De notre envoyé spécial dans l'Ain
Claude Guéant s’est réveillé : Bachir Saleh, l’ancien directeur de cabinet de Mouammar Kadhafi dont le gouvernement n’avait pas réalisé qu’il était recherché par Interpol et par les autorités libyennes, sera interpellé « dès qu’il sera découvert ». Lundi encore, l’ancien dignitaire libyen a été photographié par Paris Match dans les rues la capitale.
Dans le Gex, où il possède avec sa femme Kafa Kachour une villa de 600 m2, à deux pas de la Suisse, la rumeur a couru que l’homme suspecté d’avoir organisé le financement de la campagne de Sarkozy en 2007, était passé ces jours derniers. Par acquit de conscience, nous avons sonné à la porte, le 4 mai. Personne n’a répondu.
La maison de Prévessin-Moëns, que d’anciens employés décrivent comme « luxueuse », a été acquise en 2001. À 3 kilomètres de là, Voltaire a donné son nom à une bourgade, Ferney-Voltaire, où il s’était installé pour pouvoir fuir à l’étranger en quelques instants après la parution d’un pamphlet, en cas de problème avec l’administration royale.
Jusqu’à présent, la proximité avec Genève servait surtout au couple Saleh à s’adonner à ses activités d’affaires et aux emplettes. Et à rentrer dormir dans la plaisante campagne française, où les maisons coûtent deux fois moins cher qu’au bord du Léman. Voilà qui fait un peu pingre pour un homme qu’on dit toujours à la tête de plusieurs milliards. Mais le couple a visiblement un rapport particulier à l’argent, comme l’a révélé, le 25 avril, le procès de Kafa Kachour, condamnée à deux ans de prison avec sursis et 70 000 euros d’amende par le tribunal correctionnel de Bourg-en-Bresse pour esclavage domestique au détriment de quatre employés de maison tanzaniens. Kafa Kachour, 56 ans, qui a la double nationalité française et libanaise, a fait appel.
Son mari, Bachir Saleh, est passé entre les mailles du filet. Bien que directement impliqué, bien que ne disposant pas, à l'époque des faits, d'une immunité diplomatique, il n’a pas été poursuivi. Pour l’impliquer, il aurait probablement fallu enquêter en Libye : le parquet a visiblement jugé plus simple et plus logique de poursuivre son épouse, qui, il est vrai, donnait directement les ordres aux domestiques, les rémunérait (très faiblement) et tirait les bénéfices de leur travail.
Bachir Saleh n’est pas pour autant étranger à cette affaire. C’est même lui, qui, à l’origine, a recruté l’employé qui révélera les faits. Salam (son prénom a été modifié à sa demande) a passé seize ans au service de la famille Saleh. Seize années de « perdues», dit-il ; privé de ses droits les plus fondamentaux.
La première rencontre date de 1988 ou 1989, il ne sait plus. Bachir Saleh dirigeait alors un projet au Niger. Il propose à Salam de le suivre à Tripoli, contre un salaire de 300 dollars par mois, au lieu de 100 dollars au Niger. Mais, trois mois après son arrivée à Tripoli, Salam raconte qu’il prend la direction de Limassol, à Chypre, où les Saleh possèdent alors « une maison magnifique ».
Salam n’est finalement payé que 100 dollars par mois. Son passeport lui est confisqué. « J’ai cherché un autre travail. J’ai cherché à m’enfuir. Mais je n’ai pas réussi », raconte-t-il dans un français tout à fait correct. Sa femme tombe enceinte, Kafa Kachour s’étrangle : « Je ne vous ai pas amené ici pour faire des enfants. Qu’elle fasse ses valises ! »
La petite fille naîtra au Niger, sans son père. Celui-ci a le droit, certaines années, à de courtes vacances dans son pays. Mais parce qu’on lui promet un salaire à son retour, et surtout par peur des conséquences pour sa famille et pour lui-même – « Madame Kachour me disait : “Si tu ne fais pas ce que je dis, je te tue” » –, il revient toujours chez ses employeurs. Parfois, il travaille dans une des maisons de Saleh, en Libye. Mais il suit surtout Madame. Et Madame s’ennuie là-bas.
Entre 2001 – date de l’achat de la villa dans le Gex – et 2005, Salam multiplie les allers-retours. Quand Kafa Kachour dit partir faire des affaires au Burkina Faso ou au Mali, il ne l’accompagne pas. Son mari vient rarement à Prévessin-Moëns, deux ou trois fois par an, parfois pour passer des examens médicaux à Genève. Il ne parle pas beaucoup.
C’est également ce que racontent les autres victimes. Lyiya, recrutée en Tanzanie, décrit un homme absolument pas intéressé par sa situation. « Une fois en Libye, Mme Kachour n’était pas là ; la famille mangeait au restaurant et nous, les employés, nous n’avions strictement rien, pas même de l’eau ni du pain pendant toute une semaine. Je lui ai dit. En réponse, il a juste haussé les épaules. »
Lyiya dit qu’elle pesait 70 kilos quand elle a commencé à travailler pour les Saleh. Elle était tombée à 52 quand elle a fui la maison, en septembre 2006. En 2009, quand les policiers ont perquisitionné la maison, ils ont découvert une autre employée, Grace, 1,73m, 42 kilos, que les experts médicaux ont décrit en état de « sevrage sévère ».
Car tous ces employés étaient au même régime. À peine rémunérés, à peine nourris, cachés des regards curieux par des volets fermés, interdits de parler aux voisins ou aux commerçants, sommés de dire qu’ils appartenaient à la famille si on leur demandait quoi que ce soit. Et à la merci de la folie de Kafa Kachour. « Elle me demandait de nettoyer dix fois la même chose à la suite. Les efforts étaient constants. On travaillait dès 6 heures du matin, et souvent jusqu’à 1 heure du matin ». Dans des conditions inhumaines. En mangeant les restes destinés à la poubelle, « jamais les produits frais », et en ne pouvant se reposer dans la journée. « Moi et ma sœur, elle nous appelait “chien” en arabe : “Viens ici, chien !” »
Salam a le premier fui la maison, une nuit de 2005, alors qu'on lui avait rendu son passeport. Car parfois, pour aller faire des courses en Suisse par exemple, les employés disposaient de leur passeport, ce qui a fait dire à l’audience à Me Ceccaldi, l’avocat de Mme Kachour (également défenseur de son mari), qu’ils étaient « libres » de partir s’ils le souhaitaient. « Ils étaient bien trop effrayés pour partir », explique l’avocat des victimes, Me Mehdi Benbouzid.
Lyiya et sa sœur, à leur tour, se sont sauvées en 2006. Lyiya après neuf années de services. Sa sœur au bout de vingt-quatre ans. Si elles ont autant tardé, expliquent-elles, c’est aussi parce qu’elles ne savaient pas où aller. Après leur fuite, les deux sœurs ont longtemps erré dans la rue, avant d’être aidées par Ni Putes ni Soumises. « Il a fallu du temps pour qu’elles se remettent et racontent leur histoire », explique Blandine Charrue, qui s’occupe de l’association à Ferney-Voltaire.
Salam a bénéficié du secours de la Cimade, une association d’aide aux étrangers. Mais il n’a pas obtenu de papiers. Le 29 avril 2009, il est arrêté, contrôlé et en passe d’être reconduit à la frontière. « Il fallait que je me sauve. J’ai tout raconté. » Un brigadier-chef de la police aux frontières se montre très attentif. Et convainc tout le monde que Salam est en train de révéler une sordide affaire, qu’il doit rester en France le temps de l’enquête. Le 20 mai 2009, une information judiciaire est ouverte.
Pour les policiers comme pour les associations, l’affaire n’est pas exceptionnelle. « À Divonnes-les-Bains ou dans d’autres îlots riches du secteur, des princes saoudiens, de Bahreïn ou des dignitaires russes débarquent avec leur suite et les traitent comme chez eux », explique Blandine Charrue. Jean-Marc Gaillard, qui anime la cellule locale de la Cimade, confirme : « Il y a beaucoup de riches diplomates, protégés par leur immunité diplomatique, qui ont une vision de leurs serviteurs incompatible avec le droit français. »
Le Comité contre l’esclavage moderne explique que, depuis 2007, une infraction est prévue pour la « traite des êtres humains » par des particuliers. Mais, à la connaissance du comité, une seule condamnation de ce type a pour l’instant été prononcée. Ce chef d’accusation reste peu usité. « Par ailleurs, alors que la loi prévoit de possibles peines de prison ferme, les décisions pour les cas d’esclavage moderne, sauf en cas d’agression sexuelle, n’ont pour l’instant jamais abouti qu’à des condamnations avec sursis », note le comité.
Salam, qui travaille aujourd’hui dans un supermarché, n’a finalement pas pu se porter partie civile au procès. Pour lui, quatre ans après son départ, les faits étaient prescrits. Il attend maintenant un jugement aux prud’hommes qui lui permettrait de récupérer tout l’argent qu’il n’a pas touché au cours de ces seize années.
Les quatre autres employés, les deux sœurs, ainsi que Grace et Rashid, retrouvés dans la maison par la police en 2009, ont en revanche obtenu gain de cause au pénal. Les deux sœurs ont obtenu 20 000 euros au titre du préjudice moral. Madame Kachour a expliqué avoir payé les soins nécessaires à Lyiya qui souffrait d’un cancer de l’utérus. Mais cela n’a pas suffi à convaincre le tribunal. « Il a fallu qu’elle soit proche de la mort pour qu’elle lui permette de se soigner », a expliqué la sœur de Lyiya. Au quotidien, pour des problèmes bénins ou plus graves, les employés se sont plaints de n’avoir pas pu consulter de médecins.
Kafa Kachour, qui a tenté de renvoyer l’affaire en Libye en affirmant que c’est son mari qui les avait recrutés et qui les payait là-bas, a expliqué que ces employés racontaient des mensonges afin d’obtenir des papiers. Le tribunal, pas convaincu du tout, l'a condamnée à plusieurs titres : la femme de Bachir Saleh a « soumis plusieurs employés à des conditions de travail et d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine », elle a « obtenu la fourniture de services contre une rétribution sans rapport avec le travail accompli », elle a « employé des étrangers non munis d’un titre les autorisant à exercer une activité rémunérée en France », elle « n’a pas déclaré l’embauche de ces salariés », et elle leur a « facilité l’entrée et le séjour en France ».
Bachir Saleh, épargné, a toutefois été épinglé par l’enquête, comme cela est précisé dans l’ordonnance de renvoi : « Monsieur et Madame sont inconnus des services de l’URSSAF de l’Ain en qualité d’employeur (ou salarié) cotisant. » Surtout, « le consulat de France en Libye a indiqué avoir délivré trois visas entre 2005 et 2009, à la demande de Bachir Saleh, pour Rashid et Grace, le 27 mai 2008, et pour un troisième employé, de nationalité libyenne, le 25 juin 2009. Le consulat précise que les demandes ont été appuyées par Bachir Saleh en sa qualité de président du fond d’investissements libyen pour l’Afrique, ce dernier prenant en charge les frais de voyage, d’assurance et de séjour des intéressés. Les demandes font apparaître que les demandeurs voyagent en compagnie de l’épouse de Monsieur Bachir Saleh, sans précision qu’il s’agit d’employés de maison ».
Bachir Saleh s’en est bien tiré.
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