Rue89 -Démonte-rumeur 30/03/2013 à 17h14
Grâce à un post sur la page Facebook des Indignés, la tradition du café de la solidarité, partie de Naples, pourrait se développer dans la capitale française.
A Paris, cette histoire ressemble à une légende urbaine. A Naples, elle a existé. Comme une tradition venue du temps où la solidarité irriguait les ruelles.
Cette semaine, la page Facebook des Indignés de France a lancé un buzz avec cette histoire qui « vous réchauffera mieux qu’un café dans une froide journée d’hiver » :
« – Cinq cafés, s’il vous plaît. Deux pour nous et trois “ en attente ”.
Ils paient pour leur commande, prennent les deux cafés et partent. Je demande à mon ami :
– C’est quoi ces cafés “en attente” ?
– C’est simple : les gens paient à l’avance pour prendre un café destiné à quelqu’un qui ne peut pas se permettre une boisson chaude. La tradition des cafés “ en attente ” (suspended coffee) a commencé à Naples, mais s’est répandue partout dans le monde et dans certains endroits, vous pouvez commander non seulement un café, mais aussi un sandwich ou un repas complet. »
Les « like » se multiplient sur la page des Indignés, sans que l’on sache si le phénomène se développe « in real life », comme on dit.
Une tradition de Naples
En retrouvant une dépêche AFP intitulée « La tradition italienne du café suspendu arrive en Bulgarie », on comprend mieux l’origine de ce que j’ai pris pour une rumeur (démontée depuis par le site spécialisé Hoaxbuster, dans la foulée de Snopes, son équivalent américain). A Sofia, 150 cafés ont annoncé y participer.
Et à Paris ? Rien n’indique que le phénomène soit en train de devenir une des facettes de l’économie de la débrouille à l’ère de la crise. Rien n’empêche chacun de le pratiquer... en accord avec le cafetier.
Initialement, l’anecdote avait été racontée par un touriste anglo-saxon sur un blog. Charmé par cette tradition dans une ville trop connue pour ses montagnes de poubelle ou sa mafia, il avait été impressionné par le geste d’un homme de 80 ans, portant un élégant chapeau Borsalino et une canne.
Naples est le berceau de cette pratique, indique la dépêche. Dans cette ville pauvre du sud de l’Italie, la tradition a bien existé, mais elle est « éteinte », nous indique Annamaria, riveraine italienne.
Au point que le maire de la ville a décide d’instaurer Giornata del Caffè Sospeso (Journée du café suspendu) en décembre 2011, raconte la fiche Wikipedia nouvellement créée.
Quand quelqu’un a plus d’argent que nécessaire...
Pourquoi Naples ? Parce que « le café est une tradition très importante à Naples, bien plus que dans le reste de l’Italie », poursuit la riveraine italienne.
« Le café, ça veut dire se retrouver avec des amis au bar et parler de n’importe quoi. On le prend à toute heure, même à la fin de la soirée, aussi bien à 18 heures qu’à 4 heures du mat’. »
Animatrice d’un réseau d’artistes, l’écrivain Nathalie de Saint Phalle habite le vieux centre historique de Naples, là où grouillent ses cafés typiques :
« J’ai constaté cette pratique en arrivant à Naples en 1993. C’est une ville très inégalitaire, féodal et clanique, il y a peu de classe moyenne. Dans les mêmes maisons, peuvent encore cohabiter les deux extrêmes de la société.
Prenez le propriétaire d’un palais, il loue des pièces à des familles pauvres. Lorsqu’il faisait installer l’électricité, dans les années 1920, il ne demandait qu’une facture, à son compte. Le café en attente, c’est pareil : quand quelqu’un a plus d’argent que nécessaire pour survivre, il redistribue. »
Le vrai café napolitain, au comptoir
Avec l’arrivée de l’euro et de l’afflux de touristes, cette coutume ancestrale s’est peu à peu perdue. Comme le linge que les Napolitaines ne laissent plus pendre aux fenêtres du rez-de-chaussée, la disparition du « sospeso » est le signe d’une entrée de la ville dans la mondialisation.
Nathalie de Saint Phalle raconte ce qu’est le vrai café napolitain, avalé sitôt posé sur le comptoir, lui aussi en voie de raréfaction :
« Un café est un endroit tout petit, où l’on ne vient pas pour s’asseoir mais pour boire un ristretto. D’ailleurs, les restaurants ne servaient ni café ni dessert il y a dix ans, car chacun son métier, et ç’aurait été voler le boulot des autres.
Ça n’a pas du tout plu aux touristes, donc les restaurants ont passé des accords avec les bistros et pâtisseries d’à côté, et le serveur ramenait le café et le dessert. Chacun y trouve son compte.
Et puis, pour les touristes, se sont créés des cafés à l’européenne, avec des tables, où les gens restent plus longtemps, ce qui est économiquement moins rentable. »
Du « like » à la vraie vie
Et à Paris, le café en attente va-t-il devenir une mode ? Les cafetiers engagés peuvent toujours mettre un pic sur le comptoir, un tableau en liège avec des aiguilles. Il faudra alors lui faire confiance pour qu’il ne garde pas l’argent pour la caisse, mais le remette en circuit.
En Italie, le ticket de caisse est mis sur un pic [les mêmes qu’on voit encore chez le boucher, ndlr], et le pauvre rentre en lançant : « Qu’y a-t-il en attente ? ». Le cafetier lui dit si c’est un panino, une eau minérale ou un café. Celui qui avait la noblesse de faire ce geste payait double ce qu’il consommait, il ne laissait pas un café en attente alors qu’il s’était gavé de pâtisseries. Un pour un, en quelque sorte.
Le pauvre n’est alors pas un moins que soi à qui on condescend un geste de charité, mais un alter ego moins bien doté. Un peu comme cette tradition chrétienne de la « place du pauvre » à table, que certains voudraient réhabiliter.
Cette générosité là peut-elle passer par des « like » sur Facebook ? Peut-être, mais à condition de ne pas s’en contenter. Nathalie voit mal comment la tradition pourrait prendre à Paris, où « la charité est peut-être aussi en voie disparition ».