Des salariés sur la défensive qui refusent toute interview, un syndicat majoritaire, la CFDT, aux abonnés absents malgré des coups de fil et des messages intempestifs, une direction tout aussi fermée... Difficile de réaliser un reportage à « Cofinoga city » en Gironde, cette ville de 2.000 employés dans la zone industrielle de Mérignac, siège de l'une des marques les plus connues de crédit à la consommation. Deux semaines après l'annonce de la suppression de 433 postes au sein du groupe Laser-Cofinoga, dont 368 sur le seul site girondin, son plus gros centre opérationnel, soit un cinquième de l'effectif, la tension est vive dans les services, le mutisme de rigueur.
Ce mercredi 1er février, à l'heure de la pause déjeuner, dans le restaurant d'entreprise plein à craquer, pas un employé n'accepte de se livrer à la presse. De peur ou de colère. Quand ils ne se réfugient pas derrière un glacial « je n'ai rien à déclarer, je suis ni démotivé, ni inquiet », ils en veulent aux journalistes. « Vous êtes tous pareils, vous donnez une image très négative de Cofinoga », maugréent, dans leurs écharpes, deux dames, attablées devant un café. « A cause de vous, on se fait insulter. Sur les forums et au téléphone, les gens nous accusent d'avoir surendetté les Français et nous disent "bien fait pour vous" », peste, une table plus loin, une autre salariée. Entourée par trois collègues qui hochent la tête, elle ressort des commentaires incendiaires déposés sur le site internet du journal local Sud-Ouest.
Dans le local de la CGT, la seule organisation syndicale qui acceptera de répondre à nos sollicitations, ces réactions à vif ne surprennent pas. « L'ambiance est délétère dans les services. On navigue à vue. La direction entretient le flou le plus total. Les salariés pensaient être fixés avec le CCE (comité central d'entreprise) du 30 janvier mais il a été annulé in extremis et reporté au 13 février. Depuis, chacun se replie dans sa bulle, attend les résultats de la loterie et préfère ne pas faire de vagues par crainte d'être dans le collimateur », témoigne Sébastien Robert, élu au comité d'entreprise.
En désaccord avec la CFDT, absente de l'intersyndicale (CFDT-CFTC-SNB/CFE-CGC), la CGT, qui représente 19 % des salariés, fait bande à part. Elle aimerait mobiliser les troupes, lancer une grève. « Mais dès qu'on parle de débrayage, la CFDT s'oppose et le salarié craint d'être mal vu. C’est pas demain la veille que vous verrez des palettes brûler devant l’entreprise. On n’est ni à Continental, ni chez Ford », déplore Yann Castaing, un autre élu CGT.
« Cofinoga, c'est des micro-entreprises dans l’entreprise avec beaucoup de couloirs. Chacun prend le sien. Dans les services concernés par le PSE (plan de sauvegarde pour l'emploi), ça chauffe. On commence à se regarder en chiens de faïence, à se placer auprès du chef pour sauver sa peau, à dénoncer le voisin qui travaille moins que l’autre. La direction aime bien ça : diviser pour mieux régner. Dans les services où il n’y a rien à craindre, on s’en fout. C’est à l’image de la société individualiste, chacun pour soi », abonde Sébastien Robert.
Les salariés se renferment. Les syndicats s'interrogent et accusent la BNP, actionnaire à 50 % avec les Galeries Lafayette, de vouloir sacrifier Cofinoga au profit de son concurrent Cetelem, que la banque possède à 100 %. Ils ne comprennent pas pourquoi Laser-Cofinoga, la maison mère qui affichait un bénéfice de 30,8 millions d’euros, au premier semestre 2011 (en chute de 48 % par rapport à l’année précédente), décide de réduire la voilure et prétexte les effets négatifs de la loi Lagarde encadrant plus fermement le crédit revolving depuis 2010.
Certes, Cofinoga, qui a fait du crédit renouvelable un de ses produits phare, est plus touchée que ses concurrents par la loi Lagarde. En 2011, la société a vu ses demandes de crédits divisées par deux. Un effet immédiat de la loi qui oblige les vendeurs à proposer aux clients souhaitant emprunter plus de 3.000 euros un crédit amortissable à des taux et conditions bien plus favorables que les renouvelables (6 % en moyenne contre 15 %).
Dans un communiqué, la Fédération CFDT des banques et assurances rappelle que « la diversification récente des activités de Cetelem prouve que les entreprises de crédit à la consommation ne sont condamnées ni par la crise ni par la mise en œuvre d'une régulation plus stricte ». « Il n'y a pas nécessité à licencier. Il est possible de créer une passerelle avec les activités de la BNP », martèle Jean-Louis Gayon, le délégué central de la CGT, qui appelle de ses vœux la CFDT à « se réunir rapidement tous ensemble autour d'une table ronde ».
Depuis « le coup de massue » du 20 janvier, les représentants des salariés vont de réunions en réunions et espèrent infléchir ce plan, unanimement condamné par les élus locaux, dont on ignore encore les modalités de départ. Licenciements secs, départs en pré-retraite ou reclassement dans les sociétés du groupe ? C'est la grande inconnue. Aujourd'hui, une délégation devrait être reçue en préfecture par le préfet de Gironde et le bras droit du premier ministre François Fillon, en visite dans la région. Plusieurs élus du Bordelais, toutes étiquettes confondues, dont le maire de Bordeaux, Alain Juppé, sont montés au créneau. Ils demandent à la BNP et aux Galeries Lafayette d’éviter un plan social et dénoncent le risque de licenciements « dictés par les seuls intérêts de la finance ». Rencontre avec cinq salariés dont un couple.
« A sa petite échelle », Muriel dit « non » à certaines pratiques. Quitte à être convoquée par sa hiérarchie. Comme lorsqu'elle refuse un crédit renouvelable à une personne de 90 ans. On lui rétorque : « Ce n'est pas à vous de réfléchir, faites ce qu'on vous dit. » Elle s'obstine, « pas d'accord pour mettre dans la merde des gens fragilisés ». A l'époque, au début des années 2000, c'est le boom des crédits revolving.
Dans son service où l'on est chargé d'accepter ou de refuser l'octroi d'une carte, d'un prêt, on ne s'embarrasse pas d'états d'âme. « On nous demandait de faire sauter certains seuils. Au lieu de considérer, après l'étude du dossier que le client avait besoin de 800 euros pour subvenir à ses charges, loyer, électricité, nourriture, on descendait à 600 euros pour faire passer le crédit. » Muriel s'arrachait les cheveux, retoquait des dossiers que la procédure Cofinoga validait : « Comment avec si peu de revenus vivra-t-il ? »
Aujourd'hui, elle se dit que « si tout le monde avait fonctionné comme elle, il n'y aurait pas eu autant d'impayés », « le service recouvrement n'aurait pas explosé quand le service clientèle perdait des effectifs » : « On savait pertinemment qu'on vendait de l'endettement à des clients qui seraient très vite étranglés. On accordait 1.500 euros à des personnes qui finissaient à 9.000 euros ! » Se réfugier derrière les effets de la loi Lagarde pour justifier la nécessité d'un plan social, « c'est du flan », poursuit-elle, véhémente. « Les dirigeants ont laissé faire. Entre 2008 et 2011, on a perdu beaucoup de clients à cause de leur stratégie. La BNP, notre principal actionnaire, nous lâche au profit de Cetelem. »
Déléguée syndicale, élue au comité d'entreprise, Muriel travaille toujours à l'octroi mais elle est désormais spécialisée dans le rachat de crédits, « un prêt propre où on regroupe toutes les créances du client, en général des revolving, pour qu'il n'ait qu'une seule mensualité à un taux bien moins élevé ». Elle vit aussi son premier grand conflit social et se démène pour mobiliser les collègues, « un exercice difficile compte tenu du climat ambiant » : « La CGT, c'est l'ogre. »
Divorcée, mère de famille, elle a eu « droit à pas mal de vannes, genre, tu mets les gens dans le rouge ». Et s'en défend : « Ce n'est pas nous qui avons surendetté les Français, décidé des taux d'intérêt à 21 %. C'est le système. C'est comme si on hurlait après la caissière de Carrefour parce que les carottes sont trop chères. Nous ne sommes que des exécutants en bout de chaîne. »
« 80 % des salariés sont des femmes. Beaucoup sont dans des situations précaires, obligées de se serrer la ceinture parce que les petits salaires de Cofinoga suffisent tout juste à boucler les fins de mois. Divorcées, célibataires, souvent jeunes, avec peu d'ancienneté, elles élèvent seules leurs enfants. Que vont-elles devenir ? Tous les matins, elles se lèvent en pensant à la menace. Tous les soirs, elles se couchent avec. »
« Et les quinquagénaires ? La plupart des premiers embauchés n'ont même pas le bac. Ce n'est pas comme les jeunes cadres qui ont tous des diplômes. On ne sait faire que du crédit. Même les banques ne voudront pas de nous car nous n'avons pas de formations bancaires », poursuit Cécile.
Au bout de vingt ans de carrière, essentiellement dans la vente, elle gagne moins de 1.400 euros net par mois. « Heureusement que la rémunération est variable, qu'on touche des primes d'objectifs et que je ne suis pas seule. » Elle espère que la BNP va « se réveiller » : « J'ai du mal à croire qu'une boîte qui dégage autant de bénéfices puisse nous laisser tomber. Pendant des années, on a tout donné à l'entreprise. On a suivi les instructions, on a été polyvalents et c'est ainsi qu'ils nous remercient. » A la main, le dernier tract distribué par la CGT à l'entrée de la cafétéria, fustigeant Philippe Lemoine, le PDG du groupe Laser-Cofinoga, et Beaudoin Prot, le directeur général de la BNP Paribas.
David, 40 ans, et Macha, 39 ans, deux enfants de 12 et 7 ans, en accès à la propriété sur le bassin d'Arcachon, « angoissent ». Ils sont l'un des nombreux couples employés par Cofinoga, lui depuis onze ans, elle depuis quinze. « L'inquiétude est multipliée par deux », avoue Macha. A deux, ils gagnent un peu plus de 3.000 euros. « Si on prend la porte tous les deux, que devient-on ?, s'interroge David en tournant frénétiquement son alliance. Sur le papier, on est dans le lot. L'entreprise prendra-t-elle en compte les couples ? On ne sait pas. On attend les critères de sélection. »
David travaille au service « support ». Il n'a pas eu le choix. On l'y a recasé lors de la fermeture de l'atelier « mise sous pli, édition » en 2007 lorsque la BNP a racheté Paribas et sa filiale Cetelem. « On a été une quinzaine à être reclassés. Ils ont transféré le service à Cetelem, mutualisé tout ce qui ne rapportait pas assez. » Dans son service, les collègues tirent la langue. « Ce n'est pas une bonne chose de laisser envenimer la situation. On demande aux employés de travailler jusqu'au bout mais beaucoup sont démotivés. Pourquoi travailler plus si c'est pour faire gagner de l'argent aux patrons et se retrouver sur le carreau dans six mois ? »
A plusieurs reprises, il a demandé à changer d'affectation. En vain. « On me dit que je fais très bien mon travail. » Pourtant, il est las, « mal à l'aise en fait. » Il passe ses journées à traquer les clients partis sans laisser d'adresse avec des dettes allant jusqu'à 5.000 euros, traite une dizaine de fichiers à l'heure. « Une tâche monotone, rébarbative » : « Sur 5.000 personnes, on en retrouve en moyenne 35 %. C'est comme si on cherchait une aiguille dans une meule de foin. On n'a pas de moyens à part les pages jaunes. Quand on appelle les banques, aucune n'accepte de collaborer. Il ne nous reste que les téléphones de la personne souvent hors service et son employeur qu'elle a généralement quitté. »
A travers les dossiers, il voit « la vie devenir de plus en plus dure pour des milliers de Français ». Serveur de formation, il changerait bien de métier. « Dans mon service, on attaque la misère. Contrairement à d'autres collègues, je ne bataille pas pour récupérer 50 euros à une vieille dame qui vient de perdre son mari. Il faut savoir rester humain. Les managers ont beau rabâcher qu'il faut mettre son mouchoir, que les clients doivent payer, moi, j'ai du mal », confie-t-il.
Macha travaille, elle, au « recouvrement judiciaire ». Elle a été appelée en renfort il y a trois ans dans ce service où l'activité explose. Elle étudie des dossiers qui vont de 800 à 50.000 euros de dettes. « Soit je l'envoie au tribunal avec ou sans huissiers, soit je le dirige vers nos avocats », explique-t-elle. Avant, elle travaillait au « support ». C'est là qu'elle a rencontré David. Elle s'occupait du « back office » : « Les clients étaient notés selon un "scoring". Suivant leur profil, je leur proposais une assurance, une carte ou un tirage financier s'ils étaient déjà détenteurs d'une carte. Puis je recrutais des intérimaires afin qu'ils traitent leurs réponses et les mettent sur fichiers. » C'était une autre époque. Celle « des quarante glorieuses » où on entrait à Cofinoga comme dans la fonction publique, « pour la sécurité de l'emploi ». Aujourd'hui, elle accuse le coup.
Après son mari, un « Ford » au chômage partiel depuis septembre dernier, Nicole, 58 ans dont 25 chez Cofinoga, connaît, à son tour, la tourmente. « Furieuse » après la BNP, elle compte retirer ses comptes de cette banque qui, « après s'être grassement enrichie sur (leur) dos, (les) abandonne lâchement au profit de Cetelem ». « J'espère que tous les collaborateurs feront comme moi », lance cette « Cof' », ex-mère au foyer, qui a démarré « à la source », aux Nouvelles Galeries de Bordeaux.
Nicole a vendu les premières cartes, les premiers crédits, les premières assurances automobile... C'était à la fin des années 1980, « une époque très intéressante, avec des objectifs raisonnables ». « Mais très vite, ils sont devenus inatteignables. » Nicole a demandé à quitter le monde impitoyable de l'agence : « Je ne voulais pas rentrer dans le jeu de la pression du chiffre. Mais si vous n'êtes pas dans le moule, votre carrière n'évolue pas. J'ai demandé à redescendre d'un cran, à redevenir conseillère alors que j'étais coordinatrice. »
Elle est arrivée sur le site de Mérignac en 1997 au service « produits fidélisants » où l'on vend « des produits variés, des abonnements à des magazines, du vin ». Après des années dans ce service, elle a souhaité évoluer, « voir comment cela se passait lorsque le client ne payait pas ». Elle a rejoint « le surendettement » en janvier 2003, « un service difficile » où l'on traite 30 à 40 dossiers par jour avec « des clients qui se suicident, d'autres qui ont 148.000 euros de dettes ». Un service « plombé par la loi Lagarde » en vigueur depuis deux ans, où « on évite de parler du PSE pour ne pas broyer du noir ».
« Une maladie, une perte d'emploi, un divorce, tout le monde peut très vite dégringoler », constate Nicole. Avant de défendre l'esprit « humain » de l'entreprise : « Nos clients nous sont reconnaissants. On essaie toujours de trouver une solution, on pratique l'écoute. Ce n'est pas Cetelem ou Finaref où, au moindre retard de paiement, s'ensuivent une mise en demeure et une annulation du plan de surendettement. »
Longtemps, son mari la taquinait et l'accusait de vendre du surendettement. Nicole répliquait : « Le crédit, ça se gère. S'endette qui veut. A Cofinoga, on ne met pas de couteau sous la gorge pour signer un contrat. » Elle a attendu 58 ans pour se payer un écran plat, roule dans une voiture d'occasion, voit son pouvoir d'achat diminuer tous les jours. Si elle est licenciée, elle est « certaine de ne pas retrouver de boulot ». « Mais à deux, je m'en sortirai. Je suis moins dans la difficulté qu'une mère célibataire avec deux gosses à charge. »