Source : rue89.nouvelobs.com
Et si le Turc mécanique d’Amazon était l’avenir du travail ?
D’Amazon, le géant américain du commerce en ligne, on connaît assez bien les conditions de travail déplorables dans les hangars, la pression exercée sur les employés, etc., tout cela est maintenant bien documenté. Mais d’Amazon, on connaît moins le « The Mechanical Turk » ou, pour le dire en français, le Turc mécanique.
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Le Turc mécanique, gravure de Karl Gottlieb von Windisch dans le livre de 1783, « Raison inanimée » (Wikimedia Commons)
Le Turc mécanique d’Amazon, c’est une plateforme – un site internet donc –, sur laquelle s’inscrivent des entreprises d’un côté, et des particuliers – des travailleurs – de l’autre. Le principe est simple : les entreprises proposent des microtâches, auxquelles sont associées une rémunération (en général minime, 10 cents, 20 cents, ¼ de dollar) et un temps alloué (si vous prenez la tâche et ne la réalisez pas dans le temps alloué, elle est remise sur le marché).
Ça c’est le principe général. Et on voit bien à quelle vision du travail il correspond : travail décentralisé, précaire, flexible, individualisé, morcelé (le temps alloué pour une tâche, c’est 3 minutes, 10 minutes, 1 heure), sans aucun contrôle, sans aucune perspective (si ce n’est de devenir « Master », c’est inscrit sur le site, mais je ne sais pas très bien ce que ça veut dire, ni les critères d’accession à ce niveau).
Un canular du XVIIIe siècle
Quelles sont les tâches proposées ? Ces tâches sont en gros toujours les mêmes :
- certaines exigent une qualification minimale (essentiellement de la traduction de fragment de texte) ;
- la plupart exigent peu ou pas de qualification : la transcription de son en texte, du « taggage » (identifier des objets sur une image et nommer ces objets), classer des images en différentes catégories.
D’accord, mais pourquoi appeler cela de ce nom étrange : le Turc mécanique ?
Le Turc mécanique, c’est une référence à un très célèbre canular de la fin du XVIIIe siècle. Il s’agissait d’un automate, qui avait l’apparence d’un Turc, capable de jouer aux échecs et de résoudre quelques problèmes compliqués. Sauf que c’était une supercherie : à l’intérieur de l’installation, se trouvait un être humain qui manipulait le mannequin. Et ce Turc mécanique a fasciné les Européens du XVIIIe siècle, même après que la supercherie a été dévoilée.
Artificielle intelligence artificielle
Si Amazon se réfère à ce célèbre canular, ajoutant sur son site un sous-titre assez ironique – « artificial artificial intelligence », artificielle intelligence artificielle –, c’est parce que son service est une sorte de supercherie contemporaine, supercherie démasquée depuis longtemps.
Vous croyez que les entreprises qui vous vendent des transcriptions de réunion minute ont recours à des logiciels superperfectionnés ? Eh bien non, elles ont recours au Turc mécanique d’Amazon, à des petites mains éparpillées dans monde entier qui pour presque rien transcrivent en quelques minutes des petits morceaux de la réunion, des morceaux qui sont découpés par des algorithmes, distribués par des algorithmes, puis ré-assemblés ensuite par des algorithmes.
Même chose pour le classement d’images, même chose pour des identifications de personnes sur des photos. Et pourquoi ces entreprises ont-elles recours à des humains plutôt qu’à des machines ? Parce que, malgré les progrès de l’informatique, c’est très compliqué pour un ordinateur d’identifier des objets sur une image, classer des images en catégorie ou traduire, c’est très compliqué voire encore impossible. Voilà la supercherie.
« Peut-on être payé en roupies ? »
Ces tâches invisibles – mais importantes car elles créent des données qui seront ensuite travaillées par les algorithmes –, ce ne sont pas des machines qui les exécutent mais des gens, un sous-prolétariat mondialisé et exploité. Je ne sais pas combien de personnes cela concerne, je ne sais pas non plus quel type de gens se livrent à ce travail (si ce n’est qu’il doit y avoir pas mal d’Indiens, parce qu’une des questions fréquemment posées sur le site, c’est : « Peut-on être payé en roupies ? »). Ce serait intéressant d’avoir des données, ne serait-ce que pour savoir si le service est expansion.
Ce qui est le plus fascinant là-dedans, c’est qu’on est à la fois dans une forme de travail hypercontemporaine (son côté mondialisé, organisée par des algorithmes) et une forme très ancienne, qui rappelle les « calculateurs humains », ces gens qui, avant les ordinateurs, effectuaient des morceaux de calculs qui étaient assemblés pour réaliser des opérations complexes (on a beaucoup utilisé de calculateurs humains, et notamment des femmes sous payées, dans le projet Manhattan, qui a abouti à la création de la première bombe atomique).
Les ordinateurs ont fait disparaître les « calculateurs humains », mais ils ont fait apparaître une autre forme d’exploitation totalement invisible, cachée dans l’antre des machines. Ce n’est pas l’usine, mais c’est guère plus désirable.
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