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2 mars 2012 5 02 /03 /mars /2012 16:01
Vendredi 2 Mars 2012 à 16:00

Emmanuel Todd - Marianne

 

Instrument de compréhension incomparable de la réalité du pouvoir globalisé et des vrais cercles qui l’exercent, « Circus politicus », le nouveau livre de Christophe Deloire et Christophe Dubois, a passionné l’auteur d’« Après la démocratie ».

 

 

La démocratie est un régime qui présente par nature, malgré ses imperfections, un haut degré de transparence. Pour transformer la souveraineté du peuple en pouvoir législatif, exécutif ou judiciaire, il faut des règles, des procédures visibles à l’œil nu. Avec les autres systèmes – dictature, monarchie absolue, oligarchie, totalitarisme –, c’est une autre affaire. Le pouvoir – fort, léger, traditionnel, révolutionnaire ou sadique – vient d’en haut. Sa concentration théorique sur un individu ou un petit groupe d’hommes donne l’illusion de la simplicité. Mais le tyran, unique ou pluriel, ne peut tout faire. Les sociétés modernes sont fort complexes et leur gouvernement suppose des instances multiples de décision, des chaînes de commandement, des relais assurant l’encadrement et l’obéissance des gens ordinaires. Entre le(s) chef(s) et le peuple, l’opacité des procédures est pour tout régime non démocratique dans la nature des choses.

De démocratie à oligarchie

Le régime nazi est celui dont l’analyse concrète a été poussée le plus loin. Il présente un intérêt théorique particulier parce qu’il est le seul cas historique de mise à bas de la démocratie dans une société très avancée, l’Allemagne, alors leader économique et technologique aux côtés des Etats-Unis. Politologues et historiens ont mis au jour, sous la simplicité du Führerprinzip hitlérien, la complexité et la fluidité des relations entre les dirigeants du Parti national-socialiste, de l’Etat, de l’armée, des groupes industriels. Le monstre proliférant et instable a été une première fois disséqué en 1944, par Franz Neumann dans Béhémoth, Structure et pratique du national-socialisme (1). L’analyse la plus aboutie de cette complexité a été proposée par Ian Kershaw dans Qu’est-ce que le nazisme ? (2). Le cas de l’Allemagne des années 1933-1944 nous permet de poser la dégénérescence de la démocratie comme entrée dans l’opacité.
 
Sur un mode libéral et léger, postmoderne mais qui n’exclut pas les pulsions xénophobes, nous sommes clairement dans une période de dégénérescence démocratique. Lorsque les Français votent non au traité constitutionnel européen, un pouvoir venu d’en haut efface, par le traité de Lisbonne, la volonté souveraine du peuple. Des règles nouvelles sont sans cesse édictées par des institutions obscures situées quelque part du côté de Bruxelles, en collaboration-compétition avec des pouvoirs nationaux qui restent formellement soumis aux vieilles procédures démocratiques. Une Banque centrale « européenne » distribue sans contrôle de l’argent à des banquiers, qui peuvent à leur tour le prêter aux Etats et rançonner par l’impôt les populations. De petits Etats comme la Grèce se voient contraints de vendre leurs biens à ces banquiers.
 
Acceptons la réalité : nous avons changé de système politique, nous sommes en régime oligarchique. Dénoncer ne suffit pas, il faut comprendre, percer le voile de l’opacité, dire qui sont les oligarques, quels sont leurs réseaux, quelles sont leurs valeurs, morales ou boursières. L’une des beautés du système actuel est qu’il permet pour quelques temps encore à la liberté des individus de coexister avec des phénomènes de domination économique d’une extrême violence, et à certains journalistes de faire leur métier.

Hommes de l’ombre

Christophe Deloire et Christophe Dubois nous donnent, avec Circus politicus, vaste enquête sur la réalité des mécanismes du pouvoir français et européen, un instrument de compréhension incomparable. Entre Paris, Bruxelles, Francfort, Berlin, Milan, New York et Washington, ils ont été partout où vivent, se fréquentent, se corrompent, et décident, les hommes d’en haut. Avec peut-être une petite faiblesse sur Londres. Mais ils nous mènent bien au-delà des apparences de la politique nationale, au-delà du cirque des conférences de presse de l’Elysée : nous trouvons dans leur livre un Sarkozy falot dans les conseils européens, une Angela Merkel sincèrement convaincue que l’équilibre budgétaire fait partie des droits de l’homme, et des Belges, des Néerlandais, des Luxembourgeois, des Italiens peu impressionnants en eux-mêmes mais si bien raccordés aux réseaux du pouvoir américain de l’après-guerre.
 
Deloire et Dubois sont les anthropologues de ce milieu mou, fluide et dominant. Les hommes de l’ombre parlent assez volontiers : si leur pouvoir collectif est fort, ils sont frustrés en tant qu’individus, étant privés des gratifications narcissiques d’une vie publique et nationale. Aucun organigramme ne pourra jamais saisir ce monde en train de naître. Un régime oligarchique et plurinational ne peut être atteint que par une analyse de terrain : des lieux gris, des hommes gris, des ambiances grises. Circus politicus procède par petits chapitres cruels, merveilleusement adaptés à l’analyse de ce pouvoir flou, et qui engendrent au final un tableau pointilliste très bien composé.

Une zone grise

A Bruxelles se mélangent bureaucrates arrogants, lobbyistes du monde entier, services informatiques et financiers insaisissables, réseaux de surveillance américains, journalistes qui ne se rendent pas comptent qu’ils sont devenus des serviteurs. Une fois qu’on a lu ce livre, la charmante ville de Bruxelles fait beaucoup moins rire. On y mange certes d’excellentes frites, on y boit d’excellentes bières, elle est remplie de francophones vifs et sympas et de Flamands revendicatifs et teigneux. Elle est un lieu de pouvoir. Mais lequel ? Bruxelles est surtout une zone grise, hors du contrôle d’Etats-nations en déliquescence, espace de non-droit en gestation beaucoup plus menaçant que les paradis fiscaux où l’on blanchit l’argent, que les banlieues où l’on vend de la drogue ou que la Corse où l’on ne paye pas ses impôts.
 
Deloire et Dubois nous décrivent quelques quasi-institutions multinationales dont nous n’avions guère entendu parler : la conférence de Bilderberg ou la Trilatérale, beaucoup plus importantes que le Forum de Davos qui ne représente guère qu’une façade mondaine. Fondées dans l’immédiat après-guerre, ou après le décollage du Japon, sous influence américaine, ces instances de réflexion et de concertation ont largement contribué à l’élaboration d’un milieu et d’une culture antidémocratiques. Circus politicus est en effet aussi un livre d’histoire. L’une des forces de Deloire et de Dubois est de plonger dans le passé de petites fondations et décisions insignifiantes qui ont fini par donner de gros effets, dont certaines sont d’ailleurs nationales, comme la discrète interdiction faite à la Banque de France de financer directement le budget de l’Etat en 1973. Circus politicus est un plaidoyer pour la démocratie, pas un pamphlet nationaliste ou même antieuropéen. Paris y apparaît parfois pire que Bruxelles.

Concurrence

Difficile de sélectionner un exemple dans ce livre si riche. Mais, quand même, au cœur du cloaque, nous trouvons la fantastique « bande de la concurrence ». On sait que le dogme économico-religieux de la « concurrence libre et non faussée » est central à l’idéologie européiste. Pourtant, ce que nous voyons ici, c’est la circulation hallucinante des mêmes hommes entre la Direction de la concurrence de la commission, le Bilderberg, la Trilatérale, les banques Goldman Sachs et UBS. Nous ne rêvons pas, il s’agit bien de ces gens que l’on essaye de nous vendre aujourd’hui, en pleine crise de l’euro, de la dette et des banques, comme des technocrates désintéressés et austères. Quelle blague ! Le livre nous dit ce que sont les déclarations de revenus des moins importants d’entre eux, mais on a du mal à croire que la réalité financière puisse être pleinement saisie par des déclarations officielles.
 
Dans ces conditions, que signifie la « lutte contre les ententes » menée par la Direction de la concurrence ? Nous voyons, certes, des actions spectaculaires partir de Bruxelles, qui envoie ses agents perquisitionner dans les locaux des éditeurs parisiens à la recherche de preuves d’entente sur les prix. Mais, si la mécanique a été mise en marche, ainsi que certains le soupçonnent, par une dénonciation de la société Amazon, non validée par l’enquête, nous ne sommes pas du tout dans le monde de la concurrence pure et parfaite, au contraire. Nous sommes dans un monde d’affrontement entre de petites boîtes françaises et un géant monopolistique américain qui utilise la bureaucratie bruxelloise à ses propres fins. Deloire et Dubois font voler en éclats le mythe d’une séparation entre capitalisme financier et institutions européennes.

La France derrière, l’Allemagne devant

Ce livre précis règle sur le fond la question du complotisme, mode de pensée paranoïaque dont sont aujourd’hui accusés tous ceux qui décèlent dans la marche du monde l’influence de groupes discrets, un peu comme étaient accusés de schizophrénie les dissidents soviétiques qui dénonçaient l’influence du KGB. Nous voyons ici, c’est-à-dire dans le monde occidental, se dérouler le processus historique par lequel des groupes constitués comme des correctifs à la démocratie sociale conquérante de l’après-guerre se sont transformés, dans notre période de concentration financière et de déclin du sentiment démocratique, en instances oligarchiques pures.
 
Comment caractériser les hommes politiques français dans le cirque politique globalisé ? Fondamentalement, par leur inefficacité. Leur mauvaise compréhension de l’anglais explique bien des choses, de leur absentéisme européen à leur naïveté dans le processus commercial et financier de la globalisation. Les postes prestigieux occupés à Washington, Genève ou Francfort par DSK, Lagarde, Lamy ou Trichet sont des leurres, qui masquent la mauvaise insertion des Français dans la structure oligarchique mondiale naissante. Notre classe politique excelle surtout à donner le change : les efforts couronnés de succès du gouvernement pour empêcher Barroso et ses copains de Bruxelles d’apparaître à la télévision française contribuent à maintenir l’illusion d’une indépendance de la France.
 
A rebours des attentes du « tous pourris » poujadiste traditionnel, les socialistes se sortent plutôt bien de ce contrôle de moralité. On les voit rarement dans les fiestas du Bilderberg et de la Trilatérale. Le seul qui soit plongé dans l’oligarchie multinationale jusqu’au cou est Pascal Lamy. Celui-là est de tous les séminaires, de toutes les combines, mais à tel point que son omniprésence solitaire en fait un larbin plutôt qu’un membre du groupe dominant. Le tort qu’il fait au PS, dont il est toujours membre, est considérable puisqu’il masque à lui tout seul la très satisfaisante indépendance du grand parti de gauche français.

Circus politicus marque une étape décisive dans notre compréhension de la globalisation. Elle cesse d’y apparaître comme un processus abstrait et impersonnel. Les mécanismes s’incarnent dans des hommes puissants et ridicules. La montée en force oligarchique s’accélère avec la crise de la dette, et nous aurons besoin dans deux ans d’une version actualisée de cette somme.
 
Ne nous laissons pas dominer par l’événement, projetons-nous dans l’avenir. Le déplacement du pouvoir européen de Bruxelles vers Francfort et Berlin nous garantit l’émergence prochaine d’un pôle allemand renforcé. Les historiens ne peuvent qu’attendre avec gourmandise l’analyse des continuités et ruptures dans l’exercice du pouvoir économique par le haut patronat allemand. Son instinct n’avait pas été fort démocratique lorsqu’il fut pour la première fois puissant, entre 1900 et 1944.
 
Circus politicus, de Christophe Deloire et Christophe Dubois, Albin Michel, 464 p., 21,50 €.

(1) Payot, 1987.
(2) Folio-Histoire, 1997.

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