Ses coaccusés, cinq hommes d’affaires tchèques, ont écopé de peines privatives de liberté oscillant entre 36 et 52 mois de prison et d’amendes. Les cinq Tchèques ont été reconnus coupables de blanchiment aggravé et d’escroquerie ou de complicité d’escroquerie. Ces condamnations sanctionnent le détournement des actifs de la société minière tchèque MUS (Mosteck Uhelna Spolecnost), entre 1997 et 2003. Les cinq hommes d’affaires véreux, dont certains étaient des ex-administrateurs de la société ou des membres du Comité de surveillance, étaient parvenus à contrôler près du 97% de la société MUS. Placés sur une centaine de comptes bancaires, en Suisse, au Liechtenstein, aux Bahamas,… les montants issus de leurs malversations étaient blanchis par l’intermédiaire de plus de 30 sociétés. Selon le quotidien suisse, Le Temps, « Jacques de Groote a participé à cette gigantesque tromperie et a touché près d’un million de francs suisses à titre de rémunération. Il a joué un rôle trouble en accréditant la thèse d’investisseurs étrangers. Grâce à lui, les cinq hommes d’affaires tchèques ont pu avancer masqués. » |1| « Il a abusé de l’excellente réputation qu’il avait » et a fourni aux autorités et aux médias tchèques des informations qu’il savait « contraires à la réalité », a déploré lors de la lecture du verdict Jean-Luc Bacher, président du tribunal |2|. Selon le quotidien La Libre Belgique qui lui est généralement favorable, Jacques de Groote, suite à sa condamnation, a déclaré : "J’introduirai un recours contre cette décision pour faire valoir ma bonne foi. Il est en effet essentiel pour moi de mettre fin à une suite de procédures qui durent depuis plus de dix ans et qui m’ont ruiné moralement, financièrement et - à 86 ans - physiquement" |3|.
Au-delà du périmètre strict du procès, il est intéressant de se pencher sur la trajectoire de Jacques de Groote car il constitue une figure emblématique du FMI et de la Banque mondiale. Il y a un lien entre son rôle dans ces institutions et l’affaire dont s’est saisie la justice suisse.
Chronologie
1960 : Jacques de Groote participe comme fonctionnaire belge à la table ronde qui prépare l’indépendance du Congo belge proclamée le 30 juin 1960.
14 septembre 1960 : Mobutu fait un coup d’Etat contre le président Joseph Kasavubu et le premier ministre Patrice Lumumba. Est mis en place un collège des commissaires généraux avec, à leur tête, Justin Bomboko.
Octobre 1960 : Mobutu fait arrêter Patrice Lumumba.
17 janvier 1961 : assassinat de Patrice Lumumba au Katanga. La Belgique, Mobutu et des dirigeants politiques katangais, dont Moïse Tshombé, sont activement impliqués dans ce meurtre. La CIA de son côté avait également eu pour mission d’assassiner Lumumba.
D’avril 1960 à mai 1963 : J. de Groote est, à Washington, l’assistant du Directeur exécutif belge au FMI et à la Banque mondiale.
1961 : Mobutu repasse les rênes du pouvoir à Joseph Kasavabu qui le nomme commandant en chef de l’armée.
24 novembre 1965 : Mobutu destitue le président Joseph Kasavubu et prend le pouvoir avec l’appui du haut commandement de l’armée, des autorités belges et des Etats-Unis. A partir de ce moment, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international soutiennent activement le régime dictatorial de Mobutu.
De mars 1966 à mai 1969 : J. de Groote est conseiller économique du Congo et conseiller du gouverneur de la Banque Nationale du Congo à Kinshasa. Il s’occupe notamment de l’Union minière (Gécamines).
De mai 1969 à novembre 1973 : il est conseiller financier à la délégation belge à l’OCDE à Paris.
1970 : le MPR de Mobutu devient « parti-unique ». Voyage officiel du roi des Belges, Baudouin et de la reine Fabiola pour le 10e anniversaire de l’indépendance. La Belgique, les Etats-Unis, la France et d’autres puissances occidentales soutiennent militairement et financièrement le régime mobutiste.
De 1973 à 1994 : J. de Groote occupe à Washington un poste de directeur exécutif au FMI en représentation de la Belgique qui préside un groupe de pays pesant 5 % dans les votes (soit plus que la France, la Grande Bretagne, la Chine ou l’Inde). De 1973 à 1991, il est également directeur exécutif à la Banque mondiale. A la fin de son mandat, le groupe qu’il présidait était composé de la Belgique, de la République tchèque, de la Slovaquie, de la Slovénie, de l’Autriche, du Luxemburg, de la Turquie, du Belarus, de la Hongrie et du Kazakhstan.
Mai 1978 : intervention de troupes belges et françaises à Kolwezi pour soutenir Mobutu contre une rébellion anti-mobutiste.
De 1980 à 1989 : J. de Groote est membre du jury de la Fondation Roi Baudouin qui « lutte contre la pauvreté et le sous-développement ».
Début des années 1980 : selon J. de Groote, les autorités rwandaises lui auraient demandé de les représenter au sein de la Banque mondiale. J. de Groote intervient en faveur d’une dévaluation du franc rwandais, ce qui sert notamment les intérêts de la mine Géomines du Baron van den Branden qui ensuite obtient de la banque belge Nagelmaekers qu’elle fasse un prêt à J. de Groote. Les faits sont dénoncés plus tard par le Wall Street Journal. Dans une interview au quotidien Le Soir, J. de Groote a répondu à ces accusations : « …ce n’est pas ma faute si j’ai un ami qui avait une mine au Rwanda. Et si j’ai sollicité un prêt par son intermédiaire, c’est parce que je voulais éviter de le demander à des banques avec lesquelles j’avais des liens familiaux. »4
Au début des années 1980, quand éclata la crise de la dette du Tiers-monde, le Rwanda (comme son voisin, le Burundi) était très peu endetté. Alors qu’à cette époque la Banque mondiale et le FMI abandonnaient leur politique active de prêts et prêchaient l’abstinence dans les autres pays, ils adoptèrent une attitude toute différente avec le Rwanda et le Zaïre de Mobutu auquel ils prêtèrent massivement. Ainsi, la dette extérieure du Rwanda a été multipliée par vingt entre 1976 et 1994.
1982 : le Rapport Blumenthal rédigé à la demande du FMI est rendu public. Il dénonce la corruption systématique du régime Mobutu. Malgré cela, la Banque mondiale et le FMI augmentent les crédits octroyés au régime mobutiste.
Selon le Wall Street Journal, J. de Groote est intervenu pour informer les autorités de Kinshasa de ce qu’attendait d’elles la mission du FMI qui se préparait à visiter le pays en 1982. L’enjeu portait sur le versement d’un prêt de 246 millions de dollars par le FMI.
1986 : selon le Wall Street Journal, J. de Groote rend visite à Mobutu dans sa villa du Sud de la France au mois d’août 1986.
1989-1991 : chute du Mur de Berlin et implosion de l’Union soviétique, le régime de Mobutu n’est dorénavant plus utile aux puissances occidentales, à la Banque mondiale et au FMI.
Décembre 1990 : le Wall Street Journal publie les résultats d’une longue enquête de sa rédaction à propos de Jacques de Groote. Le journal établit que de Groote a usé systématiquement de son influence au sein du FMI et de la Banque mondiale pour servir les intérêts du dictateur Mobutu. La rédaction considère qu’il y a conflit d’intérêt : de Groote aurait tiré des avantages financiers de sa fonction. Le quotidien financier affirme également que de Groote a obtenu un bénéfice de son action au sein de la Banque mondiale et du FMI en ce qui concerne le Rwanda.
Fin 1990 : Jacques de Groote et Alain Aboudarham entament une collaboration. Le premier rend des services au second en aidant la société d’A. Aboudarham à alléger sa facture fiscale en République tchèque et obtenir un contrat pour la construction d’un pipeline en Inde.
1991 : fin du mandat de J. de Groote à la Banque mondiale.
En 1991 : le FMI rompt les relations avec le Zaïre. La Banque mondiale fera de même en 1993. Sans nouveaux apports de fonds étrangers, le Zaïre de Mobutu ne dispose plus de liquidités suffisantes pour satisfaire au remboursement de sa dette et il en suspend le service en 1994.
1992-1994 : Alain Aboudarham écrit : « Le travail de conseil fourni par M. de Groote auprès de ma société, pour les seules années 1992 à 1994, lui a permis de percevoir des commissions d’environ 1 292 902 $. »
1994 : fin du mandat de J. de Groote au FMI.
Avril-juin 1994 : génocide au Rwanda, plus de 900 000 Tutsis et des opposants Hutus sont assassinés. La France intervient militairement pour soutenir le régime génocidaire et exfiltrer des génocidaires vers le Congo-Kinshasa. Le CADTM a mis en cause la Banque mondiale et le FMI qui ont dicté au Rwanda des politiques socialement néfastes et ont soutenu la dictature du général Habyarimana jusqu’en 1993.
1997 : chute du régime de Mobutu.
1998 : la privatisation frauduleuse de la mine MUS en République tchèque commence.
En 1998-1999 : J. de Groote devient président d’Appian Group, société suisse établie à Fribourg, spécialisée dans des investissements dans les entreprises privatisées d’Europe centrale et de l’Est, en particulier en République tchèque. Selon le Financial Times, en 2004, Appian Group occupait 15 000 employés et possédait outre la mine MUS (acquise en 1998), le groupe Skoda engineering (lui aussi privatisé).
2000 : un prêt de 500 000 dollars consenti à Jacques de Groote par Alain Aboudarham tourne mal. Leurs relations s’enveniment.
2002 : Alain Aboudarham fait pression sur Jacques de Groote et ses associés tchèques pour récupérer son argent, sans succès.
Décembre 2004 : Alain Aboudarham écrit à la justice suisse pour « faire éclater l’affaire ».
Juin 2005 : Alain Aboudarham est convoqué par la justice pour détailler sa dénonciation. Dans la foulée, le Ministère public de la Confédération helvétique (MPC) ouvre une enquête.
Entre 2004 et 2006 : aux Etats-Unis, différents tribunaux jugent le litige entre Alain Aboudarham et Jacques de Groote.
2006 : le CADTM, informé des procès aux Etats-Unis, interroge Gino Alzetta, le directeur exécutif pour le groupe présidé par la Belgique au sein de la Banque mondiale, à propos du comportement de J. de Groote. Gino Alzetta a affirmé qu’il ne voyait rien de répréhensible dans le comportement de J. de Groote.
Janvier-mars 2008 : au fil d’une « enquête internationale financière complexe », les autorités suisses ordonnent le gel de 660 millions de francs suisses sur une centaine de comptes bancaires en Suisse.
21 octobre 2011 : le Ministère public de la Confédération helvétique (MPC) transmet un acte d’accusation au Tribunal pénal fédéral, accusant Jacques de Groote et six ressortissants tchèques de, entre autres, blanchiment d’argent aggravé et escroquerie.
13 mai 2013 : le procès s’ouvre à Bellinzona dans le Tessin suisse. J. de Groote refuse de se rendre sur place et nie toute culpabilité.
Mai 2013 : pour la deuxième fois, le CADTM interpelle Gino Alzetta, représentant de la Belgique à la Banque mondiale concernant les faits reprochés à J. de Groote. Gino Alzetta réitère son soutien à J. de Groote.
Juillet 2013 : le ministère public de la confédération helvétique (MPC) a requis une peine de deux ans de prison avec sursis et le paiement de 162 000 euros (200 000 francs suisses) contre Jacques de Groote.
Octobre 2013 : Jacques de Groote a été condamné par la justice suisse pour escroquerie. Les 5 Tchèques qui ont organisé la fraude sont condamnés à des peines de prison ferme. Les fonds gelés (660 millions de francs suisses) seront versés aux victimes tchèques de la fraude qui a eu lieu lors de la privatisation.
Sources : Biography : Dr. Jacques De Groote http://www.zoominfo.com/p/Jacques-D... ; Le Temps, Wall Street Journal, Le Soir et recherches de l’auteur.
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