De notre envoyé spécial à Bruxelles
C'est la principale vertu de la crise politique italienne : elle relance avec force le débat sur les bienfaits de l'austérité en Europe, qui s'était presque évanoui ces derniers mois. Depuis les résultats du scrutin, qui ont plongé Bruxelles dans un état de choc, d'autres signes d'un ras-le-bol populaire à l'encontre de l'extrême rigueur se sont multipliés, comme autant d'avertissements destinés aux dirigeants européens.
Au Portugal, des centaines de milliers de personnes sont descendues samedi dans les rues de 40 villes du pays, pour dénoncer une énième visite de la « Troïka » (commission européenne, FMI, BCE) à Lisbonne.
En Grande-Bretagne, des électeurs ont profité jeudi d'une élection partielle organisée à Eastleigh, dans le sud de l'Angleterre, pour infliger un camouflet à David Cameron : la formation du chef du gouvernement s'est fait doubler, non seulement par les libéraux-démocrates, mais aussi par les nationalistes d'UKIP, cette formation xénophobe et euro-sceptique qui est favorite des sondages pour les élections européennes de 2014 en Grande-Bretagne.
En Autriche enfin, où deux élections régionales anticipées se déroulaient dimanche, l'homme d'affaires milliardaire Frank Stronach, 80 ans, a réussi dimanche son pari. Sa formation, jusqu'alors totalement inconnue, est entrée dans les parlements régionaux de Carinthie et Basse-Autriche, grignotant notamment sur l'électorat traditionnel de l'extrême droite grâce à un discours là encore très eurosceptique.
Dans ce contexte, les indicateurs économiques des derniers jours semblent confirmer le sombre scénario d'une Europe qui, selon l'expression du prix Nobel américain Paul Krugman, « s'auto-détruit ». Dans ses prévisions de printemps, la commission anticipe désormais une récession pour la zone euro tout entière (–0,3 %) cette année. Quant au chômage, son taux a atteint, en janvier, un sommet historique, à 11,9 % dans la zone.
« Il faut s'attendre à des tensions sociales et politiques d'une rare intensité. Les peuples européens vont faire face à une situation sans précédent », avait prédit l'économiste André Orléan, directeur de recherche à l'EHESS, dans un entretien en janvier à Mediapart. Les convulsions des derniers jours pourraient bien lui donner raison.
Pourtant, au cœur de la machine bruxelloise, la musique est très différente. En tout cas au sein de la commission européenne, dont les compétences ont été accrues pour gérer la sortie de crise, et en particulier surveiller les politiques budgétaires des États membres (à travers une batterie de textes entrés en vigueur depuis moins d'un an, comme le « six pack », puis le traité dit « TSCG », et enfin le « two pack »). Le message reste toujours le même : les États doivent poursuivre leurs politiques d'« assainissement budgétaire », quels que soient les sacrifices par lesquels il faudra passer. L'austérité, combinée à des réformes structurelles, est la seule voie possible.
José Manuel Barroso, le patron de la commission, l'a reconnu sans détour la semaine dernière : « La question à laquelle nous devons répondre est la suivante : faut-il déterminer notre politique économique en fonction de considérations électoralistes de court terme, ou en fonction de ce qu'il doit être fait, pour remettre l'Europe sur le chemin d'une croissance durable ? Pour moi, la réponse est claire. »
Quant à Olli Rehn, l'austère commissaire finlandais, responsable respecté des affaires économiques, il observe la même ligne intransigeante. Dans une intervention jeudi à Londres, il s'est toutefois risqué à une provocation inhabituelle de sa part, se disant... keynésien. « Je ne suis pas sûr que le propre Keynes serait keynésien aujourd'hui (...) Moi, en tout cas, j'en suis un », a-t-il lâché, en référence à l'auteur de la Théorie générale, souvent désigné comme l'instigateur du « New Deal » aux États-Unis, politique de relance de l'économie par la... dépense publique. Ce qui n'a pas empêché le commissaire, dans la foulée, d'exhorter les pays en crise à poursuivre sur le chemin de la rigueur.
Bref, le noyau dur de la commission refuse tout changement de cap, et serre les rangs. Et comment ne pas voir en Mario Monti, le président du conseil italien, applaudi à tout rompre lors d'une conférence à Bruxelles jeudi, deux jours à peine après avoir encaissé un sévère revers dans les urnes en Italie, un symbole de cet entêtement bruxellois, insensible aux aléas électoraux ?
Le refrain est à peu près identique à Francfort, où siège la Banque centrale de Mario Draghi, mais aussi à Berlin. C'est Wolfgang Schaüble, le ministre des finances allemand, qui est sans doute l'auteur de la formule la plus spectaculaire : il a évoqué le risque d'une « infection » de la crise italienne au reste de l'Europe, sans hésiter à stigmatiser une nouvelle fois les pays du Sud de l'Europe.
Pourquoi cette rigidité ? L'une des explications est liée à la tenue d'élections générales en Allemagne, à l'automne prochain. D'ici là, les chantiers européens sont suspendus, selon un consensus implicite à Bruxelles. Plus question d'évoquer au grand jour la future union bancaire (dont les travaux avancent), ou de voler au secours d'un nouvel État menacé de faillite. Encore moins de desserrer l'étau de l'austérité, clé de voûte de la politique allemande... Bref, la crise italienne tombe à un très mauvais moment.
C'est tout l'enjeu des semaines à venir : l'Europe peut-elle se permettre d'attendre la fin de l'année, et l'après-scrutin allemand, pour lâcher du lest budgétaire ? La commission va-t-elle oser opérer un virage d'ici là ? Concrètement, deux pistes sont envisageables. D'abord en jouant sur le calendrier, en allongeant la durée de remboursement de la dette : ce serait un ballon d'oxygène pour bon nombre de pays. La commission a déjà accordé à certains pays, comme la Grèce, le Portugal ou l'Espagne, au cas par cas, une année supplémentaire pour tenir les objectifs budgétaires. L'exécutif n'exclut pas de donner un délai à Paris également.
Autre piste : s'assurer que les politiques d'austérité au Sud de l'Europe soient complétées par des politiques de relance au Nord (« contracycliques », disent les économistes), pour relancer l'activité dans toute l'Europe, et contrer la récession. L'Allemagne est directement visée, car elle en aurait les moyens. Mais la campagne électorale rend le scénario impossible.
Dans son discours à Londres, le commissaire européen y a pourtant fait directement allusion : « Ceux qui ont des marges de manœuvre budgétaires peuvent poursuivre des politiques contracycliques, avec des investissements ciblés dans des projets porteurs de croissance, comme la recherche et les infrastructures : c'est ce que fait la Suède aujourd'hui. » Mais les remarques de Rehn ne devraient pas avoir beaucoup d'impact outre-Rhin...
D'autres voix, toutefois, se font entendre dans la capitale belge. Y compris des commissaires de l'équipe Barroso, qui désapprouvent l'extrême rigueur prônée par la commission. C'est le cas de l'Italien Antonio Tajani, à l'industrie (ex-proche de Silvio Berlusconi), qui a déclaré que « les Italiens ne veulent pas seulement des sacrifices et encore des sacrifices ». Autre second couteau de l'exécutif européen, le socialiste hongrois Laszlo Andor s'est ouvertement interrogé : « Les prévisions économiques continuent de se détériorer. À part conserver la foi, est-ce que nous ne devrions pas nous y prendre différemment ? »
De manière plus spectaculaire, le débat est en train de prendre dans un pays jusqu'alors modèle en Europe pour la gestion de ses comptes publics – et proche allié de Berlin lorsqu'il en va de l'austérité : les Pays-Bas. Le ministre des finances (et président de l'Eurogroupe) Jeroen Dijsselbloem, qui doit annoncer une batterie de nouvelles mesures en fin de semaine, a prévenu : « Nous ne devrions pas étudier uniquement des mesures d'économies budgétaires, mais aussi des dispositifs pour relancer l'économie et créer des emplois. »
Ces voix suffiront-elles à contraindre la chancelière Angela Merkel à bousculer son calendrier de campagne ? François Hollande avait tenté, dans la foulée de sa victoire à la présidentielle, de faire bouger les lignes à Bruxelles, obtenant un « pacte de croissance » en juin 2012. Mais son contenu s'est révélé décevant, et n'a pas suffi à sortir l'Union de l'anémie économique. Aujourd'hui, le silence du président français sur les leçons du scrutin italien est saisissant.