La «normalité» est à la mode en Europe, en France tout spécialement. S'il est élu en mai prochain, François Hollande promet aux Français une présidence de la République «normale», ce qui compte tenu de la nature aberrante des institutions de la Ve République, relèverait du miracle. En attendant qu'il se produise, une touchante unanimité, couvrant pratiquement tout le spectre des idéologies, s'exprime en faveur d'une Banque centrale européenne qui deviendrait enfin «normale» en acceptant de faire les fins de mois des Etats souverains de la zone euro que leur impéritie chronique a conduits dans une impasse budgétaire.
Lors du dernier «sommet européen de la dernière chance» à Bruxelles, les 7 et 8 et décembre, M. Draghi a une nouvelle fois déçu les espoirs de tous ceux qui attendent de la banque centrale qu'elle sorte de son chapeau une solution miracle à la crise.
Mais, se rassurent-ils, ce n'est que partie remise. En mettant la main sur la gestion du futur Mécanisme européen de stabilité (MES), successeur du mal né FESF, et en obtenant par ailleurs une renaissance de ses cendres d'un Pacte de stabilité et de croissance sous stéroïdes, la banque centrale aurait créé les conditions lui permettant de faire son «devoir» si les exercices périlleux de refinancement des dettes souveraines tournaient mal sitôt la période des fêtes passée.
Avant même d'examiner l'accord «historique» de Bruxelles, dont le manque de précision et l'improbable mise en œuvre laissent au demeurant libre cours à de nombreuses interprétations, quelques petits rappels s'imposent.
En premier lieu, la banque centrale est le prêteur en dernier ressort... du système financier, pas de l'Etat. Le principe d'intervention en cas de crise bancaire a été établi outre-Manche, où la première banque centrale a vu le jour il y a plus de trois siècles, par le financier Walter Bagehot, par ailleurs fondateur du magazine The Economist, avec cette sentence devenue référence : «Lend freely, quickly, usually at punitive rates, and usually against good collateral» (Prêtez-leur librement, vite, normalement à des taux punitifs et contre des garanties solides).
De fait, depuis le début de la crise financière globale en août 2007, la BCE a prêté aux banques de la zone plus que librement, à des taux tout sauf punitifs, pour des durées de plus en plus longues (on en est à 36 mois) et contre des «collatéraux» de qualité de plus en plus suspecte. Ce que Bagehot n'avait pas anticipé, c'est le développement d'un système bancaire d'où l'idée même de faillite, même d'un établissement aussi vérolé que Dexia, soit bannie. La BCE, contrainte et forcée, a fait plus que son devoir de LLR (lender of last resort).
En revanche, la banque centrale n'a pas vocation à être le prêteur en dernier ressort des Etats. Pour cela, il y a, dans l'architecture financière globale, une institution dédiée, le Fonds monétaire international. Mais les moyens disponibles au FMI sont aujourd'hui dérisoires par rapport aux besoins, après plus de trente années de dérive incontrôlée des finances publiques dans les pays avancés. Ils ont été maintenus à un niveau lui permettant tout juste d'intervenir dans les pays dits en développement ou émergents, qui n'en ont d'ailleurs plus besoin depuis qu'en 1997, le FMI a été contraint de mobiliser des ressources externes auprès de la «communauté internationale» afin de voler au secours des pays asiatiques.
Quant aux nostalgiques de la Banque de France d'avant la réforme de 1973, qui a interdit les avances de trésorerie au Trésor, ils commettent un contresens (à l'image de cette vidéo infantile, voir ici). Ces avances étaient, par définition, d'ampleur et de durée limitées. Imagine-t-on un instant une banque centrale qui apporte son concours permanent à des gouvernements dont les budgets sont déficitaires de manière récurrente pendant 35 années consécutives, conduisant à accumuler (avant la crise) une dette supérieure à 60% du PIB. Adossée à quel bilan et par quelle autre moyen que la planche à billets fonctionnant à jet continue?
Autre observation, en passant : «l'assouplissement quantitatif» de la Fed et de la Banque d'Angleterre, donnée en exemple à la BCE, n'a pas comme objectif avoué de refinancer durablement les gouvernements américain et britannique mais, comme ce fut le cas de la Banque du Japon qui inaugura cette stratégie, de rétablir le financement de l'économie: il s'agit de «dégeler» les circuits du crédit quand une économie est tombée dans une trappe à liquidités. Avec des résultats d'ailleurs tellement mitigés que l'économiste Kenneth Courtis estime qu'il faudrait rebaptisé «Titanic 2» le «QE2» piloté par Ben Bernanke.
Pour justifier l'entorse faite aux traités par les opérations de rachat de dettes publiques sur le marché secondaire (près de 200 milliards d'euros à ce jour) entamées en mai 2010, la BCE a d'ailleurs invoqué la nécessité de préserver ou rétablir le mécanisme de transmission de la politique monétaire.
Enfin, dans un pays qui, comme la Grande-Bretagne, ne jouit pas du privilège exorbitant de pouvoir financer ses déficits dans la principale monnaie de réserve (c'est-à-dire par les autres pays tant qu'ils acceptent de jouer le jeu), la contrepartie de cette politique monétaire ultra-laxiste est un programme drastique d'austérité budgétaire (suppression de 700.000 postes de fonctionnaires, par exemple), pour restaurer à marche forcée la solvabilité à moyen et long terme de l'Etat. «There is no such thing as a free lunch», tout se paye.
Ce n'est pas parce que la monétisation de la dette se révèle historiquement une pratique courante, avant même l'apparition des banques centrales, qu'elle relève pour autant de la “norme”. Bien au contraire, elle est la manifestation d'une rupture du contrat entre la société et sa monnaie, puisqu'elle revient de facto à en détruire la valeur, du “débasement” à l'hyperinflation en passant par la simple dévaluation (dollar et livre sterling aujourd'hui).
Ce qui ramène à la crise, non de l'euro comme monnaie, mais de la dette souveraine d'une partie des pays de la zone euro, et aux «solutions» que «Merkozy» vient d'imposer aux 26 (moins le Royaume-Uni) à Bruxelles. Passons sur le fait que l'Union européenne, embourbée depuis le calamiteux traité de Nice dans un interminable marathon constitutionnel, croit toujours répondre par la norme juridique à des problèmes de stratégie économique.
Mais sur le contenu même, «l'accord» est un trompe-l'œil. En premier lieu, la réaffirmation solennelle des «critères de Maastricht», notamment le plafond de 3% pour les déficits, est une mauvaise plaisanterie. Ce qui attend les pays les plus exposés, c'est la nécessité de dégager, pendant de longues années, un excédent primaire (avant charge de la dette) de leurs comptes publics. Ensuite, chacun sait que les sanctions financières, automatiques ou pas, sont inapplicables et ne seront pas appliquées aux pays en infraction. C'est comme pour l'arme nucléaire, leur efficacité ne peut être que dissuasive.
En fait, la disposition la plus significative du «paquet Merkozy» est l'engagement pris auprès du secteur financier privé, banques et assurances, qu'il ne sera plus jamais appelé à participer à la restructuration (c'est-à-dire à l'effacement partiel) de la dette souveraine d'un pays européen. Plus jamais la Grèce. Les banquiers, qui se rangent, c'est compréhensible, parmi les plus chauds partisans d'un rachat des dettes publiques par la BCE, sont ainsi exonérés de leurs erreurs de jugement ou de leur avidité passés. «Never say never again» : cet engagement contient un double pari, largement ouvert.
Soit la BCE sera en fin de compte contrainte de racheter les dettes, les pertes éventuelles étant assumées par les banques centrales nationales membres de l'eurosystème (c'est-à-dire le contribuable), à due concurrence de leurs moyens. Autrement dit, l'Allemagne paiera. Soit que la crise de la dette souveraine ne serait (Grèce exceptée) qu'une question conjoncturelle de liquidité et pas un problème structurel de solvabilité. Le premier scénario est à haut risque : il implique que la cavalerie, comme dans les westerns, arrive à temps pour sauver les pionniers du massacre.
Quant à la réponse positive à la deuxième question, elle n'est pas acquise et ne pourrait être que collective et dynamique. Et c'est ici que le couple franco-allemand joue petit bras, planté sur la ligne de fond de court avec une absence totale d'imagination et d'ambition. Pour le candidat Nicolas Sarkozy, le plateau européen reste, comme il l'est depuis quatre ans et demi, l'occasion de se mettre en scène.
L'affaiblissement des institutions européennes ne fait pas un programme, la méthode «intergouvernementale», qui flatte l'ego surdimensionné des dirigeants nationaux et repose sur une illusion de souveraineté, ayant fait la preuve de sa nocivité. Pour la fille de pasteur Angela Merkel, qui avance à reculons depuis le début de cette crise, l'Allemagne «réformée» donnée en exemple aux économies périphériques tient lieu de stratégie européenne.
Comme déjà expliqué (lire ici), les créateurs de l'euro étaient bien conscients que la monnaie unique n'était qu'un des éléments d'un saut qualitatif vers plus d'Europe : de nouvelles politiques communes (le Livre Blanc Delors-Lamy de 1993), un budget européen digne de ce nom alimenté par un impôt européen, la stratégie de Lisbonne, l'achèvement du marché intérieur dans les services, etc. Ces ambitions, éclipsées par la priorité donnée au pathétique débat constitutionnel, se sont brisées sur le mur des égoïsmes et des aveuglements nationaux.
L'euroland n'est pas une zone monétaire optimale ? La belle affaire. Les Etats-Unis non plus, qui ont pourtant la même monnaie depuis deux siècles et une banque centrale depuis bientôt cent ans. La monnaie est toujours une construction politique et sociale. C'est par la politique qu'elle peut vivre... ou mourir. L'euro n'échappe pas à la règle.
Le danger majeur est que les Européens, tétanisés par le défi immédiat de survivre à cette crise, perdent de vue la longue perspective. La tempête financière n'est pas née en Europe mais aux Etats-Unis. Après la crise financière asiatique de 1997, qui était, pour les pays avancés, un avertissement pratiquement sans frais, les responsables européens n'en ont tiré aucune leçon, estimant que l'existence même de l'euro, à partir de 1999, mettrait en quelque sort le Vieux Continent à l'abri des chocs exogènes provoqués par les déséquilibres globaux (qui impliquaient essentiellement les Etats-Unis d'un côté, l'Asie de l'autre) et de la contamination par une vérole financière venue d'outre-Atlantique. Erreur.
Même s'il évoque diplomatiquement l'action des banques centrales en termes généraux, ce texte est un réquisitoire contre «la normalité» dont rêvent en Europe tous ceux qui, ayant idolâtré Alan Greenspan avant de brûler ce qu'ils adoraient hier, démontrent qu'ils n'ont rien appris. Que Stark se soit exprimé ainsi chez Richard Fischer, «dissident» au sein du comité de politique monétaire présidé par Ben Bernanke, le continuateur de Greenspan, est peut-être dû au hasard. Ou peut-être pas.
Stark explique comment la relation «vertueuse» entre mondialisation et stabilité monétaire pendant la période de la «Grande Modération» a révélé des vices cachés lorsque la crise financière a changé de dimension en septembre 2008. Complaisance, croyance illusoire dans la capacité de «mircrogérer» («fine tuning») l'activité économique, absence de vision à moyen terme des processus inflationnistes, négligence dans la régulation et la surveillance des acteurs financiers, incompréhension de la dynamique du crédit et indifférence pour ne pas dire complicité à l'égard des phénomènes spéculatifs sur les actifs: y passe tout ce qui a caractérisé la politique de Greenspan/Bernanke et que la BCE n'a pas cru devoir critiquer publiquement à l'époque.
De leurs propres erreurs ou de leur impuissance à se faire entendre dans leurs mises en garde aux politiques (dans le cas de BCE), les banques centrales vont subir les conséquences.
«Les autorités monétaires, relève Jürgen Stark, courent le risque de devoir endosser le fardeau créé par les actions d'autres parties prenantes. Des défis cruciaux à cet égard incluent le danger de voir la politique monétaire surchargée par des régimes budgétaires dominants à cause du comportement budgétaire irresponsable des gouvernements et de finances publiques en ruines. Il y a aussi le danger que la politique monétaire soit dominée par des préoccupations de stabilité financière, la stabilité des prix étant prise en otage par la stabilité financière.»
Ce n'est plus un risque, c'est une réalité. Les pressions quasi unanimes pour que la BCE rentre enfin dans le rang, devienne une banque centrale «normale», ne peuvent que s'intensifier.
Avant de quitter le navire, le représentant de l'orthodoxie germanique affirme (il n'est pas le premier) que les «autorités monétaires doivent rappeler aux autres acteurs qu'il y a des limites à ce que la politique monétaire peut faire pour sortir l'économie globale d'un problème qui doit être traité à la racine». Propos frappé au coin du bon sens. La difficulté est que dans un asile de fous, c'est l'esprit sain qui n'est pas «normal».