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Médiapart - 27 mars 2012 |
C’est un vent de panique qui souffle depuis quelques jours dans les tribunaux de commerce, car on y a appris une nouvelle – dont Mediapart a eu connaissance – qui pourrait remettre en cause jusqu’à leur existence dans leur forme actuelle : le 6 mars dernier, la Cour de cassation rendait un arrêt renvoyant au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité visant « l’indépendance », « l’impartialité » et les « compétences professionnelles » des juges des tribunaux de commerce. Éclaboussée depuis des lustres par des scandales portant sur des affaires de conflits d’intérêt, de trafics d’influence ou de corruption, la justice consulaire française pourrait s’en trouver menacée. Et la prochaine majorité issue des urnes pourrait être contrainte de voter en urgence une réforme législative pour réformer ces juridictions.
C’est une minuscule affaire qui est à l’origine de ce séisme dans le monde judiciaire, en l’occurrence un différend commercial entre deux petites sociétés, d’un côté la société David Ramirez (une société unipersonnelle de travaux de maçonnerie générale et gros œuvre en bâtiment, implantée à Vinca, dans les Pyrénées-Orientales), de l’autre, la société Eureloc (société de location de véhicules, implantée à Saint-Sauveur, en Haute-Garonne) qui devait être tranché par le tribunal de commerce de Toulouse. C'est dans le cadre de cette procédure qu'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) à été soulevée par l’une des parties.
Comme le veut la nouvelle procédure, cette QPC a été transmise à la Cour de cassation qui a la possibilité de la rejeter ou alors, si elle lui semble sérieuse et fondée, de la renvoyer devant le Conseil constitutionnel. Comme l’explique le site internet de la Cour de cassation, « depuis le 1er mars 2010, tout justiciable peut, au cours d’une instance judiciaire, invoquer l’inconstitutionnalité d’une disposition législative, au moyen d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question est transmise par le juge du fond à la Cour de cassation [ou, selon l’affaire, au Conseil d’État], puis au Conseil constitutionnel, lorsque les conditions posées par la loi organique du 10 décembre 2009 sont remplies. » Le site Internet du Conseil constitutionnel apporte lui aussi de nombreux éclairages sur cette nouvelle procédure (ils sont ici).
C’est donc cela qui a conduit, le 6 mars, la Chambre commerciale de la Cour de cassation à rendre l'arrêt à l’origine de cette tempête. Les noms des parties en présence tomberont vite dans l’oubli, mais la décision risque d’être célèbre.
Très court – il tient seulement en deux pages –, l’arrêt révèle tout d’abord ce sur quoi porte cette fameuse question prioritaire de constitutionnalité. Elle est ainsi rédigée : « Les articles L722-6 à L-722-16 et L-724-1 à L724-6 du Code de commerce sont-ils conformes à la Constitution, pris sous l’angle des principes d’indépendance, d’impartialité et de compétences professionnelles ».
Voici cet arrêt (*à voir sur le site de Médiapart) Appuyer sur la touche « Ctrl » de votre clavier + cliquer gauche sur le lien ci-dessous
Tribunaux de commerce: l'arret de la Cour de cassation
En fait, la question vise l’ensemble du fonctionnement des tribunaux de commerce. Comme on peut le vérifier sur le site Internet de Legifrance, les articles L722-6 à L-722-16 du Code du commerce définissent dans le détail les mandats des juges des tribunaux de commerce. Et les articles L-724-1 à L724-6 codifient la discipline, donc l'éthique des juges des tribunaux de commerce. C’est en somme une bonne partie de l’organisation et du fonctionnement des tribunaux de commerce qui est visée par cette QPC. Et elle l'est sur le point névralgique qui alimente la controverse autour des tribunaux de commerce depuis des décennies : la compétence, l’indépendance et l’impartialité des juges de ces juridictions.
Dans sa décision de renvoi, la Cour de cassation mentionne en effet un attendu très lourd de sens : « Attendu qu’en ce qu’elle conteste des dispositions définissant les statuts des juges des tribunaux de commerce, au motif qu’elles ne constitueraient pas des garanties suffisantes à l’exercice de la fonction juridictionnelle à titre occasionnel, la question [prioritaire de constitutionnalité] présente un caractère sérieux au regard des exigences qui s’attachent aux principes constitutionnels de l’indépendance et de l’impartialité des magistrats ainsi que de la capacité professionnelle pour l’accès aux emplois publics. » Et l’arrêt poursuit tout aussitôt : « D’où il suit qu’il y a lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel. »
On peut formuler la question avec plus de brutalité que ne le fait la Cour de cassation : les juges des tribunaux de commerce ne sont-ils pas, pour beaucoup d’entre eux, incompétents, quand ils ne sont pas, parfois, en conflit d’intérêt, sinon même corrompus ? Et le soupçon qui pèse fréquemment sur eux ne contrevient-il pas à l’exigence démocratique d’une justice sereine et impartiale ?
Cette question prioritaire de constitutionnalité est donc une bombe judiciaire, car elle met le doigt sur la faille majeure de la justice consulaire. Juridictions corporatistes composées de juges qui ne sont pas des magistrats professionnels mais des chefs d’entreprises ou des commerçants élus par leurs pairs, elles rendent des décisions qui sont souvent contestées au double motif qu’elles peuvent contrevenir au droit ou qu’elles peuvent être entachées de soupçons d’entente ou de connivence.
Or, le Conseil constitutionnel a rendu dans le passé de nombreuses décisions qui visent à garantir l’indépendance et l’impartialité de la justice, dans le prolongement de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Les meilleurs spécialistes n’excluent donc pas que le Conseil constitutionnel, qui a trois mois pour statuer, c’est-à-dire jusqu’au 6 juin, puisse annuler les articles concernés du Code du commerce. Dans ce cas de figure, plusieurs options seraient ouvertes : l’annulation peut être totale ou ne s'appliquer qu'aux décisions de justice à venir. Comme il l’a fait dans le cas du système des gardes à vue, le Conseil constitutionnel peut aussi accorder un délai à la puissance publique, le temps que le gouvernement élabore un projet de loi, que le législateur l’examine et le vote.
Toujours dans cette hypothèse, quelle pourrait alors être l’issue ? En fait, la question fait débat depuis de très nombreuses années. Tout au long du XIXe puis du XXe siècle, le manque de compétence en droit et le manque d’indépendance des juges ont alimenté la controverse. Et de nombreuses réformes ont été conçues, mais aucune n’a finalement abouti.
Dans la foulée de l’alternance de 1981, le Garde des Sceaux de l’époque, Robert Badinter, avait ainsi voulu engager une réforme très énergique et courageuse, tendant à basculer vers l’échevinage (lire ici la définition sur Wikipedia), c’est-à-dire un système où le président du tribunal est un magistrat professionnel, et ses assesseurs des juges élus. C’est ce système de l’échevinage qui existe en Alsace-Moselle et dans les DOM-TOM.
Mais à l’époque, Robert Badinter s’était heurté à une fronde très violente des tribunaux de commerce, où les réseaux affairistes – liés pour certains d’entre eux à des obédiences maçonniques – sont très influents, notamment au tribunal de commerce de Paris. La crainte de Bercy d’avoir à créer de nouveaux postes de magistrats pour les quelque 230 tribunaux de commerce avait fait le reste : la réforme avait été enterrée.
Résultat : l’affairisme avait aussitôt repris et ne s'est, depuis, jamais interrompu. Et les tribunaux de commerce ont gardé leur très fâcheuse réputation, connaissant des dérives et des dysfonctionnements aussi nombreux que scandaleux. En veut-on quelques illustrations récentes, il suffit de se replonger dans des enquêtes – édifiantes autant que révoltantes – de ma consœur de Mediapart Martine Orange. Au hasard, en voici un petit florilège :
On peut aussi se reporter à cet éloquent billet de blog :
Au lendemain de la présidentielle, le premier projet de loi du nouveau gouvernement visera-t-il à remettre de l’ordre dans une justice à la dérive ? Si c’est François Hollande qui est à l’Elysée, il aura dans son entourage un proche qui pourra l’éclairer. Avec François Colcombet, le socialiste Arnaud Montebourg a en effet écrit en 1998 un rapport célèbre, présentant les conclusions d’une commission d’enquête de l’Assemblée nationale « sur l’activité et le fonctionnement des tribunaux de commerce ».
Ce rapport peut être consulté ici
Comprenant de très nombreuses propositions de réforme, ce rapport présentait aussi des témoignages très impressionnants recueillis lors des auditions auxquelles la Commission avait procédé. On en trouve trace en particulier dans cette partie du rapport. « Développement de la corruption » ; « financement opaque » ; « modes de gestion occultes » ; « fonctionnement propice aux dérives » ; « trafic d’influence » ; « règne de l’opacité » : les accusations portées par les personnalités entendues étaient accablantes et présentaient l'image d'une justice sous influence indigne d'une démocratie.
Alors, dans le cadre d’une refondation démocratique, un gouvernement de gauche aurait-il le courage de réformer cette justice qui va travers ? Si le Conseil constitutionnel en décide ainsi, il pourrait ne pas avoir le choix et, contraint et forcé, devoir se montrer courageux…