« Cette recrudescence du tabagisme peut être mise en relation avec l’absence depuis plusieurs années d’une politique suffisamment volontariste et structurée pour inverser la tendance. Les acteurs sont dispersés, les initiatives ont été parcellaires et discontinues, les objectifs visés parfois contradictoires », commentait Didier Migaud, premier président de la Cour, jeudi matin devant les députés. L’Etat a failli dans sa mission d’assurer la santé publique, sous-entendu : les lobbies des cigarettiers et des buralistes sortent grands vainqueurs d’un bras de fer qui dure depuis des décennies.
Depuis 2005, la baisse des ventes de cigarettes amorcée au début des années 2000 (– 31,8 % entre 2002 et 2004) s’est interrompue. « La prévalence tabagique dans la population française a connu depuis cinq ans une remontée qui contraste avec sa baisse tendancielle de long terme comme avec les résultats de la politique plus vigoureuse conduite en 2003-2004 », écrit la Cour des comptes, très critique avec les politiques menées sous le quinquennat Sarkozy. En 2010, 29,1 % des Français fumaient quotidiennement, contre 27 % cinq ans auparavant. Les femmes, les jeunes et les précaires fument davantage, alors même que nos voisins européens écrasent leur dernier mégot.
« Une telle affectation à la Sécurité sociale comporte des risques de fragilisation de la politique de lutte contre le tabac, note la Cour des comptes. Elle place l’équilibre des comptes sociaux dans la dépendance d’une ressource dont le niveau dépend du maintien de cette addiction, et par là même rend délicat l’arbitrage entre des objectifs financiers de rendement et des impératifs de santé publique. » Un comble ! La Sécu compte aujourd’hui sur les ressources du tabac, y compris pour lutter son ses effets néfastes.
« Si la France dispose en définitive d’un arsenal règlementaire très développé, supérieur à celui de bien d’autres pays, son efficacité est réduite du fait de l’absence de contrôles et de sanctions effectives […]. La crédibilité de l’ensemble des actions de lutte contre le tabagisme ne peut en être que gravement affectée […]. Elles nourrissent de fait une suspicion, diffusée notamment par les fabricants de tabac, sur la réalité des enjeux médico-économiques du tabagisme, allant même jusqu’a émettre l’idée que la contribution des fumeurs à la collectivité par le biais des taxes qu’ils acquittent serait supérieurs aux coûts qu’ils induisent», explique Didier Migaud. Joli tour de passe-passe des lobbies : réussir à faire passer le message que cloper est un geste civique, bon pour la santé des finances publiques ! A quand la sortie de crise par le mégot ?
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Pourtant, depuis des années, l’Etat multiplie les actions antitabac. Mais sans concertation de l’ensemble des acteurs publics et sans pilotage. On ne compte plus les lois de santé publique, les plans cancer, les obligations, interdictions, prohibitions, mises en œuvre pour dissuader les candidats à la cigarette. Un arsenal répressif pléthorique... et théorique. Les contrôles publics sont quasi inexistants et les sanctions, peu dissuasives. Ainsi, officiellement, un buraliste n’a pas le droit de vendre de cigarettes à un mineur. Or, dans les faits, le marchand de tabac risque un contrôle de la Direction générale des douanes une fois... par siècle !
Officiellement, la publicité pour le tabac est interdite, mais les stratégies de contournement sont légion. Un cendrier jetable frappé d’un logo de cigarettiers et distribué sur les plages n’est pas de la propagande : c’est un objet qui satisfait à des exigences environnementales !
Plus grave que leur laxisme, les pouvoirs publics ont abandonné toute prévention. Les responsables à temps plein de la lutte contre le tabagisme dans les organismes de santé publique se comptent sur les doigts d’une main. Les dépenses en la matière ne dépassent pas la centaine de millions d’euros par an.
En 2011, l’Institut national de prévention et d’éducation à la santé (Inpes), principal contributeur financier (où seulement trois équivalents temps plein travaillent sur le tabac), y consacrait 8,4 millions d’euros, soit 44 % de moins qu’en 2003. A titre de comparaison, 55 millions d’euros ont été alloués à la lutte contre l’insécurité routière, qui cause 20 fois moins de décès (4 000 contre 73 000) !
A la Direction générale de la santé, aucun agent du bureau des addictions ne travaille à temps plein sur la problématique du tabac, souligne la Cour des comptes. Quant à l’Institut national de veille sanitaire (INVS), aucun programme spécifique au tabagisme n’y est mené. Résultat : personne n’est capable d’établir les coûts du tabac pour la collectivité.
Un brouillard général qui fait les affaires des industriels du tabac, ravis de dénoncer la « fabrication d’un chiffre », mais qui coûte cher à l’Etat. Les buralistes se frottent aussi les mains. Entre 2004 et 2011, 2,6 milliards leur ont été versés pour compenser les pertes liées à la baisse de la consommation de tabac. Un bel effet d’aubaine pour les marchands qui non seulement n’ont pas vu les ventes fléchir, mais en plus se sont fait subventionner ! « La hausse des prix du tabac, conjuguée à l’arrêt de la baisse des ventes depuis 2005, s’est cependant traduite par une hausse des rémunérations moyennes des débitants, hors aides publiques, de près de 54 %, de 2002 à 2011, remarquent les magistrats de la Rue Cambon. Aides publiques comprises, la progression a été de 70 %, à comparer à une inflation de l’ordre de 20 % sur la période. »
Les Français, eux, ont de quoi faire grise mine, dans tous les sens du terme. A la demande de la Cour des comptes, la Caisse nationale d’assurance maladie a estimé que l’ensemble des dépenses de Sécu imputables directement au tabac atteignait au minimum 12 milliards d’euros... Presque autant que ce que rapporte la fiscalité du tabac, si ce n’est plus. C’est ce qui s’appelle du perdant-perdant (à moins d’être un industriel du tabac). Il est donc urgent de remettre un pilote à la barre de la lutte contre le tabagisme, grande oubliée de la dernière décennie.
S’il a l’allure d’un faire-part de deuil pour notre santé, ce rapport de la Cour des comptes rend en creux un bel hommage à l’efficacité du lobbying des cigarettiers et des buralistes.
Sondage commandé par la Cour des comptes :
«Les Français, l'impact du tabac sur la santé et les mesures publiques s'y rapportant»
(Echantillon de 1004 personnes, de 15 à 60 ans) (*A lire sur le site de Marianne)