Le blog des Indignés de Nimes et de la Démocratie Réelle Maintenant à Nimes
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Le 30/03/2013 à 00h00
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Antonin, 25 ans, tout frais maraîcher bio, vend ses légumes soit en direct, soit par le biais des paniers Amap. © Rémy Artiges pour Télérama
Ce matin, la grêle tombe dru sur le petit village de Saint-Aignan-de-Cramesnil, dans la plaine de Caen. Le vent balaie les deux hectares du terrain d'Antonin Gourdeau. Les pieds pataugent dans la boue, on s'abrite sous un vaste bâtiment en construction. Bientôt, ici, sur la terre nue, s'élèvera la Ferme de la Petite Bruyère, une ferme « écoconstruite », flambant neuve. Au rez-de-chaussée, l'épicerie paysanne pour vendre les légumes du champ, le garage pour le tracteur et l'entrepôt ; à l'étage, un logement pour Antonin, 25 ans, tout nouveau maraîcher de Saint-Aignan et créateur d'un singulier îlot de diversité – quarante légumes bio, « plus de cent cinquante variétés », fleurs pour attirer les pollinisateurs et, bientôt, plantes aromatiques…
Pourquoi devient-on paysan à cet âge, quand on n'est pas fils d'agriculteur soi-même ? Pourquoi décide-t-on de s'installer en bio dans une vaste plaine envahie par les cultures intensives de betterave, de colza et de lin ? Une partie de la réponse se niche dans le regard noir et déterminé d'Antonin. « J'ai toujours eu la tête dure », lâche-t-il. Avant l'agriculture, il y a eu un parcours scolaire chaotique, une période ébéniste, une autre musicale, tuba aux pompiers de Paris… La passion pour les plantes est venue sur le tard : peu à peu, au fil de stages auprès de maraîchers.
Mais s'installer, c'était « une autre histoire ». Antonin n'est pas fils de paysan, n'a pas d'argent pour acheter un terrain, ni même d'apport pour emprunter. Et la terre coûte de plus en plus cher, partout en France. En Normandie, le prix de l'hectare a grimpé en flèche : plus 43 % en dix ans. Et les fermes meurent, dans le plus assourdissant des silences. Un chiffre étonnant dit l'ampleur du processus : deux cents fermes disparaissent chaque semaine en France. Bâtiments transformés en résidences secondaires ou en restaurants chics, terres muées en zones d'activité commerciale, en lotissements ou rachetées par de grosses structures agricoles qui s'agrandissent, se concentrent toujours plus et stimulent une agriculture industrielle très polluante.
Soutenu par Terre de liens et de mieux en mieux inséré dans la commune, Antonin apprivoise le métier. © Rémy Artiges pour Télérama
D'où cette idée, simple et lumineuse, de faire appel à l'épargne collective – moyennant avantages fiscaux – et aux dons, pour acheter des fermes ou des terres, et les louer à de jeunes agriculteurs souhaitant s'installer en bio. Et préserver, coûte que coûte, l'usage agricole des terres. Créée par le Néerlandais Sjoerd Wartena en 2003, l'association a fait tilt très vite : 116 actionnaires et un capital de 700 000 euros, en 2004 ; 7 600 actionnaires, 30 millions de capital et 19 associations régionales, partout sur le territoire, en 2012.
“La population est urbaine à 80 % :
tout l’enjeu est qu'elle se reconnecte
avec sa région et prenne conscience
que la terre est un bien commun.”
Gaël Louesdon, directeur de la branche normande de Terre de liens
Depuis quatre ans, elle a notamment creusé son sillon « environnemental, éducatif et de finance responsable » en Basse-Normandie et « même en Haute-Normandie, l'une des régions les moins bio de France ». Cinq cents actionnaires ont déjà investi dans neuf fermes, avec « l'envie de préserver ce capital précieux que sont nos terres ET de redonner du sens à leur épargne, explique Gaël Louesdon, le directeur de la branche normande. On leur dit : reprenez en main une partie de votre épargne, vous connaissez son utilité sociale et environnementale, près de chez vous. La population est urbaine à 80 % : tout l'enjeu est qu'elle se reconnecte avec sa région et prenne conscience que la terre est un bien commun. »
Bref, Terre de liens permet de lutter concrètement contre la désertification rurale et l'étalement urbain, et de convaincre les élus locaux qu'une autre politique foncière est possible – eux qui sont « parfois démunis quand leurs terres agricoles sont menacées », poursuit Gaël Louesdon. « Quand l'une d'elle est transformée en zone d'activité, le prix de vente est multiplié par trois à cinq en moyenne. Pour une zone de lotissements, on multiplie par dix, vingt voire trente ! Nous proposons une autre manière de réfléchir à la façon de gérer, ensemble, une terre. »
Chaque année, une centaine de projets atterrissent sur les bureaux de Terre de liens : « Vingt à trente d'entre eux tiennent la route. On en sélectionne un à trois par an sur les deux régions, Haute et Basse-Normandie. Ensuite, chaque installation se fait sur douze à dix-huit mois. Il faut réunir 75 % des fonds avant installation et puis, ça prend du temps de persuader les élus, les voisins, les habitants du coin… » Comme à Saint-Aignan, chez Gaël Louesdon, élu de la commune depuis 2008, et où Antonin bataille ferme.
“Le discours anti-écolo passe plutôt bien ici.”
Gaël Louesdon, élu de Saint-Aignan-de-Cramesnil depuis 2008
La naissance d'une ferme, avec très peu de terres et en participatif ? « C'est un acte de résistance, une cellule souche qui, on l'espère, va se développer », dit Gaël. Une cinquantaine de citoyens ont investi, mais peu d'habitants de la commune. « Ils sont difficiles à convaincre, c'est un village-dortoir pour une majorité de gens qui bossent dans l'automobile, dans le tertiaire… Le discours anti-écolo passe plutôt bien ici. »
Les gens du coin ont d'abord observé Antonin en silence, lui qui a repris des terres qui n'avaient pas été cultivées depuis plus de vingt ans et qui travaille en traction animale, avec deux ânes « pour respecter la terre ». Personne ne lui a dit que le champ avait « servi à enterrer le matériel militaire de la région après la Seconde Guerre mondiale. Tous les trois mètres, je tombe sur des casques, des douilles, ça fait deux ans que je déterre des bouts de métal ! » Et puis, il y a ces deux couloirs de vent « qui font très mal ». « Normalement, on remplace une bâche tous les dix ans pour une serre, j'en ai déjà utilisé trois en deux ans… »
Soutenu par Terre de liens et de mieux en mieux inséré dans la commune, Antonin apprivoise le métier, vend ses cageots de légumes en direct et par le biais des paniers Amap (Association pour le maintien d'une agriculture paysanne), vient de créer un jardin communautaire. Et se donne quinze ans pour « développer l'aromate », plus facile à travailler et à forte valeur ajoutée. « Je veux prouver qu'un jeune peut s'installer en bio, qu'on peut inventer de nouveaux modèles. » En France, l'agriculture est essentiellement tournée vers l'élevage et les céréales, qui captent toutes les subventions européennes, alors que la demande de légumes est énorme : « En quatre ans, on est passés de quatre à quarante maraîchers bio dans la région. »
Grâce à un financement participatif, Sophie et Vincent s'installent dans une ferme acquise par Terre de liens. Ils étaient à la recherche de terres depuis huit ans. © Rémy Artiges pour Télérama
Il y a quelques mois, Sophie et Vincent visitent la ferme de Françoise Moraine, à Sainte-Marguerite-en-Ouche, près de Bernay (Eure). Membre de la Confédération paysanne, cette éleveuse au beau visage grave cherche avec son voisin Michel Coq, éleveur caprin, à « installer des jeunes dans le même esprit : une agriculture durable et de proximité. Avec l'idée de leur transmettre la ferme, nos cheptels, notre savoir-faire et notre clientèle ».
Vingt-trois hectares dont trois de vergers, des troupeaux de chèvres et de brebis, un charme fou. Et un endroit atypique pour la région : « L'Eure s'est spécialisée dans l'agriculture industrielle, explique Vincent, de grosses structures agricoles livrent des matières premières, lait et surtout céréales… La moyenne, dans le coin, c'est un agriculteur pour cent cinquante hectares, alors qu'ici, sur vingt-trois hectares, on peut faire vivre une famille. » Et un projet d'élevage en bio, avec commercialisation en circuits courts.
Françoise, éleveuse dans l'Eure, laisse sa ferme à Sophie et Vincent. Une façon de transmettre son éthique. © Rémy Artiges pour Télérama
Résultat, cent dix-sept souscripteurs de Terre de liens ont dit « banco » : des particuliers, des associations comme l'Amap ou les deux Biocoop de la région… La preuve, selon Vincent, Françoise, Gaël et les autres Terre de liens, que « la demande pour une autre agriculture est là ». Que la vraie modernité est dans les petites fermes diversifiées. « Pour l'instant, c'est sûr, dit Vincent, nous sommes minoritaires, surtout dans le coin. Mais la France s'est donné comme objectif d'avoir 20 % de surfaces en bio en 2020. Nous, on veut être acteurs de ce changement, et il faut bien commencer quelque part… ».
Combien de paysans faudrait-il dans votre région pour manger local et bio ? Il suffit de se connecter au Convertisseur alimentaire pour avoir la réponse, en un seul petit clic. Ce tout nouvel outil, à la fois ludique et ultra pédago, a été développé par Julien Losfeld, de l'antenne normande de Terre de liens, dans la lignée de la calculette à empreinte carbone proposée par le WWF.
Son objectif ? « Permettre à tout citoyen, mais aussi aux communes ou aux cantines scolaires, d'estimer les surfaces agricoles nécessaires pour se nourrir en bio, explique Gaël Louesdon. Un bon moyen pour prendre conscience des efforts à accomplir, mais aussi pour faire pression sur ses élus afin de faire bouger les choses ! C'est aussi une autre façon de faire le lien entre consommateurs et producteurs. » Et un bon résumé du message constructif de Terre de liens : la terre est l'affaire de tous.