Le Cheylard, de notre envoyée spéciale
De ce jeudi 3 novembre au Cheylard, on se souviendra peut-être des trombes d'eau et des bourrasques de vent qui balayaient l'Ardèche. Mais on n'oubliera jamais qu'un millier d'habitants ont ce jour là battu le pavé en chantant l'Internationale! Des ouvriers, des artisans, des commerçants qui avaient symboliquement baissé le rideau, tous liés, tous solidaires. De mémoire de Cheylarois, du jamais vu! Même pour la bataille des retraites.
Les soubresauts de l'Europe ? La crise de la dette grecque ? La campagne présidentielle ? Au Cheylard, petite commune à 60 kilomètres à l'ouest de Valence, «on s'en fout», et on vous le dit tout de go. Dans cette contrée ardéchoise de 3.500 habitants, au confluent de la Dorne et de l'Eyrieux, que l'on rallie au détour d'un enchaînement de virages, on aimerait bien passer au journal télévisé de 20 heures, à la place du trio Sarko-Merkel-Papandréou. Pour parler d'un sujet bien plus anxiogène à l'échelle du département que les «triples AAA» auxquels «on ne pige rien», confie une habitante. Ici, il s'agit d'un séisme social qui menace au pied du Parc naturel des monts d'Ardèche, symbole d'une France qui se désindustrialise irrémédiablement.
En jeu: l'avenir de deux fleurons du pays qui s'exportent dans le monde entier, deux groupes 100 % familiaux, poumons économiques de l'Ardèche, Chomarat Textile Industries et Bijoux GL. Le premier, créé en 1898, fabrique différents types de textiles, de plastiques et de fibres de verre pour Vuitton, PSA-Renault, Vestas, Rossignol... Multi-métiers, multi-technologies, le groupe a des usines en Espagne, en Tunisie, aux Etats-Unis, en Chine, et possède les 130 boutiques de prêt-à-porter Chattawak en France.
Le second, né en 1917, est l'un des leaders européens de la bijouterie fantaisie haut de gamme, la plus grosse fabrique française de bijoux en argent et plaqué or.
Sans ces deux usines qui emploient 1.500 habitants à elles seules, dont des dizaines de couples, la commune du Cheylard ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Une exception. Un bassin de vie qui n'avait jamais connu de crises majeures, second pôle industriel d'Ardèche après Annonay. Nichée dans une zone géographique totalement enclavée, Le Cheylard a un taux de chômage de 5 à 8 % bien en deçà de la moyenne départementale (entre 10 et 12 %) et un pouvoir d'achat supérieur à la moyenne régionale.
Avec sept banques, dont la Debulac, une banque d'affaires privée, deux cinémas «avec des sorties nationales», quatre dentistes, sept médecins, un hôpital, une maison de retraite, des magasins d'usine prisés, une zone commerciale rutilante..., la commune n'a rien à voir avec les villages fantômes que l'on traverse pour la rejoindre.
Jean, un commerçant à la retraite qui a vu passer toutes les crises depuis le choc pétrolier de 1973, le concède: «On est privilégiés comparés aux autres cantons. Quand les villages alentour piquaient du nez, on passait entre les gouttes des orages et on continuait à se développer. C'est sans doute pour ça qu'on a une mairie de droite depuis 1989.»
Attablé à l'Estanco, l'un des rares restaurants ouverts le soir, ce Lyonnais d'origine, tombé sous le charme du Cheylard il y a une trentaine d'années, retrace l'épopée industrielle de la vallée, avec une pointe de nostalgie:« Jusque dans les années 2000, les usines tournaient à plein et payaient très bien. Les ouvriers faisaient les trois-huit, les cinq-huit. Sur deux salaires qui rentraient à la banque, un ne ressortait jamais! Il n'y avait pas un chômeur. Les patrons étaient obligés d'aller recruter la main-d'œuvre à des kilomètres à la ronde jusqu'à Aubenas.»
Un notaire, venu s'installer dans le coin, l'avait pourtant prévenu: «Vous vivez mieux que tous les gens d'Ardèche. Vous êtes dans une bulle. Un jour, elle va vous éclater à la figure.» Jean lui avait ri au nez: «On est une table à trois pieds solides avec CTI, Bijoux GL et Perrier, l'autre grosse boîte du coin qui emploie 160 salariés, spécialisée dans l'embouteillage.» Aujourd'hui, il a revu son point de vue: «La table était bancale.»
«Qu'est-ce qu'on attend pour séquestrer les patrons?»
«La belle époque», qui a permis à des générations d'ouvriers d'accéder à la propriété, de se payer un appartement à la mer, une piscine privée, plusieurs voitures par famille, est révolue. Bijoux GL vient d'annoncer 14.000 heures de chômage partiel pour les deux mois à venir, soit des semaines à quatre jours au lieu de cinq pour 150 personnes, et une délocalisation possible en Thaïlande, où elle possède déjà une filiale. Les 680 employés sont abasourdis.
La firme, dans le rouge, subit de plein fouet la concurrence des Chinois sur leur principal marché, l'Afrique, la hausse vertigineuse des coûts de l'or et de l'argent ainsi que la baisse du pouvoir d'achat des Français qui privilégient désormais les biftecks aux boucles d'oreilles. Alertés en juin par les experts-comptables, les syndicats ne craignent pas un plan social mais un dépôt de bilan si les commandes ne repartent pas rapidement. Sertisseur au service après-vente et secrétaire de l'union locale CGT, Daniel Baquelot, prédit «une catastrophe pire que celle qui se déroule actuellement chez le voisin Chomarat».
Le baron du textile, qui avait traversé des caps difficiles dans les années 1980 et 1990, lorsque les constructeurs automobiles ont imposé leurs premières délocalisations, puis quand le textile traditionnel a décliné, est, lui aussi, acculé. Il accuse, depuis trois ans, 10 millions d'euros de pertes d'exploitations.
La direction a confirmé, le 8 octobre, son intention de supprimer 122 postes, un cinquième de l'effectif, dont l'activité impression. Motif invoqué par Philippe Monnot, le directeur industriel: « Le marché s'est réduit à peau de chagrin. Les technologies évoluent. Nos clients avec. Nous devons les suivre.» Un coup de gourdin pour les 700 salariés qui avaient eu vent de la tempête au début de l'été après le droit d'alerte, déclenché par les syndicats.
Alternant grèves et reprises du travail depuis l'annonce officielle il y a trois semaines du plan de sauvegarde de l'emploi (PSE), ils réclament l'arrêt de la procédure en cours pour travailler à des solutions alternatives. Certains parlent de durcir le mouvement, de «séquestrer les patrons», d'être «moins gentils».
Car une pilule ne passe pas : l'arrêt de l'impression. «Autant on comprend la pression qu'ils ont des constructeurs automobiles qui appellent leurs équipementiers à délocaliser, autant l'arrêt de l'impression est une décision arbitraire. Il y a un potentiel.» Henri Nicolas travaille dans cet atelier, à la préparation des couleurs. Il se sait sur la sellette. A bientôt 57 ans, usé par les trois-huit, il veut bien partir en pré-retraite «s'ils activent les mesures d'âge et que ça sauve un jeune».