin que ceux-ci ne puissent plus se laisser aller dans les errements passés.
Ce récit est séduisant à bien des égards. Il donne une morale à la crise: ceux qui sont punis sont ceux qui ont péché; la seule rédemption viendra de la vertu budgétaire. L'Europe n'ira bien que lorsqu'elle ressemblera un peu plus à l'Allemagne, une idée qui plaît beaucoup aux Allemands, et aux dirigeants français fascinés par le «modèle allemand» depuis des décennies. A la Banque centrale européenne de se dire que la politique menée au cours des dernières années a été irréprochable; pour les partisans du fédéralisme européen, cela offre l'opportunité de rendre inéluctables une convergence accrue entre pays. Pour les dirigeants des pays européens, le Président français tout particulièrement, c'est l'occasion d'organiser à grand renfort de dramaturgie des sommets européens de la dernière chance qui leur permet de briller devant les caméras.
Ce récit n'a qu'un seul inconvénient : il ne correspond pas à la réalité. La réalité, c'est que l'adoption de l'euro a conduit à un afflux massif de capitaux des pays du cœur de l'Europe, dans lesquels l'investissement est faible et son rendement peu attractif, vers les pays de la périphérie, à fort investissement et plus forte rentabilité du capital. Loin d'être un aspect secondaire du problème, le système bancaire a été au centre de cet afflux massif de capitaux. Et comme pendant la crise asiatique, le reflux brutal de ces capitaux à partir de 2007 a précipité les pays périphériques dans la récession, causant la dégradation des finances publiques, qui n'est qu'un symptôme. Si chaque pays disposait encore de sa propre devise, ces déséquilibres se résorberaient par des changements de taux de change; faute de cette possibilité, chaque pays doit à sa manière trouver son mode d'ajustement.
Si réellement la crise avait été provoquée par des gouvernements impécunieux, on devrait constater que la liste des pays à fort déficit au cours de la période 2000-2007 correspond à celle des pays en difficulté aujourd'hui; ce n'est pas le cas (Why Greece, Spain, and Ireland aren't to blame for Europe's Woes»). L'Espagne, l'Irlande, avaient des finances publiques en bien meilleur état que l'Allemagne sur cette période. Le portrait-robot du pays en difficulté aujourd'hui, c'est qu'il a connu pendant 2000-2007 une balance courante de plus en plus négative, caractéristique d'afflux de capitaux de plus en plus importants ; un taux d'investissement élevé, et une inflation moyenne forte. Les pays qui s'en sortent le mieux sont dans la configuration exactement inverse. Les forts écarts d'inflation entre les pays de la zone euro traduisent eux aussi un problème systémique, et non local, dans la zone euro dans son ensemble. En se focalisant exclusivement sur l'inflation moyenne dans la zone euro, la banque centrale a laissé se multiplier les déséquilibres de balances des paiements et les divergences entre les pays européens. Il ne s'agit pas là d'une théorie fantaisiste, mais de la simple lecture des balances des paiements («What Really Caused the Eurozone Crisis?»).
Cette réalité n'a que des inconvénients. Elle rappelle qu'une union monétaire entre pays différents n'était peut-être pas une si bonne idée que cela; que dans cette union monétaire, le mandat de la Banque Centrale Européenne est conçu de manière beaucoup trop restrictive, en se focalisant sur l'inflation; que pour rester dans la zone euro, de nombreux pays devront, localement, trouver les mécanismes institutionnels permettant des ajustements des salaires et des prix de substitution, ou devoir en sortir («Pour un retour de la drachme»). Il est plus confortable de se dire que les dirigeants européens luttent contre la finance folle et des gouvernements impécunieux; qu'il suffit d'imposer aux uns et aux autres la morale et la vertu (et de signer entretemps des chèques de plus en plus gros) pour que tout s'arrange.
Tant que la réalité n'aura pas été reconnue, l'Europe continuera de naviguer de crise en sommet de la dernière chance; on créera au passage des institutions au fonctionnement de plus en plus flou, des règles opaques dépossédant les européens de leur souveraineté; et tout cela pour rien. Quand on lutte contre la réalité, on finit toujours par perdre («Europe’s elite is fighting reality and will lose»).