Source : www.mediapart.fr
Au cœur de la zone euro, le Luxembourg est aujourd'hui un paradis fiscal qui gère les fortunes cachées et les évasions de capitaux d'une partie du monde. La santé de ce petit pays dépend de sa « place financière », et il y est impossible de critiquer la finance et ses dérives. Le Grand-Duché vient de lâcher du lest sur le secret bancaire, mais le nouveau gouvernement n'entend pas dévier de la ligne fixée pendant dix-huit ans par Jean-Claude Juncker.
De notre envoyé spécial au Luxembourg
C’est encore un rapport qui épingle le Luxembourg et le décrit comme un agent actif de l’évasion fiscale dans le monde. Et c’est encore un rapport qui, comme ses – nombreux – prédécesseurs, restera sans écho dans ce petit pays fondateur de l’Union européenne, coincé entre France, Allemagne et Belgique. Car au Luxembourg, dans les rues de la capitale du Grand-Duché, au milieu des marchés de Noël des communes disséminées aux alentours, dans les centres de décision rassemblés dans les bâtiments de verre et de métal du plateau du Kirchberg, ou même au sein de la société civile, le poids et le rôle exact de la « place financière », qui fait vivre tout le pays, sont un sujet qui ne se discute pas. Un tabou que bien peu se risquent à briser.
Le réseau Eurodad (the European Network on Debt and Development) a fait travailler quinze ONG européennes pour évaluer les politiques de treize États en matière de lutte contre les flux illicites de capitaux. Publié à la mi-décembre, ce rapport intitulé Donner d’une main, et reprendre de l’autre pointe la responsabilité du Luxembourg, qui dépense pourtant 1 % de son PIB (soit 310 millions d’euros) dans l’aide au développement.
Les motifs sont connus depuis des années : dans le système financier mondial, l’évaporation de milliards d’euros vers des paradis fiscaux a des impacts très négatifs pour les pays en développement ; et le Luxembourg est un acteur essentiel de ce système. Ou plutôt sa « place financière », un terme unanimement repris pour désigner l’ensemble de l’industrie des services financiers du pays.
« Au lieu de défendre le statu quo, l'industrie financière du Luxembourg doit reconnaître que nous avons un problème mondial très grave, et coopérer en se transformant en un centre financier moderne et transparent, qui profite de son professionnalisme et de sa crédibilité, pas de son secret », déclare Tove Maria Ryding, la représentante d’Eurodad. L’ONG demande au gouvernement local de confier une analyse d’impact à un organisme indépendant pour vérifier les effets réels de son action sur les pays en développement.
Contrairement à d’autres acteurs luttant pour la transparence et la fin du secret fiscal, le réseau Eurodad a pris bien soin de ne pas qualifier le pays de paradis fiscal, un terme qui braque aussitôt les autorités du pays et empêche toute discussion. Et pourtant, le rapport n’a suscité aucune réaction publique et aucun échange. Fin décembre, l’opinion publique luxembourgeoise s’indignait bien plus volontiers du jugement très clément d'un automobiliste qui, pour avoir tué un jeune de 17 ans en décembre 2012, écopait en tout et pour tout de 2 000 euros d’amende et d’un retrait de permis avec sursis.
Tout aussi significatif, aucune ONG luxembourgeoise ne signe le rapport d’Eurodad, même si le Cercle de coopération, qui réunit la petite centaine d’associations existant dans le pays, a accepté d’y apposer son logo et de publier l’étude sur son site. Pourtant, dans ce pays riche en donateurs et encore très marqué par la charité chrétienne, plusieurs associations sont très actives dans le secteur de l’aide au développement.
« Ici, la place financière pèse dans les mentalités, et on la défend sans réfléchir, témoigne Mike Mathias, qui a travaillé une vingtaine d’années dans le secteur associatif et animé le Cercle de coopération pendant huit ans. C’est très clair dans le discours ambiant : ce qui est bon pour la place financière est bon pour le pays. » Ce socio-économiste, assistant parlementaire des Verts luxembourgeois depuis trois ans, est un fin observateur du rôle et du poids des services financiers sur le territoire. Et sa vision n’est guère optimiste : « Très peu de gens osent élever la voix pour critiquer l’impact de cette politique sur le pays. Il n’y a pas de courage politique face au poids du lobby financier. »
Un poids écrasant. Dans ce pays de 525 000 habitants, le secteur financier pèse 12 % de l'emploi, un quart du PIB, et presque un tiers des recettes fiscales ! Le Luxembourg compte 144 banques sur son tout petit territoire. Il est le second marché mondial des fonds communs de placement (derrière les États-Unis), et le second lieu de domiciliation des hedge funds au monde. Il abrite le plus gros marché de captives de réassurance d’Europe. Et il est surtout le premier pays de la zone euro dans le domaine de la gestion de fortune, avec 300 milliards d’euros d’actifs sous gestion. Soit la moitié de ce que gèrent les banques suisses.
Les habitants sont bien conscients que c’est cette industrie qui leur permet de toucher des salaires souvent deux à trois fois supérieurs à ceux de leurs voisins français et allemands, à poste et qualification égaux. « La finance, c’est la richesse du pays, ce sont les emplois. On en parle peu entre nous, il y a une méconnaissance de la réalité des activités des financiers dans le pays. Et on n’en parle pas aux journalistes ! » témoigne un militant, sous le sceau de l’anonymat (voir notre Boîte noire). Il n’est pas le seul à ne pas vouloir se dévoiler en pleine lumière. Aucune association n’a accepté d’apparaître officiellement dans notre article. « Depuis 2009, avec l’augmentation de la pression internationale sur les paradis fiscaux, on peut parler en se cachant un peu moins, mais c’est toujours un tabou, explique un adhérent. Ce n’est pas de l’ordre de la discussion publique, même dans les milieux progressistes. Il est considéré que la critique de la finance fera inévitablement baisser notre niveau de vie. Et nous faire revenir cent ans en arrière, quand nous étions tous ouvriers ou cultivateurs de pommes de terre. »
« C’est comme être contre le pétrole en Arabie saoudite ! »
David Wagner, le porte-parole du parti d’extrême gauche Déi Lénk (La Gauche), décrit ces réactions comme typiques d’une « mentalité d’anciens pauvres » : « Nous vivons depuis vingt ans une opulence jamais connue, mais nous sommes conscients que c’est très fragile et les gens ont peur de tout perdre. » Le parti de David Wagner, qui pèse entre 5 et 10 % des voix, est le seul à critiquer explicitement le fonctionnement de l’industrie financière. « Mais nous devons marcher sur des œufs, explique-t-il. C’est comme être contre le pétrole en Arabie saoudite ! Nous essayons de développer un plan de sortie sur plusieurs années, comme on peut en envisager un pour sortir du nucléaire en France. »
Des années, il en faudrait au pays pour se sortir de l’emprise de la finance, tant elle s’est rapidement ancrée sur son territoire. Certes, le statut de holding, qui permet à des groupes internationaux de gérer leurs filiales depuis le Grand-Duché en étant exonérés de presque tous les impôts, date de 1929 (il a été supprimé en 1998), mais jusque dans les années 1960, le Luxembourg était avant tout un pays de sidérurgie, dont ArcelorMittal est aujourd’hui l’héritier. L’impressionnant siège du groupe est d’ailleurs toujours à Luxembourg, où il occupe tout un pâté de maisons.
L’explosion du centre financier date de 1963, année où le pays a autorisé l’émission et l’utilisation d’Eurobonds, ce type d’obligations émises dans la devise de leur choix par des grandes entreprises qui souhaitent se dégager des contraintes, ou des obligations légales, liées à leur monnaie nationale. C'est notamment ce que raconte en détail le journaliste et écrivain Nicolas Shaxson, auteur d’un brillant livre sur les paradis fiscaux. Dans les années 1970, la sidérurgie est en crise, puis en déclin rapide. Le Grand-Duché se tourne alors vers la finance comme nouveau pourvoyeur de richesse nationale. Avec succès. Les lois ménageant l’accueil le plus chaleureux possible aux multinationales se multiplient. Le secret bancaire devient une valeur garantie par la loi en 1981. Attirer les fonds d’investissement et les hedge funds à coup d’exemptions fiscales, devient une priorité. Pour toute la gamme des services de la finance offshore, la régulation est peu à peu conçue pour être la plus légère possible. Et cela fonctionne.
Selon le rapport sénatorial français sur le rôle des banques dans l’évasion fiscale (dont nous parlions ici), le Luxembourg est le troisième centre offshore à attirer le plus de capitaux, juste derrière les îles Caïmans et l’Irlande. Le Comité catholique contre la faim et pour le développement, CCFD-Terre solidaire, a, lui, établi que la plupart des 50 plus grandes entreprises européennes ont installé des filiales au Luxembourg (qui compte à peine moins de ces filiales que la Chine).
Le magazine Alternatives économiques invite quant à lui à s’intéresser à un éclairant indicateur : l'écart entre le produit intérieur brut par habitant, c'est-à-dire la richesse qui est censée avoir été produite dans un pays, et le revenu national brut par habitant. Au Luxembourg, l’écart est de plus d’un quart : un quart de la richesse censément produite ne revient pas aux habitants. « Le soupçon est alors très fort que cette production de richesse soit en réalité largement fictive et ne relève que des jeux d'écritures destinés à localiser des profits dans un paradis fiscal », analyse le magazine.
Dans son récent livre, La Richesse cachée des nations, l’économiste Gabriel Zucman a justement établi que le tiers des 1 800 milliards d’argent caché en Suisse est investi dans des fonds de placement hébergés au Luxembourg, et masqué par des sociétés-écrans. Car l’opacité joue elle aussi à plein. Le pays, nous a-t-on expliqué officiellement, est d'ailleurs incapable de mesurer exactement quelle est la part d'argent suisse investi dans ses fonds, « puisqu’il s’agit là d’informations à valeur commerciale évidente, détenue par les gestionnaires des fonds ». Le Luxembourg est classé deuxième, entre la Suisse et Hong Kong, dans l’index 2013 de l’opacité financière établi par le Tax justice network, que nous avons largement détaillé.
Gabriel Zucman estime qu’aucun pays n'est allé aussi loin dans « la commercialisation de sa souveraineté », en laissant les entreprises négocier les taxes et les règles auxquelles elles sont soumises. Très sévère, il va jusqu’à évoquer une exclusion du Luxembourg de l'Union européenne, le réduisant à « une plateforme hors sol pour l’industrie financière mondiale ». Et il est certain qu’un tour d’horizon des scandales et autres entourloupes fiscales dans lesquels le Luxembourg est cité, donne vite le tournis. Une simple plongée dans les archives de Mediapart offre un aperçu vertigineux du rôle que le pays s’est forgé au cœur de l’Europe : un trou noir de la mondialisation, très accueillant pour les riches Européens et les entreprises résolues à esquiver contraintes légales ou impôts de tous ordres.
1. Le trou noir de la finance mondiale
Les exemptions fiscales et un ensemble de règles fort accommodantes permettent aux multinationales qui y installent leur centre financier ou leur quartier général de ne payer quasiment aucun impôt, comme nous l’avons démontré concernant ArcelorMittal. D’autres jouent des filiales luxembourgeoises pour rémunérer discrètement les dirigeants de leur entreprise, sans en avertir le fisc. C’est ce qu’a mis en place pendant des années, et à plusieurs reprises, Wendel, ex-géant de la sidérurgie converti en fonds de placement, sous la supervision de l’ancien patron du Medef, Ernest-Antoine Seillière, avant de se faire pincer.
On peut aussi utiliser ces filiales en guise de paravent, comme l’illustrent à merveille notre enquête sur la face cachée du groupe Bolloré et sa myriade de filiales, ou le récit du rachat du Printemps par le Qatar au groupe Pinault, via plusieurs groupements financiers du Grand-Duché. Selon Pierre Condamin-Gerbier, l’ancien salarié de la banque Reyl, témoin clé de l’affaire Cahuzac, l’homme d'affaires Alexandre Allard a lui aussi usé et abusé de la filière luxembourgeoise pour masquer le montant réel de sa fortune, qui s'élève à plusieurs centaines de millions d’euros.
Il est encore possible de jouer sur la réglementation financière assez souple concernant les placements financiers. Ce qu’avait bien compris Bernard Madoff : c’est à partir d’une Sicav luxembourgeoise, Luxalpha, que l’instigateur de l’escroquerie à 65 milliards de dollars a arrosé toute l’Europe de gains bidon. Nous avons longuement expliqué en quoi Luxalpha n’était pas conforme à la réglementation de presque toute l’Europe… sauf du Luxembourg, et pourquoi les autorités de contrôle locales ont négligé de s’interroger sur ce fonds de placement pourri.
Le pays est par ailleurs bien connu des politiques français ou de leurs proches. Au cœur de l’affaire Karachi, on trouve ainsi Heine, la société-écran montée au Luxembourg avec l’aval de Nicolas Sarkozy, selon la police grand-ducale, pour abriter les commissions occultes de la vente au Pakistan des sous-marins du contrat Agosta. Et ils sont nombreux à être soupçonnés d’avoir utilisé le Luxembourg comme un coffre-fort, d’Alexandre Guérini, frère de Jean-Noël Guérini, sénateur et président PS du conseil général des Bouches-du-Rhône, à la maire de Puteaux Joëlle Ceccaldi-Reynaud, en passant par l’entourage d’un maire UMP de l’Essonne.
Face à ce paysage pour le moins problématique, l’OCDE n’affiche pas d’opinion aussi tranchée que celle de Zucman. Mais fin novembre, le club des pays riches, qui supervise le Forum mondial sur la fiscalité, a néanmoins porté un coup très rude au Grand-Duché, en le classant parmi les territoires « non conformes » à ses règles de transparence financière. Après une analyse soignée, il a été conclu que l’État, qui a pourtant pris toutes les mesures législatives pour rendre possible l’échange d’informations fiscales, ne jouait pas le jeu. Lorsque d’autres pays, dont la France au premier chef, demandent des informations sur leurs contribuables soupçonnés de cacher de l’argent au fisc, en général, les réponses arrivent, mais tellement vagues qu’elles sont à peine exploitables.
Il est peu de dire que cette notation sévère a été mal reçue dans le pays, habitué à être le bon élève de la construction européenne et de la rigueur budgétaire. « Cela illustre un des gros problèmes du pays, assure un journaliste local : il existe un écart significatif entre les discours officiels et la réalité. » « Nous allons tout faire pour satisfaire aux critères de l’OCDE et corriger ce qui doit l’être, affirme de son côté Nicolas Mackel, le dirigeant de Luxembourg for finance, l’agence de promotion de la place, créée en partenariat par l’industrie financière et l’État. Mais il y a un acharnement contre le Luxembourg. Notre pays présente des qualités tout à fait différentes de celles que le monde politico-médiatique, surtout français, présente à longueur d’articles. »
À entendre les représentants de la finance luxembourgeoise, tout comme les responsables politiques, leur succès se fonde avant tout sur une grande stabilité politique et sociale, sur un cadre réglementaire « moderne constamment adapté aux évolutions des marchés », et sur la compétence de ses salariés. « Pour un entrepreneur qui a des intérêts dans plusieurs pays, l’agence de Limoges de la BNP est moins pertinente que l’agence de Luxembourg, qui a développé une expertise multi-pays, assure Mackel. Ici, nous avons tout, à commencer par la pratique des langues. » Le français, l’allemand et le luxembourgeois sont en effet les langues officielles du pays, et l’anglais est parlé couramment sur la place.
« Le Luxembourg est dans une situation particulière : nos clients ne sont pas luxembourgeois. Nous exportons des services financiers, comme les Allemands exportent des voitures et les Français du vin », rappelle pour sa part Jean-Jacques Rommes, le président de l’Association des banques et banquiers (ABBL). Selon lui, cette réussite créerait des jalousies très fortes. D'après le représentant des banquiers, c’est la France qui a multiplié les demandes d’information fiscale et qui a décrit à l’OCDE les renseignements obtenus comme peu convaincants. « La France nous a dénoncé et maintenant elle se réjouit du résultat. Bien sûr, puisque cela sert ses intérêts. »
2. Le pays a abandonné le secret bancaire
Nicolas Mackel et Jean-Jacques Rommes, comme tous ceux qu’ils représentent, balayent avec indignation l’image de paradis fiscal qui colle au Grand-Duché. Certes, en 2009, il a été brièvement inscrit sur la liste noire du G20. Mais il a bien vite décidé de se régulariser pour rentrer dans le rang. Et à en croire nombre de représentants officiels, tout a changé en quatre ans. Point d’orgue de cette nouvelle politique : l’annonce, en mars 2013, par le ministre des finances Luc Frieden, que son pays se plierait à partir du 1er janvier 2015 à l’échange automatique d’informations sur les intérêts de l’épargne avec tous les pays de l’Union européenne. Une pratique qui est en place depuis 2005, mais dont le Luxembourg et l’Autriche avaient obtenu d’être exemptés, contre des versements d’argent aux pays concernés.
Et c’est effectivement une révolution, l’échange automatique étant considéré comme la méthode la plus drastique contre l’évasion fiscale : chaque pays s'engage à livrer à ses homologues, une fois par an, des informations bancaires concernant les comptes ouverts sur son sol par leurs contribuables. C’est la fin effective du secret bancaire, déjà actée en avril par l’accord luxembourgeois de signer avec les États-Unis l’accord Fatca. Voté en 2010 et imposé partout dans le monde par le géant américain échaudé par les révélations sur la façon dont UBS organisait la fraude fiscale sur son territoire, Fatca devrait entrer en vigueur dans les mois qui viennent. Le texte impose aux banques l’échange automatique d’informations pour toutes les données concernant les résidents américains.
Pour enfoncer le clou, le Luxembourg a également signé en mai la convention multilatérale de l’OCDE sur la coopération fiscale, s’engageant de facto à répondre à toutes les demandes d’une grosse soixantaine de pays. Il a également annoncé qu’il adopterait dès sa mise en place le nouveau standard d’échange automatique promu par l’OCDE… « Nous n’attachons aucun espoir quel qu’il soit quant au maintien du secret bancaire. C’est fini. C’est inévitable, commente Jean-Jacques Rommes. Celui qui n’a pas compris, ça ne passera pas les deux prochaines années. »
Quel impact pour cette révolution copernicienne ? En novembre, Statec, l’office national des statistiques, a évalué le manque à gagner dans les années à venir aux alentours de 1 % du PIB national, avec un impact négatif tournant autour de 5 % de la rentabilité de la place financière. Officiellement, quelque 2 000 emplois pourraient être menacés. D’autres sont bien plus pessimistes. En avril, un avocat fiscaliste réputé s’attendait à voir disparaître la moitié des banques du pays, au motif que « la plus grande partie de la clientèle des banques luxembourgeoises a de l'argent non déclaré ».
Le gouvernement veut imiter la Belgique
En privé, un haut responsable luxembourgeois, qui évolue depuis plus de vingt ans dans les sphères financières, ne se cache pas derrière son petit doigt. « Il est clair que le secret fiscal a longtemps été utilisé comme argument commercial pour attirer la clientèle non résidente, reconnaît-il. Nous avons toujours exploité les opportunités qui nous sont offertes, nous sommes dans une logique de marché. Et vu notre petite taille, nous n’avons pas le choix si nous voulons nous développer. » Ce spécialiste s’attend à ce que « la tempête » emporte environ le quart des actifs gérés par la place. « Mais même si 50 banques devaient disparaître, ce ne serait pas un risque systémique », anticipe-t-il.
Car au Luxembourg, la « gestion privée » de capitaux n’est pas le nerf de la guerre. Elle représente environ 20 % des revenus de l’industrie financière, bien loin de la gestion des fonds de placement et de l’assurance-vie, qui constituent le cœur de la machine. Et c'est peut-être pour cette raison qu'après un grand pas en direction de la transparence sur les revenus des comptes bancaires simples, le pays bloque à nouveau lorsqu’il s’agit d’élargir le champ des données qui seront bientôt échangées (cette attitude ambiguë sera l’objet du second volet de notre enquête).
« Les petits épargnants, comme le dentiste belge, qui est constamment cité en exemple chez nous, tous ces gens qui bénéficiaient d’un système simple et traité de façon presque industrielle, quittent le pays, car le secret bancaire les concerne au premier chef, convient Mike Mathias, des Verts. Mais les banques savaient depuis plus de dix ans que cela arriverait. Elles se sont préparées. » Ainsi, le Luxembourg a légiféré il y a un an sur l’activité de « family office », réservant à des professionnels réglementés cette gestion de la fortune et de la vie privée des plus fortunés de la planète, en espérant les attirer toujours plus. Une loi autorisant la création de fondations privées, permettant de masquer l’identité du bénéficiaire final, est aussi en discussion. De même, un port franc est en cours de construction près de l’aéroport, comme le racontait Der Spiegel. Pensé pour concurrencer celui de Genève, il devrait prochainement abriter quantités d’œuvres d’art, en toute opacité et sans que les fiscs européens puissent savoir ce qu’il cache.
Enfin, pour continuer à attirer les entreprises (une politique à laquelle sera consacré le troisième volet de notre enquête), le tout nouveau gouvernement envisage d’importer de Belgique le concept d’« intérêts notionnels » : lorsqu’une entreprise se finance par ses fonds propres, elle peut déduire fiscalement un montant équivalent à ce que lui aurait coûté un prêt bancaire ! Une prime aux plus riches, que le premier ministre Xavier Bettel, assermenté le 4 décembre, n’exclut pas de mettre en place, comme il le confirme dans une interview au mensuel paperJam. Et ce alors même que la Belgique est dans le collimateur de la Commission européenne sur ce sujet précis…
3. Mélange des genres
Autant dire que le nouveau gouvernement ne semble pas vouloir quitter la ligne de ses prédécesseurs. Et pourtant, les dernières élections, le 20 octobre, auraient pu provoquer un tremblement de terre. Convoqués après le départ anticipé de l’indéboulonnable Jean-Claude Juncker, englué dans une affaire d’espionnage, les électeurs ont porté au pouvoir une coalition du parti libéral (dont Bettel est le leader), des socialistes (déjà au pouvoir dans plusieurs gouvernements précédents) et des Verts. Poussé vers la sortie, Juncker aura été à la tête du gouvernement depuis 1995, après avoir été ministre des finances pendant six ans. Quant à son parti, le CSV, « chrétien social », il a dirigé le pays sans interruption depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, hormis une parenthèse de 1974 à 1979.
Juncker ne devrait cependant pas être trop contrarié par son successeur. Bettel a nommé au ministère des finances Pierre Gramegna, lui aussi membre du parti libéral, et jusqu’alors directeur général de la chambre de commerce de Luxembourg. Pas vraiment un ennemi de la libre entreprise. Et pour son premier discours, lors du raout annuel organisé par les assureurs luxembourgeois, Gramegna a tout fait pour rassurer le milieu financier, promettant notamment « beaucoup de continuité, pas seulement dans les mots, mais dans les faits ».
L’occasion de vérifier une fois de plus qu’une des particularités du pays, selon un argumentaire élaboré par l’association des banquiers, est « l’accès facile aux décideurs », et la « paperasserie limitée »… Interrogez sur ce point un responsable luxembourgeois et il vous renverra à la figure l’exemple français, que Mediapart n’est pourtant pas le dernier à critiquer. « Au Luxembourg, tout le monde se connaît, c’est vrai. C’est un microcosme à peine plus grand que le milieu parisien ! » ironise ainsi Jean-Jacques Rommes.
Dans Les Échos,en janvier 2013, un associé du cabinet d’audit Deloitte estimait tout de même que si « en France, c'est la haute administration qui élabore les réglementations, au Luxembourg, c'est la profession elle-même qui suggère les textes ». En octobre dernier, la nomination par l’ancien ministre des finances Luc Frieden de sa conseillère, Sarah Khabirpour, à la commission de surveillance du secteur financier, avait aussi fait hausser les sourcils jusqu’au Financial Times. Mais à la même période, c’est un autre mélange des genres qui a fait tousser dans les rangs des partis politiques : lors des négociations pour la formation du nouveau gouvernement, la délégation du parti libéral accueillait le dirigeant luxembourgeois du cabinet d’audit Ernst & Youg, Alain Kinsch…
« Les Luxembourgeois ont un certain mépris pour la banque »
Cette interpénétration des mondes financiers et politiques explique aussi le consensus national sur la question de l’industrie financière. Car au besoin, les avertissements peuvent se faire explicites. C’est ce qui est arrivé, l'été 2009, au Cercle de coopération des ONG à propos du rapport sur l'évasion fiscale commandé au journaliste et économiste allemand Rainer Falk.
L’étude, disponible en allemand et dont le résumé en français est ici, établissait, pour la première fois aussi explicitement, que la gestion de fortune au Luxembourg faisait perdre aux pays en développement plus de cinq fois la somme dépensée par le Grand-Duché pour l'aide au développement. Elle rappelait aussi, noir sur blanc, que le pays offrait l'environnement idéal pour l'évasion fiscale des multinationales. Un point de vue qui n’a apparemment pas droit de cité au Luxembourg : le 29 juillet 2009, à la Chambre des députés, lors de la déclaration de politique générale de son nouveau gouvernement, Juncker s’en est pris avec des mots très durs à l'étude, la qualifiant de « primitive et primaire », l’accusant de nuire à l’image du pays, en reprenant notamment des arguments de l’ABBL.
Diverses pressions ont conduit le Cercle à retirer l’étude de son site internet. « Après cet épisode, l'association Etika avait monté un débat intitulé “(Ne) Parlons (pas) d’argent qui fâche”. Cette interpellation vaut toujours pour aujourd’hui », juge Jean-Sébastien Zippert, membre de plusieurs ONG, dont Attac, et observateur attentif des questions financières… Le plus ironique dans cette affaire est que Jean-Claude Juncker, de l’avis général, n’était pas un fervent admirateur de la place financière. « Juncker n’aime pas forcément ce monde, concède ainsi David Wagner du parti Déi Lénk. Son père était ouvrier, syndicaliste chrétien, et il est à l’image de nombreux Luxembourgeois nés avant l’explosion de la place financière. Ils n’aiment pas trop le bling bling et ont un certain mépris pour la banque. »
C'est une position paradoxale dans un pays qui vit de la banque. « Cette dynamique financière fait notre richesse, oui, mais l’afflux de capitaux pose aussi de sérieux problèmes, comme l’augmentation sans fin des loyers, tempère Mike Mathias. Et souvenez-vous que 70 % de la population active n’est pas de nationalité luxembourgeoise. » En effet, chaque jour, environ 150 000 frontaliers (dont 80 000 Français, comme nous le relations ici) viennent travailler chez leur voisin plus riche. À peu près autant d’étrangers résident et travaillent sur place. Quant aux Luxembourgeois réellement actifs dans leur pays, ils sont une grande majorité à être employés de la fonction publique, ces emplois leur étant réservés.
« La finance, ce n’est pas comme la sidérurgie, où nous avions tous un frère, un père ou un oncle, confirme le Luxembourgeois familier du milieu financier déjà cité. L’intégration sociale ne s'est pas faite. Nous avons besoin d’eux, nous reconnaissons leur importance, mais nous n’aimons pas beaucoup les banquiers. » D’autant que l’afflux financier n’a pas empêché les inégalités de se creuser, comme le résume cet excellent rapport de la chambre des salariés, qui recense 10 % de travailleurs pauvres et souligne que l’écart de richesse entre les 5 % les plus pauvres et les 5 % le plus riches a presque doublé de 1985 à 2010.
4. La complicité de la France et de l'Allemagne
Finalement, s’accordent tous les acteurs et observateurs rencontrés au Luxembourg, leur pays n’aurait pas pu développer ses activités sans la complicité, au moins tacite, de ses grands voisins. Pour le militant Jean-Sébastien Zippert, « le Luxembourg est juste un rouage ». « Il est évident que le Luxembourg travaille beaucoup à rester attractif pour les acteurs du monde financier, et même qu’il entretient l’ambiguïté sur l’avenir. Mais il est tout aussi évident que son positionnement profite aux industriels français et aux particuliers allemands », signale Mike Mathias.
L’économiste vert explique que dans les années 1960, les banques allemandes ont « découvert » le Luxembourg : alors que la régulation commençait à devenir importante dans leur pays et qu’elles cherchaient à se développer, elles ont vite compris qu’avec sa poignée de banques, à l’époque, le pays n’avait pas encore établi de règles strictes dans de nombreux secteurs pointus. « Un territoire germanophone, proche de l’Allemagne, où l’accès aux dirigeants n’était pas trop compliqué du fait de sa petite taille, c’était parfait, résume Mathias. Aujourd’hui encore, les banques allemandes sont majoritaires. »
Sur les quelque 140 banques recensées aujourd’hui, seules 5 sont luxembourgeoises. Selon le décompte de la commission de surveillance du secteur financier, 39 sont allemandes, 14 françaises et 11 belges. D'après le CCFD-Terre solidaire, le Luxembourg est la première destination offshore pour les actifs gérés par les banques françaises, et 18 % des profits du groupe Deutsche Bank proviennent de quatre filiales luxembourgeoises.
Sur place, la BNP, fusionnée en 2008 avec la Banque générale du Luxembourg (BGL), est, avec ses 4 000 salariés, le second employeur du pays, derrière ArcelorMittal. Autre exemple, le Crédit communal de Belgique, l’ancêtre de Dexia, s’est lancé dès 1990 dans la gestion de fortune au Luxembourg, alors qu’il s’agissait d’un établissement public, dont les communes belges étaient actionnaires. « Je dis souvent qu’il n’y a pas de place financière luxembourgeoise, mais qu’il y a une place financière au Luxembourg, dit David Wagner. Et la nuance est de taille. »
Dans les milieux dirigeants, on ne se prive pas de fustiger l’hypocrisie de la France et de l’Allemagne sur ces dossiers. Dernier exemple, le rapport publié en toute discrétion par l’OCDE sur la façon dont ses 34 membres luttent contre la fraude fiscale et le blanchiment. Certes, le Luxembourg est classé dans les cinq derniers pour la mise en œuvre des recommandations du Groupe d’action financière (Gafi), l’instance qui coordonne la lutte internationale contre les « flux illicites ». Mais la France et l’Allemagne sont à peine mieux placées, en 22e et 24e positions. Chacun a de quoi balayer devant sa porte, et le Grand-Duché continuera de faire passer le message par tous les canaux disponibles.
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