Marianne a tenté, pourtant, de profiter de l'occasion, pour passer Bercy à la question, et connaître les suites que les différents services de l'Etat ont données à l'examen de la «liste HSBC». Nous avons formulé une demande auprès du ministre du Budget en poste, Bernard Cazeneuve. Pour un bien maigre résultat. Impossible de savoir - et encore moins de publier - les noms des personnes ou des entreprises concernées, au nom du «secret fiscal». Tout juste sait-on que leur redressement aurait «produit» 177 millions d'euros de recettes fiscales supplémentaires, sur une masse de 910 millions de «capitaux dissimulés». Un pourcentage bien modeste pour la bonne raison que l'administration fiscale a procédé à des transactions qui ont allégé les sanctions des fautifs. Pourquoi avoir mitonné de petits arrangements avec des délinquants pris la main dans le sac à billets ? Mystère. Impossible, aussi, de connaître le nombre exact de poursuites engagées par les parquets - une douzaine tout au plus, dit-on. Bref : l'opacité totale. Ce qui n'empêche pas le même ministre de supplier le journal le Monde de transmettre à la justice les fichiers informatiques de l'«OffshoreLeaks » - cette fuite géante d'informations sur la fraude fiscale internationale orchestrée par un consortium de presse, dont le fameux quotidien du soir. Moralité, faites ce que je dis...
La probité et la diligence de Bernard Cazeneuve, ministre délégué au Budget depuis peu, ne sont absolument pas en cause. Mais l'histoire de la «liste HSBC» est symptomatique de la naïveté, de l'amateurisme, voire de la proximité, sinon de la complicité, qu'ont montrés jusqu'à très récemment les responsables politiques français vis-à-vis de ces resquilleurs de grand chemin.
Il suffit de remonter à novembre 2009. Nicolas Sarkozy sort triomphant du G20 de Pittsburgh. Le communiqué élyséen désigne une liste d'Etats sommés de corriger leur laxisme. «Les paradis fiscaux, la fraude fiscale, c'est fini !» s'écrie le président, sous les bravos. Des applaudissements mérités quand on sait le rôle néfaste que jouent ces pays à la fiscalité faible, voire inexistante, et au secret bancaire en béton : au moins 17 000 milliards d'euros y seraient dissimulés, selon le FMI. Un rapport du cabinet McKinsey estime même ce trésor à 26 000 milliards, soit 10 fois le PIB de la France. Mieux : près de la moitié des flux financiers dans le monde transitent par ces «juridictions opaques». S'y attaquer était donc le bon choix.
Poudre aux yeux
Hélas, les résolutions du G20 n'étaient que poudre aux yeux. D'abord parce que les Chinois, les Américains et les Britanniques s'étaient assurés que ni Hongkong, ni l'Etat du Delaware, ni les îles Anglo-Normandes ne seraient inquiétés. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) hérita du dossier déjà bien mal engagé. Elle conçut un plan en apparence intelligent pour les autres paradis fiscaux : ces derniers devraient signer des conventions avec au moins 12 pays, les engageant à fournir les informations sur les ressortissants ayant un compte bancaire sous leurs cocotiers.
Las ! il fallut attendre deux ans pour comprendre que le ver était dans le fruit. En 2011, Valérie Pécresse, ministre du Budget, dut avouer aux journalistes que, malgré une convention signée, puis ratifiée par le Parlement, assurant que la Confédération helvétique lèverait enfin son sacro-saint secret bancaire, «les Suisses ne répond[aient] qu'à moins de 40 % des interrogations de l'administration française». Depuis, l'OCDE elle-même a reconnu sa défaite et devrait proposer une nouvelle méthode en juin prochain, au G20. A ce train de sénateur, les milliards détournés ont l'assurance de prospérer encore longtemps !
Même scénario dans l'Union européenne : il suffit que le Luxembourg et l'Autriche refusent de démanteler leur secret bancaire pour bloquer toute avancée communautaire. Et les autres pays membres, France comprise, s'en accommodent ! Pis : ils ne bronchent pas lorsque les Etats-Unis obtiennent de ces deux membres de l'UE qu'ils leur livrent ces précieux renseignements.
A commencer par Nicolas Sarkozy. Passons sur André et Liliane Bettencourt, qui possédait plus d'une centaine de millions d'euros sur des comptes non déclarés à Genève (sans parler d'une île aux Seychelles, planquée dans une fondation au Liechten-stein et jamais déclarée au fisc français). Qu'étaient-ils sinon des fraudeurs ? Et si la justice démontre qu'une part de leur argent rapatrié de Suisse par leur ancien gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre, était bien destinée au trésorier de campagne du candidat Sarkozy, Eric Woerth, sera-t-il alors interdit de parler de complicité et de recel ?
Comment qualifier un autre ami de Nicolas Sarkozy, Guy Wildenstein, lui aussi grand donateur de l'UMP, soupçonné par la justice de dissimuler dans différents «trusts» situés à Guernesey des centaines de millions d'euros hérités de son défunt père, célèbre marchand de tableaux, le tout pour ne pas payer les droits sur les transmissions ? Or, Guy Wildenstein a bénéficié d'un véritable traitement de faveur de la part de l'administration des impôts, dûment alertée, qui a longtemps fait semblant de ne rien voir. Le ministre du Budget s'appelait alors... Eric Woerth. Et il a fallu que François Baroin le remplace à Bercy, en 2010, pour que soient enfin déclenchées les poursuites judiciaires, toujours en cours. La proximité se constate aussi dans cet étrange raccourci de l'histoire qu'est l'affaire Cahuzac. On sait que ce dernier a ouvert en 1992, grâce à un ami avocat d'extrême droite, un compte à UBS par l'intermédiaire de la société Reyl et Cie, laquelle a organisé, en 2009, le transfert dudit compte à Singapour. Qui était l'un des principaux associés de cette banque ? Pierre Condamin Gerbier, qui dirigeait, jusqu'en 2008, la délégation de... l'UMP en Suisse, la plus importante fédération à l'étranger du parti de droite. «Mon activité professionnelle était totalement séparée de mon engagement à l'UMP», proteste Pierre Condamin Gerbier auprès de notre confrère suisse le Temps. Peut-être. Mais, décidément, la politique et la fraude sont parfois bien proches !
Une autre proximité, celle avec nombre d'avocats fiscalistes - souvent conseillers en exil fiscal -, explique parfois une grande mansuétude dans les textes soumis à l'Assemblée nationale. Ainsi de la proposition d'amnistie déposée par une vingtaine de députés de droite, cinq jours à peine avant la démission de Jérôme Cahuzac ! Cette dernière promettait la clémence de l'Etat en échange d'une taxe de 5 % sur les fonds rapatriés (une obole !). Son auteur, Dino Cinieri (UMP, Loire), ne faisait que reprendre un texte déposé en 2008 par Bernard Accoyer, alors président de l'Assemblée nationale...
Pensait-on que la gauche aurait plus d'ardeur à traquer le délinquant à col blanc ? Elle ne l'a guère montré jusqu'ici, notamment dans sa lutte contre les paradis fiscaux. Oh, certes, une «taxe sur les transactions vers les paradis fiscaux» a bien été instituée dès juillet 2012. Mais la liste des pays visés ne comporte ni la Suisse, ni le Luxembourg, ni les îles Anglo-Normandes, principaux réceptacles de l'évasion depuis l'Hexagone. Et lors de l'examen de sa loi de «séparation bancaire», le ministre des Finances Pierre Moscovici n'a cessé d'alléger l'obligation pour les banques françaises de dévoiler leurs activités dans les paradis fiscaux, où elles logent 10 % de leurs affaires (lire les révélations d'Emmanuel Lévy, p. 16). Il aura fallu la ténacité de quelques députés et sénateurs de gauche pour qu'un dispositif enfin transparent soit adopté à force d'amendements. Dans le même temps, Arnaud Montebourg, lui, continue de subventionner à 50 % les emplois créés en Bourgogne par amazon.com, alors que le fisc réclame au géant américain 198 millions d'euros de TVA «évadés» vers le Luxembourg...
Amitiés avec des fraudeurs, capitulation face aux lobbies..., on en était là, donc, de la «lutte» contre la fraude fiscale, jusqu'à ce que la crise politique déclenchée par la «trahison» du ministre du Budget ne réveille brusquement l'Elysée, qui a soudain «musclé» toutes les propositions que lui soumettait Bercy. Poussé dans ses retranchements, François Hollande a choisi de faire dans le «brutal». La liste des annonces est impressionnante : parquet antifraude ; mise à jour de la liste des paradis fiscaux ; renforcement des moyens de police, de justice, du fisc ; pression, en commun avec l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie et l'Espagne, pour faire enfin plier le Luxembourg et l'Autriche dans le sens de l'échange automatique et obligatoire des renseignements fiscaux entre administrations ; lutte contre l'optimisation fiscale des entreprises...
Un crime de lèse-démocratie
Le président a enfin réussi à mettre le char de l'Etat dans le bon chemin, celui de la lutte inflexible contre ce crime de lèse-démocratie que constitue la fraude fiscale. Elle coûte, rappelons-le, au moins 60 milliards d'euros au budget de la France, ce qui annihile tous les efforts de rigueur demandés aux contribuables et mine leur civisme. Reste encore à faire sauter deux verrous : couper le cordon entre les procureurs spécialisés et Bercy qui, dans sa transmission des dossiers, filtre les saisines judiciaires et préfère en général transiger. Et, surtout, changer la loi de façon que, comme en Allemagne ou aux Etats-Unis, l'administration fiscale et la justice puissent recevoir, voire acheter et utiliser, des listes de délinquants fiscaux comme celle de HSBC.
Une proposition du député PS Yann Galut va dans ce sens. Il serait bon que le gouvernement la fasse sienne sans se soucier de fâcher le lobby antifiscal, toujours prompt à crier à l'assassinat des libertés. C'est pourtant lui qui depuis des années assassine le consentement à l'impôt, fondement même du pacte républicain.
Marine Le Pen adore donner des leçons de morale politique. «Le FN, répète-t-elle, n'a jamais été mis en cause ! Jamais ! Dans aucune affaire !» Mon œil ! Dès le début des années 90, sa mère, Pierrette Le Pen, révélait que le patron du FN détenait environ 40 millions de francs, plus de 6 millions d'euros, à la banque UBS de Genève, puis à la banque suisse Darier. Le compte à UBS a été ouvert en 1981 par Jean-Pierre Mouchard, ancien trésorier de Cotelec, l'association de financement du FN - Mouchard qui, comme l'a révélé Mediapart, a aussi utilisé des sociétés off-shore à Gibraltar et au Panama pour ses investissements. «Ce n'est pas parce qu'on a un père et un frère qu'on connaît l'intégralité des détails de leur existence patrimoniale», a déclaré Marine Le Pen à Mediapart. Admettons. Mais qu'en est-il de la condamnation de son père par le Conseil d'Etat, en 2005, pour «son intention de se soustraire à l'impôt et donc sa mauvaise foi», exhumée par le Canard enchaîné (numéro du 10 avril) ? A l'époque, pour ne pas apparaître comme propriétaire direct du manoir de Saint-Cloud, Le Pen s'était servi d'une SCI, dont il détenait la quasi-totalité des parts. Le Pen avait ainsi évité d'inclure la propriété dans sa déclaration de patrimoine et avait réduit ainsi le montant de son ISF. Bilan : un redressement fiscal de 130 000 €. Un oubli qui tombe mal quand on prétend être à la tête d'un «mouvement tête haute et mains propres». Sans parler de l'amitié qu'entretient Marine Le Pen avec Philippe Péninque, l'homme qui a aidé Jérôme Cahuzac à ouvrir son compte en Suisse.