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Accueil > Ecologie > Au Brésil, la décroissance fait son chemin
Au Brésil, alors que la Coupe du monde débute ce soir, les mouvements sociaux exigeant de meilleurs services de santé, d’éducation et de transport ne désarment pas. En marge de ceux-ci, des revendications pour un changement radical de société, basé sur la « décroissance soutenable », se font de plus en plus entendre.
« L’un des faits marquants de Rio+20 [la Conférence des Nations Unies sur le Développement Durable qui s’est tenue dans la capitale brésilienne du 20 au 22 juin 2012, NDLR], et peut-être le plus prometteur, a été la création du Réseau Brésilien pour une Décroissance Soutenable (RBDS). »
Pour Philippe Léna, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), cet « ovni » peut contribuer à remettre en cause un certain nombre de croyances – à commencer par les prétendus bienfaits de la croissance économique – dans un pays obnubilé par l’« idéologie du rattrapage » et « croyant fermement dans sa vocation de future grande puissance ».
« La croissance fait partie des tabous de la société brésilienne, observe-t-il. Pourtant, le Brésil dispose des ressources matérielles, techniques et financières pour mettre en place un autre modèle de société avant qu’il ne soit complètement prisonnier du système, comme c’est le cas pour l’Europe, les États-Unis et le Japon. »
Un pays profondément inégalitaire
Devenu en 2011 la sixième puissance économique mondiale – avec un PIB atteignant 2 469 milliards de dollars –, le Brésil reste un pays profondément inégalitaire, gangrené par une corruption endémique. « La concentration du revenu y est d’une injustice flagrante », commente Alan Ainer Boccato-Franco, l’un des fondateurs du RBDS (Rede Brasileira pelo Decrescimento Sustentavèl, en portugais [1]).
En 2011, le quintile des plus riches détenait 57,7 % du revenu national, tandis que le quintile des plus pauvres, à peine 3,5 %. En outre, la fortune des 49 Brésiliens les plus riches atteint 300 milliards d’euros, l’équivalent du revenu annuel de près de 90 % des ménages brésiliens (environ 57 millions de ménages) [2].
« Cette minorité richissime ne s’approprie pas seulement le revenu, mais aussi la propriété de la terre, le contrôle des médias, du marché de détail et du système politico-institutionnel », s’insurge le décroissant brésilien. Pour lui, « parler de décroissance, c’est remettre en cause cette concentration de la richesse et du pouvoir, et s’attaquer aux structures et à l’idéologie qui soutiennent le consumérisme et le productivisme irresponsables et générateurs d’exclusion. »
Comme le rappelle Philippe Léna, « la décroissance vise, entre autres objectifs, la réduction radicale des inégalités entre pays, et au sein de chaque pays, en préconisant des mesures comme le revenu maximum et la disparition du chômage par la réduction du temps de travail et un revenu pour tous. »
La décroissance : un frein à la frénésie extractiviste
Outre le contexte socio-économique, la situation environnementale du Brésil offre également un terrain favorable aux idées de la décroissance. A l’instar du Bolivien Evo Morales, de l’Équatorien Rafael Correa et du Vénézuelien Nicolas Maduro – réputés « de gauche » –, le gouvernement de Dilma Rousseff poursuit sa frénésie extractiviste et continue d’exporter massivement des ressources minières et agricoles à destination des pays du Nord.
« Or, avec l’exploitation minière, pétrolière, gazière et forestière, la construction des barrages hydroélectriques, l’expansion de l’agro-business, etc., la pression sur les aires protégées et les terres indigènes s’accentue et les Brésiliens commencent à associer cela à la croissance. Ils acceptent de moins en moins que ce soit "la rançon du progrès". Il y a donc un créneau pour discuter de la décroissance », relève Philippe Léna.
- Le site de Belo Monte -
Avec une croissance annuelle s’effondrant de 7,5 % en 2010 à 2,3 % en 2013 – 2014 devrait être à l’avenant –, le modèle de développement brésilien, élaboré pour des taux de croissance d’au moins 3,5 %, commence à montrer ses limites.
En outre, via des baisses d’impôts consenties aux constructeurs, des taux d’intérêts favorables et le maintien artificiellement bas du prix de l’essence, Brasilia favorise l’industrie automobile. Entre 2008 et 2011, le pays a produit environ 10 millions de véhicules.
« Les villes brésiliennes, déjà conçues pour la voiture, sont paralysées par l’augmentation exponentielle du nombre de véhicules. De plus en plus de citoyens en voient les inconvénients », note le chercheur.
Les classes moyennes cultivées, davantage que les classes populaires – qui bénéficient directement des politiques de redistribution sociale du gouvernement fédéral –, s’avèrent être les plus sensibles à la dégradation de l’environnement et au sort des populations indigènes. « La décroissance est un thème qui commence à émerger dans cette catégorie de la population », précise Philippe Léna.
Un mouvement en construction pour initier une société post-croissance
C’est dans ce contexte que le RBDS a pris racine. D’abord officieux, le réseau a été lancé officiellement – sans faire l’unanimité toutefois – à la veille de Rio+20 [3]. Même s’il a gagné en visibilité, « le mouvement en soi n’est pas structuré ni organisé, explique Mildred Gustack Delambre, cofondatrice du RBDS et permacultrice au sein du projet Nova Oikos. Nous nous retrouvons surtout pour écrire des articles, traduire des livres [4], nous entraider lors de travaux ponctuels et participer à des rencontres locales. Les distances entre nous sont trop grandes pour mener des actions collectives plus fortes. Néanmoins, nous souhaitons consolider notre groupe et organiser une grande rencontre nationale dès 2015. »
Selon elle, la décroissance redéfinit les besoins réels des Brésiliens face à ceux créés artificiellement par le marché. « La redéfinition de la notion de besoin devrait être au centre des stratégies pour résoudre les problèmes auxquels font face les pays du Sud, affirme Alan Ainer Boccato-Franco. Contrairement à la croissance, qui sert les besoins du système économique, la décroissance se préoccupe des besoins humains. Et dans les pays du Sud, ceux-ci sont énormes. »
Dans le même temps, cette dernière ouvre la voie aux « alternatives concrètes de transition vers une société post-croissance », avance Mildred Gustack Delambre, qui rejoint en cela Serge Latouche, pour qui la décroissance, « matrice autorisant un foisonnement d’alternatives […], rouvre les espaces de l’inventivité et de la créativité bloqués par le totalitarisme économiciste, développementiste et progressiste » [5].
Des échos académiques et politiques...
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