Alors qu’aucun réacteur nucléaire au monde n’a jamais atteint l’âge canonique de 50 ans, EDF se bat pour prolonger la durée de vie de ses centrales à 60 années. Un choix économique et technologique non dénué de risques, et accueilli avec réserve par plusieurs hauts cadres de l’atome. Officiellement, les centrales n'ont pas de date de péremption, et l'exécutif reste indécis.
Allonger ou non la durée de vie des centrales nucléaires : la question monte en puissance au fur et à mesure de l’indécision de l’exécutif sur sa politique en matière d’atome. Dernier épisode en date, un article du Journal du dimanche du 13 octobre annonçant, sur la base de plusieurs sources anonymes, que le gouvernement s’apprêterait à autoriser EDF à prolonger de 40 à 50 ans le temps d’usage des réacteurs.
Les démentis de Pierre Moscovici (« aucune décision n’est prise ») et de Philippe Martin (« ce ne sont pas les commissaires aux comptes d'EDF qui déterminent et détermineront la politique énergétique de la France ») n’enlèvent rien à l’actualité du sujet, clairement posé sur la table. Par exemple, dans un rapport de la commission de régulation de l’énergie (CRE) de juin dernier, où figure l’hypothèse d’un allongement de dix ans de la durée des amortissements d’EDF afin de lisser la nécessaire hausse des tarifs (voir ici).

Ou encore, dans le rapport que la Cour des comptes a consacré aux coûts de la filière électro-nucléaire en janvier 2012, où l’on peut lire : « Le scénario industriel implicitement retenu aujourd’hui, sans aucune assurance sur son acceptation par l’autorité de sûreté du nucléaire, est celui d’un prolongement au-delà de 40 ans de la durée de fonctionnement des réacteurs, les capacités de production de substitution rendues nécessaires par un scénario à 40 ans n’ayant pas été lancées ni même programmées. »
« Le gouvernement est sur la ligne que les centrales sont une rente nucléaire et qu’il faut les garder », décrypte un expert indépendant. C’est en 2009 qu’EDF, unique exploitant des installations nucléaires hexagonales, a officiellement émis le souhait d’étendre leur durée de fonctionnement « significativement au-delà de 40 ans » et de « maintenir ouverte l’option d’une durée de fonctionnement de 60 ans » (voir ici).
Officiellement, les centrales n’ont pas de date de péremption puisqu’elles ont été autorisées à fonctionner sans limitation temporelle. « Toutefois, 40 ans correspondent à la durée de fonctionnement des réacteurs initialement envisagée par EDF », explique l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) dans une note de juillet dernier. Pour appuyer sa demande, l’électricien a conçu un programme de « maîtrise du vieillissement » et de « réévaluation de sûreté » pour hisser ses centrales au niveau des actuelles normes internationales, bien plus élevées que dans les années 1980, a fortiori depuis l’accident de Fukushima. Ce programme est en cours d’évaluation par le gendarme du nucléaire qui doit rendre un premier avis, non définitif, en 2015. Le processus est long et particulièrement lourd. Il pourrait être à l’ordre du jour du prochain conseil de politique nucléaire, le 15 novembre. Mais la toute première autorisation de prolongement de réacteur à 50 ans (Tricastin 1) ne pourrait pas être délivrée avant 2021 – à la fin du prochain mandat présidentiel.
En réalité, le gendarme du nucléaire ne respecte pas toujours scrupuleusement les anniversaires. L’examen de sûreté des 30 ans de la centrale de Fessenheim s’est ainsi déroulé avec plusieurs années de retard, au point que le deuxième réacteur atteignait 35 ans d’usage à l’issue de sa troisième visite décennale. Les procédures sont complexes, le système de contrôle souffre d’inertie.

Surtout, le cadre réglementaire a été conçu pour retarder le plus possible la mise à l’arrêt des réacteurs. En 2006, la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, dite « loi TSN », crée l’autorité de sûreté du nucléaire (ASN) et institue le premier régime légal complet des installations nucléaires de base. Mais elle prive aussi le pouvoir politique de la capacité de fermer les réacteurs pour des raisons autres que sécuritaires. « Aujourd’hui, la loi et les textes réglementaires font que la fermeture d’une centrale relève de la décision de l’exploitant et de l’ASN », explique Francis Rol-Tanguy, bien placé pour le savoir puisqu’il est le délégué interministériel à la fermeture de Fessenheim.
Alors qu’en 1997, le gouvernement de Lionel Jospin a pu décider l’arrêt de la centrale de Creys-Malville en raison de son coût excessif, aujourd’hui l’exécutif ne pourrait plus le faire. Le délai légal de clôture atteint quasiment quatre ans, soit presque autant qu’un quinquennat. Cette substitution du critère de sûreté aux critères de nature politique ou économique parmi les raisons légales de fermeture des réacteurs avait été obtenue de haute lutte par les énergéticiens, traumatisés par l’épisode Superphénix. Anne Lauvergeon, l’ancienne présidente d’Areva, s’en était ouvertement réjouie. Les parlementaires de l’époque, pour une part d’entre eux en tout cas, n’y avaient vu que du feu. Si bien que, facile et fréquente opération d’un point de vue technique, l’arrêt d’un réacteur est devenu un tabou politique.
D’où la nécessité aujourd’hui d’une nouvelle loi pour permettre à l’exécutif de fermer la centrale de Fessenheim. Cette disposition devrait figurer dans le projet de loi sur la transition énergétique attendue d’ici la fin 2014 : « Le président de la République a dit que le projet de loi devait rendre leur responsabilité aux politiques en la matière, c’est un élément très important », constate Francis Rol-Tanguy, qui pointe encore que « les procédures ont été écrites en 2007, à un moment où on ne s’attendait pas à passer aux actes le lendemain ».
L'effet falaise

S’il est aussi urgent de se demander si les centrales nucléaires françaises peuvent atteindre 50 ans ou plus, c’est parce qu’elles ont été construites dans un laps de temps si rapproché que le couperet des 40 ans pourrait tomber trop vite pour les remplacer au rythme de leur fermeture. À partir de 2017, il faudrait arrêter plusieurs réacteurs par an : ceux de Fessenheim, deux au Bugey en 2018 et deux autres en 2019 ; en 2020 pas moins de cinq réacteurs (à Dampierre, Gravelines et au Tricastin), en 2021 huit autres (au Blayais, à Dampierre, Gravelines, Saint-Laurent, au Tricastin). Ce que les spécialistes appellent « l’effet falaise » : 80 % du parc a été construit sur dix ans.
Dans son scénario, l’association Négawatt modélise la fermeture du parc en 22 ans, en ne dépassant pas 40 ans de vie industrielle (voir ici). Mais au prix d’un changement radical de paradigme énergétique, combinant baisse drastique de la demande et montée très forte des renouvelables. Ces deux objectifs sont, en théorie, ciblés par l’actuel gouvernement, mais dans les faits, pas du tout dans les proportions nécessaires pour un tel basculement.
Phénomène inhabituel au sein du monde de l’atome, des responsables expriment ouvertement leurs réserves quant à la perspective d’un allongement de la durée de vie des centrales. « La poursuite du fonctionnement des réacteurs au-delà de quarante ans n'est pas acquise », a déclaré le président de l’ASN, Pierre-Franck Chevet, selon qui « le rendez-vous des quarante ans est beaucoup plus exigeant que les révisions périodiques de la sûreté, qui ont lieu tous les dix ans » (voir ici).
Affirmer que le gouvernement va offrir dix ans supplémentaires aux centrales, « ce n’est pas le reflet de la réalité », explique Thomas Houdré, à la tête de la direction des centrales nucléaires à l’ASN, « nous n’en sommes qu’au stade préliminaire de la discussion. Le volume des travaux va être colossal, sans commune mesure avec ce qui a été fait sur le parc jusqu’à présent ».

EDF prévoit 50 milliards d’euros d’investissement pour mettre ses réacteurs au niveau d’exigence de sûreté post-Fukushima et les rénover (le « grand carénage »). Soit quasiment 1 milliard par réacteur (la France en compte 58), remarque Francis Rol-Tanguy, alors que ce chiffre ne comprend même pas les travaux à réaliser pour les prolonger de dix ans, qui ne peuvent être évalués puisque l’on n’en connaît pas encore la teneur. Or ces milliards, « quelqu’un les paiera », à commencer par les consommateurs. « L’avenir amène à se poser la question de la fermeture d’autres centrales, ce serait bien de ne pas avoir à en choisir les noms à la veille du second tour des élections présidentielles », poursuit le délégué interministériel, lors d’une conférence à l’Assemblée nationale, le 15 octobre. Il fait le vœu que ce sujet puisse être traité comme un autre, et non « dans un cadre extraordinaire ».
De son côté, l’ancienne ministre de l’écologie et de l’énergie, Delphine Batho, considère que « tout prolonger à 60 ans n’est pas une option soutenable. Il est important de diversifier les sources d’énergie ». Elle se dit favorable à la prolongation de certaines centrales mais à la fermeture d’autres afin de parvenir à un plafond de 50 % de nucléaire dans la production d’électricité, la promesse de campagne de François Hollande. À ses yeux, cet objectif n’est « pas le résultat d’un accord politique mais une nécessité ». Or si l’on réduit de 25 % la part de l’atome dans le mix énergétique, tout en réduisant de moitié la demande, il est arithmétiquement nécessaire de fermer des réacteurs.
Age moyen de fermeture, en 2009 : 23 ans

Mais au fait, combien de réacteurs nucléaires dans le monde atteignent 50 ans de fonctionnement en 2013 ? Aucun. 45 ans ? Un seul, en Suisse, à la centrale de Beznau. Plus de 40 ? 31, soit 7 % du parc mondial (ces chiffres proviennent d’Elecnuc, une publication du CEA). « Il n’y a pratiquement pas d’expérience au-delà de la quarantième année de fonctionnement », explique Bernard Laponche, physicien et membre de l’association Global Chance, qui ajoute que « tous les réacteurs arrivant à ces âges-là ont été conçus bien avant les accidents de Tchernobyl, en 1986, et même de Three Mile Island, en 1979 ». Au-delà du paradoxe, le vieillissement est un phénomène nouveau dans le nucléaire, comme le résume l’expert indépendant Yves Marignac dans une note publiée sur le site de Global Chance.
Au total, 121 réacteurs ont été définitivement arrêtés depuis la mise en service du premier appareil (ce fut en 1954, en Union soviétique). En moyenne, leur durée de vie n’a pas dépassé 23 ans, et seuls 14 d’entre eux avaient atteint 40 ans, indique Yves Marignac. Le plus ancien lors de sa fermeture, Calder Hall (au Royaume-Uni), affichait 46,5 ans d’exploitation. Quant à la technologie utilisée dans les centrales françaises, la filière des réacteurs à eau pressurisée (REP), elle est la plus partagée à l’international mais aussi parmi les plus jeunes. Leur âge moyen de fermeture était de 23 ans en 2009.
Ce passé n’interdit pas de réfléchir à l’allongement de leur durée de vie mais révèle que le retour d’expérience est très limité. En vingt ans, entre 1986 et 2006, le nombre d’événements « significatifs » de sûreté recensés par l’IRSN, les experts de l’ASN, n’a cessé d’augmenter, comme l’indique le graphique ci-dessous.

Pour l’IRSN (voir ici), « il apparaît que les mécanismes de vieillissement sont à l’origine d’une part importante des événements ayant conduit à des défaillances matérielles. Celles-ci peuvent être difficiles à détecter et avoir des conséquences significatives ».
Aux États-Unis, ces dernières années, plusieurs centrales ont vu leur autorisation de fonctionnement prolongée à 60 ans, un exemple souvent cité par le lobby du nucléaire. Mais en France, la durée de fonctionnement des centrales est comptée à partir de la première divergence (les premières fissions nucléaires) alors qu'aux États-Unis, elle est comptée à partir du début de la construction. « Cela peut faire une dizaine d'années de différence, voire plus », précise Bernard Laponche. En 2012, trois de ces réacteurs ont pourtant fermé, et un quatrième est en cours d’arrêt. La raison ? L’électricité qu’ils produisent est devenue trop chère sur le marché.
À partir de 40 ans, tous les réacteurs français seront amortis (en 2010, ils l’étaient à 75 %), c’est-à-dire qu’ils auront généré assez de recette pour compenser leur mise en marche. Mais pour la Cour des comptes, il faudra nécessairement augmenter les investissements de maintenance, en plus des évaluations de sûreté post-Fukushima (entre 5 et 10 milliards d’euros). Cette enveloppe pourrait aboutir à une hausse de 10 % du coût de production et représenter 3,7 milliards d’euros par an jusqu’en 2025.
À 50 ou 60 ans, les réacteurs français seront-ils encore compétitifs sur le marché européen du kilowatt/heure ? L’été dernier, EDF a dû payer pour vendre ses électrons, pendant quelques heures, du fait de « prix négatifs » sur le marché de gros européen : jusqu’à –200 euros le mégawatt-heure (MW), un record. Dans la foulée, l’électricien a mis à l’arrêt cinq réacteurs et réduit la puissance de dix autres. Il y avait trop d’offre, pas assez de demande, l’énergie d’origine renouvelable étant qui plus est prioritaire. L’année dernière, un rapport du Sénat avait établi qu’en cas de prolongement de la vie des centrales à 60 ans, le coût réel du MWh pourrait atteindre jusqu'à 75 euros en coût courant économique, contre 49,5 euros aujourd’hui selon la Cour des comptes.

Ce n’est pas qu’une affaire de sous. Fabriqués il y a 40 ans, certains composants des installations nucléaires n’existent tout simplement plus. L’électro-mécanique par exemple. « Une solution serait de passer à la technologie numérique, mais ce serait une grosse rénovation », précise Thomas Houdré de l’ASN. Il constate aussi que « le tissu industriel de la France n’est plus ce qu’il était : la chaudronnerie, la métallurgie…au moment de la construction du parc, il y avait une filière pour le soutenir ».
Du point de vue technique, le chantier du « post 40 ans » est double : « maîtrise du vieillissement » et amélioration de la conception des réacteurs. Parmi les failles identifiées par l’ASN : le sort des piscines. Dans toutes les installations, à part l’EPR en construction à Flamanville, les combustibles usés sont stockés en piscine avant d’être convoyés à l’usine d’Areva à La Hague. Mais pour l’autorité, « l’état actuel des piscines de désactivation restera en écart notable avec les principes de sûreté qui seraient appliqués à une nouvelle installation ». Si bien qu’« EDF doit réviser sa stratégie en matière de gestion et d’entreposage ».
De son côté, l’IRSN (voir ici) s’est inquiété de la tenue en service de l’acier des cuves des réacteurs de 900 MW, que l’on retrouve dans une bonne partie du parc (Blayais, Bugey, Chinon, Cruas, Gravelines, Saint-Laurent, et au Tricastin). Sous l’effet de l’irradiation, leur température monte avec les ans, ce qui crée un risque de rupture en cas de choc thermique. Par exemple, s’il fallait déverser beaucoup d’eau sur un réacteur en cas d’accident, comme à Fukushima.
Or, à cause de la standardisation des centrales hexagonales, en cas d’incident sérieux sur un réacteur, il faudrait arrêter tous ses semblables simultanément, a récemment expliqué l’ASN. Une mise à l’arrêt collective et non négociable, la sûreté primant sur tous les autres critères de décision.
Et si, en fin de compte, l’allongement à 50 ans n’était que comptable ? C’est la position que défend aujourd’hui Delphine Batho, l’ancienne ministre de l’écologie. EDF n’y est pas opposé. Le prolongement de vie serait virtuel. Il s’agirait alors d’un simple jeu d’écriture, permettant de réduire chaque année le poids de son amortissement. Tout bénéfice pour une société très endettée ? (34 milliards d’euros en 2013.) Pas si simple. Car une fois les réacteurs quarantenaires fermés, les recettes de leur activité s’éteindraient, déséquilibrant les comptes de l’entreprise. « Un acteur privé peut décider comptablement de la durée de ses investissements, analyse un expert indépendant, mais c’est plus compliqué si c’est de la reprise de provisions. » L’électricien est obligé par la loi de provisionner de l’argent pour le démantèlement futur des centrales pour chaque kilowattheure produit. S’il se mettait à puiser dans ces réserves pour financer son activité, c’est la collectivité qui se retrouverait prise en otage de ses difficultés. « C’est de la cavalerie financière ! Ce genre de bulle finit par exploser », met en garde Denis Baupin, député EELV et coordonnateur du groupe de travail sur la compétitivité des entreprises dans le débat sur la transition énergétique.

Physique ou de papier, le surplus de vie qu’EDF s’échine à obtenir pour ses réacteurs rayonne d’une haute valeur symbolique : la résistance à la transition énergétique. Refuser de préparer l’arrêt de ses centrales permet de continuer à occuper l’espace, et conserver sa place de premier électricien. Une forme de cordon sanitaire pour se protéger des bouleversements induits par le tournant énergétique allemand et l’inexorable essor des renouvelables en Europe, mais aussi du boom mondial du charbon, autre tendance massive de fond. Mais difficile de dire pour combien de temps.
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