Pour la première fois, on entend Serge Dassault admettre avoir payé, et c’est tout un système de corruption aux conséquences criminelles qui se fait jour. Durant cette conversation accablante pour le milliardaire soupçonné par la justice d’avoir mis en place un système de corruption électorale dans sa ville, Serge Dassault dit ouvertement avoir commis des actes illégaux et, en creux, avoir opéré des paiements occultes depuis le Liban, s’inquiétant d’être désormais « surveillé par la police ».
La rencontre a eu lieu en novembre 2012. Deux hommes, habitants de Corbeil-Essonnes, décrochent un rendez-vous dans le bureau du célèbre avionneur et propriétaire du Figaro, en prenant soin de dissimuler leur matériel (voir la Boîte noire). Durant la discussion, qui dure au total vingt-quatre minutes, ils se plaignent qu’un acteur clé du « système Dassault » n’ait pas redistribué comme prévu 1,7 million d’euros destinés à des personnes qui ont participé à la campagne victorieuse de 2010 dans des quartiers populaires du sud de Corbeil.
L’existence de cet enregistrement avait déjà été évoquée par Le Canard enchaîné en décembre 2012. Libération (ici ou là) et Le Point ont de leur côté raconté comment banditisme et politique étaient étroitement mêlés à Corbeil. Mais pour la première fois, dans les documents que nous publions, Dassault confirme lui-même la folie du système mis en place, dont les conséquences sont aujourd'hui incontrôlables.
Nous avons pu entendre cet enregistrement de bout en bout, connaître les conditions de sa réalisation et authentifier la voix de Serge Dassault. Nos sources nous ont autorisés à en publier trois extraits.
Dans le premier d’entre eux, Serge Dassault, 88 ans, lui-même ancien maire de Corbeil (1995-2010) où il est surnommé « le Vieux », vend rapidement la mèche, montrant la conscience qu’il a du caractère illégal de ces pratiques électorales. Ses interlocuteurs lui réclament leur dû et le sénateur lâche : « Là, je ne peux plus rien donner. Je ne peux plus rien sortir, c’est interdit. (…) Je suis surveillé. Je suis surveillé par la police. »
Dans un autre extrait, alors que les deux individus évoquent le fait que l’argent a été versé depuis le Liban, le milliardaire, 69e fortune mondiale selon Forbes, ne nie pas, bien au contraire, prenant seulement soin de préciser : « L’argent a été donné, complètement. Moi, j’ai donné l’argent. Je ne peux plus donner un sou à qui que ce soit. Je ne peux plus sortir l’argent pour qui que ce soit. Y a plus de Liban. Y a plus personne là-bas, c’est terminé. Moi, j’ai donné l’argent. »
Dans un troisième extrait, le milliardaire se défend d’être responsable de la mauvaise répartition de son propre argent noir : « Si c’est mal réparti, dit-il, ce n’est pas de ma faute. Je ne vais pas payer deux fois. Moi, j’ai tout payé, donc je ne donne plus un sou à qui que ce soit. Si c'est Younès, démerdez-vous avec lui. Moi, je ne peux rien faire. »
Contacté, Serge Dassault nous a fait savoir que « compte-tenu de la situation », il ne souhaitait pas s’exprimer. Quant à Jean-Pierre Bechter, son successeur à la mairie, il explique avoir déjà entendu parler de cette vidéo, ne pas l’avoir visionnée, mais refuse de l’entendre : « Je n’en ai rien à foutre de cette vidéo cachée. En bon chiraquien, je vous dirai que ça m’en touche une sans faire bouger l’autre. »
L’actuel maire, qui assure n’avoir jamais parlé de cet enregistrement avec Serge Dassault, tente par avance de le discréditer en expliquant que « les Tarterêts (nom d’une cité de Corbeil – ndlr), c’est Hollywood. Il y a plein de vidéos et de montages qui circulent. » Quand nous lui expliquons que nous avons authentifié la bande et que nous détaillons son contenu, il répond : « Ce que raconte Serge Dassault deux ou trois ans après… Je n’ai pas d’explication. Il dit ce qu’il veut. Ce n’est pas moi qui suis en cause. »
Quelle explication apporter à ces propos ? « Je n’en sais rien, confie-t-il. Peut-être qu’il se fout d’eux. Moi, j’ai été élu sans verser un euro. Je n’ai jamais entendu parler d’achat de voix. Il y avait un magistrat dans chaque bureau de vote. J’ai été élu avec 750 bulletins d’avance. Comment voulez-vous acheter 800 voix ? Ça coûterait une fortune. Et de toute façon, un mois avant l’élection, grâce aux sondages, on savait que j’allais gagner. Je ne vois pas pourquoi il aurait dépensé un euro. Et aucun de mes adversaires politiques n'a d'ailleurs contesté mon élection. »
Un tireur en cavale
L’affaire est pourtant fâcheuse. Il apparaît, d’après plusieurs enquêtes de police actuellement en cours, que trois mois après la réalisation de cet enregistrement clandestin, les deux personnes qui sont venues réclamer leur dû auprès de Serge Dassault se sont fait tirer dessus, à Corbeil. Les faits remontent au 19 février dernier. Le tireur présumé ? Younès B., selon des sources proches de l’enquête. Soit précisément l’homme cité par Dassault dans l’enregistrement et accusé de ne pas avoir comme convenu réparti l’argent.
Si les enquêteurs sont aussi certains de l’identité du tireur, c’est que celui-ci ne s’est pas caché au moment de son forfait, commis en pleine rue non loin d’un bar dont il est le propriétaire, agissant à visage découvert devant de nombreux témoins. Identifié très rapidement, le tireur a toutefois réussi à quitter la France après sa tentative de meurtre et, selon des sources policières, résiderait aujourd’hui en Algérie.
La principale victime des coups de feu est un boxeur de 32 ans. Il a reçu trois balles de calibre .38, le blessant grièvement. Un mois plus tôt, en janvier, un autre acteur du système Dassault, Rachid T., qui avait dénoncé une dérive « mafieuse » dans la ville, a été victime lui aussi d’une tentative de meurtre par balles.
La justice cherche à déterminer s’il existe un éventuel lien de causalité directe ou indirecte entre la tentative d'assassinat de février et l’enregistrement clandestin qui accable Dassault sur l’achat de votes. Elle enquête sur ces deux volets, de façon distincte. À Évry (Essonne), sous l'autorité de plusieurs juges d'instruction, les policiers de la brigade criminelle s’intéressent à la tentative d'homicide, tandis qu'à Paris, une information judiciaire a été ouverte fin mars sur des soupçons d’« achats de vote », « corruption », « blanchiment » et « abus de biens sociaux » lors des campagnes municipales de 2008 à 2010. L’enquête a été confiée à la Division nationale des investigations financières et fiscales (Dniff), basée à Nanterre.
En juillet dernier, Jean-Pierre Bechter, l’actuel maire de Corbeil et homme lige de Serge Dassault sur place, a été placé en garde à vue et entendu dans le volet criminel du dossier, tout comme le directeur du service jeunesse et sports de la mairie. Les deux hommes sont ressortis de leur audition sans avoir été déférés devant les magistrats. Jean-Pierre Bechter affirme à Mediapart connaître Younès B., mais pas la victime des coups de feu. « Tout a été réglé par mon audition », assure-t-il.
Les juges d’Évry auraient également voulu entendre Serge Dassault. Mais le 3 juillet, le bureau du Sénat (voir ici sa composition) a refusé de lever son immunité parlementaire, au motif que « la demande présentait un défaut de motivation ». La décision a permis à Serge Dassault de ne pas avoir à répondre devant l’autorité judiciaire. Mais les enregistrements clandestins révélés par Mediapart pourraient changer la donne. Ils apparaissent dans tous les cas comme une pièce à conviction centrale dans le volet financier du dossier, celui portant sur la corruption électorale de Corbeil.
Les pratiques locales de Serge Dassault ont déjà valu en 2009 au milliardaire l’invalidation par le Conseil d'État de son élection municipale à Corbeil pour fraude électorale. C’est donc faute de pouvoir se représenter qu’il avait placé l’année suivante à la tête de la ville un de ses proches, Jean-Pierre Bechter, ancien député RPR de Corrèze et administrateur de son groupe de presse, la Socpresse. À l’évidence, les pratiques d’achats de votes sous Serge Dassault, telles qu’elles ont été rapportées par de très nombreux habitants de Corbeil, ont continué après sa chute. Mais toujours avec son argent, dont il va falloir, pour les policiers, désormais reconstituer le cheminement.
Or une troisième enquête judiciaire, menée à Paris par les policiers de la Brigade de répression de la délinquance sur la personne (BRDP), pourrait y aider. Engagées pour des faits de « harcèlement » suite à une plainte de l’un des fils Dassault, Laurent, et de son épouse, victimes ces derniers mois de multiples coups de téléphone menaçants, les investigations ont d’ores et déjà permis de remonter la piste de trois frères originaires de Corbeil.
Selon les témoignages recueillis lors de l'enquête, l’un d’entre eux, Mamadou K., aujourd’hui réfugié en Belgique, aurait perçu par le passé de l’argent au Liban depuis un compte bancaire lié à Serge Dassault, en relation avec les activités politiques du milliardaire. Exactement comme le patron de l’empire Dassault le laisse entendre lui-même dans l’enregistrement pirate que nous révélons aujourd’hui.
Près de vingt ans après la conquête de Corbeil par Serge Dassault en 1995, c’est tout un système qui est donc en train d’imploser dans l’Essonne. Même si, pour l’heure, les différentes enquêtes judiciaires ouvertes sur les diverses ramifications du dossier n’ont pas été regroupées.