Le blog des Indignés de Nimes et de la Démocratie Réelle Maintenant à Nimes
873 000 personnes ont perdu leur carte de Sécurité sociale depuis un décret-loi de 2012. Beaucoup d’immigrés sans travail renoncent aux soins et les ONG s’alarment d’une mesure «synonyme de condamnation à mort pour beaucoup».
« Pour moi c’est clair : tout ce qu’il me reste, c’est de demander à ma famille un billet d’avion et rentrer dans mon pays pour mourir. » Ce sont les mots de Cecilia, une immigrée en situation irrégulière qui est greffée du cœur. Cette Guinéenne de 52 ans est l’une des 873 000 personnes qui ont perdu leur carte de Sécurité sociale et, partant, leur droit à la santé.
Elle est arrivée en 1981 en Espagne, y a élevé ses enfants et a travaillé jusqu’à sa mise au chômage il y a quelques mois. Pour elle, l’expression « arriver en fin de mois » a un sens vital. Son traitement coûte près de 1 000 euros par mois et elle a payé les derniers médicaments grâce à des prêts d’amis.
« Ils m’ont pris ma carte de Sécu, mon dossier médical a été effacé et j’ai l’impression que c’est comme si j’avais tué quelqu’un. Dans mon pays, ces médicaments n’existent pas et il n’y a pas de cardiologues. Si je rentre, ça durera ce que ça durera », se plaint Cecilia, qui explique qu’obtenir les ordonnances n’est pas toujours un problème : « Le véritable problème, c’est quand je vais chercher les médicaments et qu’on me demande la carte de santé. »
Cette femme n’a pas peur d’apparaître dans les médias, elle n’a rien à perdre. Ce n'est pas toujours le cas car, comme le relève Celia Zafra de Médecins du monde (MdM), une des conséquences de ce décret-loi approuvé en septembre 2012 est son « caractère dissuasif ». La Chilienne M.G. en est un bon exemple : après avoir expliqué à infoLibre qu’elle n’avait plus accès à son traitement préventif contre le cancer de l’utérus, elle a préféré ne pas être citée dans ce reportage. « Beaucoup ont peur de représailles parce qu’ils sont dans l’attente d’une procédure », confirme Celia Zafra.
Red Acoge est une ONG qui offre des conseils aux personnes qui se retrouvent dans cette situation « chaotique », comme l’explique l’un de ses membres, Manuel Sobrino. « Les gens qui viennent nous voir sont de plus en plus nombreux cette année », dit-il. Il rejoint Zafra sur le caractère dissuasif de cette mesure et ajoute que les immigrés en situation irrégulière sont considérés comme des « boucs émissaires ».
C'est aux Communautés autonomes de décider comment elles appliquent ce décret et, selon les régions d’Espagne, le maintien dans l'accès aux soins est variable. « Les personnes qui se trouvent dans cette situation ont peur d’aller voir le médecin car elles ne savent pas s’il les fera payer ou si on leur enverra une facture qu’ils ne pourront pas régler… »
« Nous avons remarqué que les patients exclus par le décret ne viennent pas aux centres de santé. C’est très préoccupant parce que nous ne savons pas ce qu'ils deviennent. C’est un décret qui a un contenu idéologique et raciste parce qu’il vise à les exclure du pays », affirme Nacho Revuelta, médecin de premiers soins dans le centre de santé madrilène Rafael Alberti. Lui propose à ses confrères de désobéir : « On ne peut pas tourner le dos à une personne qui a besoin de secours. » Celia Zafra ajoute que, selon une étude de la Société espagnole de médecine de famille et communautaire, les médecins désobéisseurs sont environ 3 000 et 80 % des médecins rejettent cette mesure.
« Il n’y a pas eu une seule campagne d’information pour ces patients. Ni une seule affiche qui indique que, même si vous n’avez pas de carte de santé, vous avez des droits, vous pouvez consulter sans payer. Cette attitude est absolument irresponsable, elle abandonne ces personnes à leur sort », s'indigne Nacho Revuelta. Cette mesure essaie aussi de dissimuler une autre conséquence importante pour la population, insiste-t-il : « La perte des soins universels pour tous les Espagnols, parce que l’assurance est maintenant soumise à conditions alors qu’auparavant il s’agissait d’un droit pour tous. Et le nombre d’exclus du système de santé va augmenter parce que les Espagnols de plus de 26 ans qui n’ont pas cotisé ont aussi perdu l’accès aux soins. »
Répercussions économiques
Celia Zafra, de Médecins du monde, souligne que la mesure a été prise pour des raisons d’austérité. Cependant, elle considère que l’argent économisé en premiers soins devrait être destiné aux urgences et au contrôle de maladies transmissibles comme le VIH. Ou comme la tuberculose, qui a pris la vie du jeune Sénégalais Alpha Pam, l’une des nombreuses personnes à avoir renoncé à se rendre à l’hôpital.
« Un rapport réalisé par le Pays basque disait que l’économie maximale que supposait l’exclusion du système de santé des personnes en situation irrégulière représenterait seulement 0,2 % de son budget », ajoute Revuelta.
Soledad Torrico et Alpha Pam sont les cas les plus connus de mort par manque de soins en Espagne. Cecilia lutte chaque mois pour obtenir son traitement vital, avec la peur de ne plus pouvoir se le procurer un jour : « Mon calvaire commence le 1er de chaque mois. »
Celia Zafra considère qu’« en plus d’être immorale, cette mesure va à l’encontre de l’éthique des professionnels de la santé, qu’elle n’est pas efficace économiquement et qu’elle contrevient aux conventions internationales sur les droits de l’homme signées par l’Espagne ». Et Nacho Revuelta rappelle que ce qui attend ces personnes sans Sécu, comme Cecilia, est un total abandon à leur sort. Quant à Manuel Sobrino, de Red Acoge, il demande qu’il soit dérogé au décret-loi 16/2012 parce que, pour beaucoup de personnes, il s’agit d’« une condamnation à mort ».
Rubén Martínez, de la rédaction d’infoLibre (reportage publié le 8 septembre)
Version française : Laurence Rizet, Mediapart
Article original : Condenados a morir en la España del siglo XXI