Point de vue | | 27.02.12 | 13h29 • Mis à jour le 27.02.12 | 14h09
L'année est riche en élections présidentielles. Mais alors que la lutte sera intense en France et aux Etats-Unis, le résultat de la présidentielle du 4 mars en Russie ne semble guère faire de doute. Pourtant, cette absence de suspense quant au résultat ne doit pas laisser croire que l'enjeu est limité.
D'un point de vue occidental, la permutation de poste de Vladimir Poutine, qui devrait quitter ses fonctions de premier ministre pour redevenir président - ce qui lui aura permis de contourner la règle interdisant au président d'exercer plus de deux mandats consécutifs - pourrait laisser penser qu'il s'agit d'un "business as usual" dans le petit monde fermé du Kremlin. Mais ce n'est pas ainsi que l'ont perçu mes concitoyens, insultés par cette perspective inouïe de devoir supporter un président inamovible pendant la prochaine décennie, voire plus. Les pauvres, la classe moyenne et les riches sont descendus dans la rue, rendus furieux par les basses manoeuvres et autres arrangements qui ont marqué les élections législatives de décembre 2011. Ce mouvement, soutenu même par les élites, a changé l'équation et réduit en poussière le mythe persistant selon lequel les masses tiennent à M. Poutine parce qu'il incarnerait la stabilité.
M. Poutine a réagi en se moquant des manifestants, allant jusqu'à prétendre qu'il avait confondu le ruban blanc symbole de cette opposition avec celui employé pour promouvoir le port du préservatif. Les pouvoirs publics ont, quant à eux, réagi avec discrétion en lançant des réformes qui permettent l'enregistrement de nouveaux partis politiques pour les prochaines élections à la Douma, et le retour à l'élection, plutôt que la nomination, pour la désignation des gouverneurs de régions. Sans le vouloir, ces utiles réformes pourraient constituer le catalyseur de transformations plus fondamentales.
Elles donnent l'espoir que les graines de la modernité peuvent être plantées dans le sol russe sous la forme de candidats de valeur pour la haute fonction publique. Des personnalités de l'opposition capables de relever le défi posé par les structures du pouvoir pourraient émerger. D'ici là, l'opposition politique devra se rassembler en deux ou trois nouveaux partis, aux capacités suffisantes pour dépasser le statu quo et permettre d'éviter le piège du Kremlin consistant à diviser pour mieux régner sur une myriade de petits groupes rivaux.
S'il s'agit là d'une vision à terme, que peut-on attendre de l'élection ? Mon espoir est que la participation sera forte et que mes chers concitoyens prendront le temps d'étudier les quatre candidats participant au scrutin, même si nombre d'électeurs ont préféré trouver d'autres noms, qui n'ont pas été autorisés à participer. En 2004, la dernière fois que M. Poutine était candidat à la présidentielle, il l'a remporté au premier tour. Nous verrons bien ce qu'il va advenir cette fois. Mais soyons clairs : s'il est contraint à un second tour, alors la situation sera différente.
Un second tour signifierait que le changement que nous attendons est en chemin : qu'une évolution, et non une révolution, est possible. Nous ne voulons pas du sang qui a abreuvé les rues de différentes capitales, mais nous souhaitons que les choses changent. C'est la mission de notre génération que de changer sans guerre civile les paradigmes de la Russie.
Les abus de pouvoir des dirigeants ont trop longtemps été notre lot. Nous devons moderniser notre économie, construire une société civile authentique, mettre fin au nihilisme légal et éradiquer la corruption. Nous devons faire cela pour permettre à nos enfants et petits-enfants d'avoir une vie meilleure. Nous devons le faire aussi pour notre pays, ce pays que nous aimons et qui doit prospérer et s'adapter à un monde en mouvement.
Il suffit pour s'en convaincre d'analyser les tenants et aboutissants des révolutions arabes. Les situations de ces pays et de la Russie sont différentes, mais l'on peut trouver des points communs. D'abord, du Caire à Damas, de Moscou à Magadan, les citoyens veulent être traités avec respect et dignité - mon pays ne fait pas exception !
Ensuite, les révolutions arabes nous ont montré que personne ne peut retenir la puissance des nouvelles technologies pour informer et mobiliser. La technologie a rendu le pouvoir au peuple. D'ici dix ans, les classes moyennes russes éduquées représenteront la majorité de la population. Elles demanderont leur place autour de la table, dans un système démocratique et pluraliste et n'accepteront pas qu'on la leur refuse.
Personne ne s'attend à ce que cela se produise en une nuit, mais le vote du 4 mars offre une chance de mettre fin au monopole du pouvoir du probable président. Nous ne devrions pas redouter cela. En forçant la tenue d'un second tour, nous mettrons le pays sur le bon chemin. Le pouvoir présidentiel, qui jusqu'à présent n'écoutait personne, sera contraint de commencer à tendre l'oreille aux désirs du peuple qu'il est censé servir. L'Etat, qui jusqu'à présent considérait comme acquis son pouvoir monopolistique, devra modérer son comportement. Les politiciens, qui se sont regroupés en opposition, pourraient devenir une force à qui parler, une voix pour exprimer les pensées et les vues de ceux qui étaient jusque-là ignorés. Le pouvoir serait contraint d'engager des négociations avec l'opposition et une transition en douceur, réelle, pourrait débuter.
J'apprécierais aussi un changement de comportement de la part des pays occidentaux. Ils devraient cesser de faire la danse du ventre devant un tuyau de gaz ! Ils doivent parler haut et fort, d'une seule voix, pour réclamer de vraies réformes démocratiques. Il est temps pour eux de reconnaître que le seul moyen de garantir, à long terme, un développement harmonieux de nos relations est d'arrêter de se cacher derrière le mythe de la stabilité pour légitimer un régime qui déçoit son propre peuple - un peuple qui est en train de se réveiller.
Et donc je vous demande de regarder de près les résultats de cette élection. En France et aux Etats-Unis, le vote revient à choisir entre de vraies visions politiques alternatives. Dans mon pays, le calcul électoral est plus simple : choisir Poutine au premier ou au second tour. Mais ne vous y trompez pas ! Le retour du "président Poutine" au Kremlin, après soit avoir manipulé les votes au premier tour, soit avoir été forcé à un second tour, alertera le monde que de vrais changements sont en cours en Russie. Un changement politique inéluctable. Et bienvenu.
Ancien président de Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski a été condamné à 14 ans de prison et incarcéré dans une colonie pénitentiaire de Karélie. Il est reconnu prisonnier de conscience par Amnesty International.
Mikhaïl Khodorkovski