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13 mai 2012 7 13 /05 /mai /2012 20:22

 

 

Le Net, c'est du chinois

LE MONDE CULTURE ET IDEES | 13.05.2012 à 18h49 • Mis à jour le 13.05.2012 à 20h31

Par François Bougon

 
 
Un jeune homme dans un café internet à Pékin.

Sur les réseaux sociaux chinois (les Weibo), l'imagination est au pouvoir face à la censure. Faute de pouvoir citer les noms des hauts dirigeants politiques et des dissidents, tous placés sur des listes de mots sous surveillance, ou des expressions considérées comme sensibles, telles que "massacre du 4 juin 1989", les internautes chinois élaborent un langage codé. Leur inventivité, pimentée d'humour et d'ironie, est favorisée par la richesse tonale de la langue chinoise, qui facilite le recours aux homophones. "Comme l'a souligné ironiquement l'artiste Ai Weiwei, la censure est un formidable stimulant à la créativité", note Renaud de Spens, spécialiste de l'Internet chinois, basé à Pékin.

L'émergence de ce langage codé amène certains, à l'étranger, à se demander s'ils n'ont pas perdu leur chinois. Surtout lorsqu'il est question des sujets politiques les plus sensibles. Le 23 mars, sur Falanxi360, un forum de discussions destiné aux Chinois vivant en France, "un internaute" - c'est ainsi qu'il se présente - a lancé un appel au secours. Un de ses amis vivant en Chine venait de lui envoyer un texte devenu très populaire dans le pays, afin de "tester le niveau de chinois d'un vieux "huaqiao" (Chinois de la diaspora) qui a vagabondé à l'étranger depuis de longues années". Tous les caractères et les mots lui étaient familiers, mais il ne parvenait pas à comprendre le sens de ce texte : il recelait toutes les techniques utilisées par les internautes chinois pour contourner la censure.

Le site de micromessagerie chinois Sina Weibo.

Ce court récit a été écrit en pleine affaire Bo Xilai, l'ancien numéro un du Parti communiste de la ville de Chongqing, limogé en mars, et dont la femme est soupçonnée de meurtre. Intitulé "La guerre des Télétubbies contre Maître Kong", il évoque une lutte menée par les marionnettes de la célèbre série télévisée britannique destinée à la jeunesse, aidées par Kumho, une marque de pneus sud-coréens, contre les nouilles instantanées Maître Kong ! Les premiers réussissent à déjouer la tentative de Maître Kong d'imposer la fondue de Chongqing sur le marché. Apparaissent dans le récit d'autres marques, telles la boisson Wanglaoji et la lessive Tide.

Pour les non-initiés, une explication s'impose. Les deux principaux dirigeants de la Chine, Wen Jiabao (la transcription de "Télétubbies" en chinois utilise le caractère bao, "trésor") et Hu Jintao ("Kumho" en chinois comporte les caractères hu et jin), se sont opposés à Zhou Yongkang ("Maître Kong"), tous trois étant membres du Comité permanent du bureau politique, le coeur du pouvoir, dont les neuf sièges vont être renouvelés en octobre lors du 18e congrès du Parti communiste.

Zhou Yongkang voulait imposer son protégé, Bo Xilai, fils d'un révolutionnaire historique et numéro un du Parti communiste à Chongqing (désigné dans le texte comme la "fondue de Chongqing"), face au futur numéro un, Xi Jinping - surnommé "lessive Tide", soit en chinois Taizi xiyifen, "lessive qui nettoie les taches". Par une subtile substitution d'idéogrammes, l'expression signifie aussi "prince Xi", or Xi Jinping, lui aussi fils d'un révolutionnaire historique, appartient à l'aristocratie du régime. La chute de M. Bo a été provoquée par la tentative de défection de son bras droit, Wang Lijun ("Wang Laoji" dans le texte), au consulat américain ("Coca Cola"). Conclusion de l'histoire : "La fondue de Chongqing voulait à tout prix entrer sur le marché, mais il n'y a qu'un seul candidat possible et tout le monde voit bien que c'est la lessive Tide."

En quelques jours, le texte des Télétubbies et de Maître Kong a fait le tour du Web chinois. Grâce à lui, les internautes pouvaient aborder un sujet politique sensible, absent des médias officiels. Dans les forums de discussions, puis sur les réseaux sociaux, on s'est aussi amusé de la mode annoncée cet été chez les partisans de M. Bo des tee-shirts "pas épais" (buhou, une autre manière de désigner Bo Xilai, car le caractère bo veut dire "épais"), qui permettront de "réduire la température", ce qui désigne ici Wen Jiabao, wen signifiant aussi la température.

Cette pratique du langage codé n'est pas nouvelle, souligne l'universitaire Séverine Arsène, spécialiste de l'Internet chinois. "Dans des sociétés esclavagistes, les esclaves ont toujours eu des codes entre eux pour que les maîtres ne comprennent pas ce qu'ils disent. Il est normal pour des populations dominées d'avoir ce genre de codes", souligne-t-elle. La nouveauté, dans la Chine contemporaine, est la possibilité d'y avoir accès, grâce à Internet, dans des espaces à la frontière du privé et du public, où se déroulent des "conversations en clair-obscur". "Cela permet à cette culture de devenir moins secrète. Tout le monde sait que cette culture critique et cryptée existe", souligne Séverine Arsène.

Ce phénomène est porté par les nouvelles générations, surnommées les "post-80" (balinghou en chinois) parce qu'elles sont nées après 1980 : de jeunes urbains plus individualistes que leurs aînés, adeptes des nouvelles technologies et qui n'hésitent pas à dévoiler leur intimité sur les blogs, forums de discussions et microblogs. Ils diffusent très rapidement les nouveaux mots et expressions, les faisant régulièrement accéder au statut de "mème", notion bien connue de la culture Web qui désigne la diffusion massive d'une idée et sa réappropriation, réinterprétation et modification par les internautes.

L'un des mèmes qui a connu récemment le plus de succès en Chine est parti d'un reportage diffusé sur une chaîne de CCTV, la télévision officielle, sur la hausse des prix de l'essence. Un jeune homme, interviewé pour un micro-trottoir, y demandait : "Wo neng shuo zanghua ma ?" ("Je peux dire des grossièretés ?") En quelques jours, l'expression, porteuse d'un ras-le-bol exprimé dans les grandes villes où l'inflation sévit, a été reprise, détournée, modifiée, devenant la formule la plus populaire sur les Weibo, apparaissant même en couverture d'un magazine.

Dans les moments politiques les plus sensibles, le Web chinois évoque le dessin animé américain Tom et Jerry, dans lequel le chat et la souris se poursuivent à l'infini sans qu'il y ait vraiment de vainqueur. En pleine affaire Bo Xilai, certains sites de microblog ont été amenés à placer Chongqing sur la liste des mots sensibles. Mais les souris du Web ont trouvé la parade en le remplaçant par "tomate". Pourquoi ? Tomate se dit xihongshi, ce qui peut aussi signifier en chinois "la ville rouge du Sud", soit Chongqing, où Bo Xilai le néo-maoïste avait remis à l'honneur les chants communistes révolutionnaires dans sa quête de pouvoir. Quand "tomate" a été mis sur la liste noire, d'autres mots codés ont surgi. Signe des tensions provoquées par l'affaire Bo Xilai au sein du pouvoir, les commentaires ont été suspendus fin mars pendant trois jours sur les deux principaux sites de microblogs, Sina et QQ Tencent. Une décision sans précédent.

Cette émergence d'une culture contestataire n'est pas pour autant le signe d'une remise en cause radicale du Parti communiste. Contrairement aux opposants qui, comme Ai Weiwei et Liu Xiaobo, contestent ouvertement le régime et sont les cibles de la répression (prison ou résidence surveillée), les "post-80" restent majoritairement légitimistes. Ils aiment se moquer de la "propagande à la papa" mais sont prêts à s'accommoder des projets des dirigeants réformateurs les plus progressistes, ces "technocadres", selon l'expression de Johan Lagerkvist, spécialiste de la Chine, qui veulent s'appuyer sur les nouvelles technologies pour établir une "bonne gouvernance" sous l'égide du Parti communiste.

"Ils sont à la fois très modernes et nationalistes, ce n'est pas une contradiction pour eux", juge Jean-Louis Rocca, directeur de recherches au centre d'études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po. Le représentant vedette de cette génération est le blogueur Han Han, 29 ans, à la fois écrivain et pilote de course. Fin 2011, il a suscité la polémique en publiant sur son blog trois textes sur la révolution, la démocratie et la liberté, jugeant qu'une révolution citoyenne, comme dans les pays arabes, n'était ni possible ni souhaitable. "La question n'est pas de savoir si c'est nécessaire, mais bien de savoir si c'est possible, écrivait-il. Selon moi, ce n'est ni nécessaire ni possible. Mais si vous me demandez si la Chine a besoin d'une réforme plus forte, je répondrai oui."

François Bougon

 

 

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