Un excellent documentaire diffusé ce mardi sur Arte dissèque les rouages de l'évasion fiscale. La pédagogie y laisse une large place à l'humour, grinçant. Le film éclaire comme jamais les absurdités du système. « On se moque de nous », résume le réalisateur, Xavier Harel. Vidéo exclusive dans l'article.
Sur fond de ciel gris et froid, dans la petite île anglo-normande de Jersey, un homme affable annonce poliment à ses interlocuteurs sidérés qu’il est à la recherche des plantations de bananes, dont ce petit bout de terre perdu dans la Manche est censé regorger. Une blague ? Si seulement… Officiellement, par la grâce d’un des artifices comptables dont les multinationales sont friandes pour éviter les impôts, Jersey est bien le plus grand exportateur mondial de bananes. Même si, bien sûr, pas un seul fruit tropical ne pousse sur ces terres peu hospitalières.

L’homme poli et bien mis se nomme Xavier Harel, le journaliste qui a réalisé (avec Remy Burkel) le documentaire diffusé ce mardi à 20 h 50 sur Arte, Évasion fiscale, le hold-up du siècle. Dans un autre passage de son film, toujours aussi pince-sans-rire il se met en scène à la recherche du « plus grand immeuble du monde » aux îles Caïmans. Dans ce petit et prospère paradis fiscal, un banal immeuble de bureaux abrite plus de mille entreprises. Sans avoir besoin de pousser les murs, puisqu’il ne s’agit en fait que d’une collection de boîtes aux lettres virtuelles, qui servent simplement à exempter d’impôt sur le revenu les entreprises censées y être domiciliées, mais en fait bien actives à la City, à New York ou un peu partout dans le monde.
Ainsi va le documentaire de Xavier Harel, journaliste pendant quinze ans à La Tribune et spécialiste des paradis fiscaux. Mediapart l’avait d’ailleurs invité pour un “live” sur le sujet (revoyez ce débat dans l’onglet Prolonger). Son travail est plein d’humour, mais d’un humour grinçant et pédago, nourri par une parfaite connaissance du sujet et de ses enjeux : l’homme a travaillé 18 mois sur le film, mais il avait déjà trimé deux ans pour écrire un excellent livre sur la question.

« Dans le film, je me mets régulièrement en scène pour prendre le téléspectateur à témoin, parce que si les enjeux sont colossaux, en fait, le principe est simple : on se moque de nous », explique le journaliste. À coup d’exemples absurdes, de passages historiques bien menés sous formes de petits films d’animation, et d’entretiens passionnants des défenseurs et des adversaires des paradis fiscaux (où on retrouve bon nombre des experts interrogés sur notre site), le documentaire parvient à rendre limpides les manipulations opaques menées au service des grandes entreprises qui cherchent à éviter l’impôt par tous les moyens.
« Faire croire qu’il se passe quelque chose dans ses paradis fiscaux, alors qu’il ne s’y passe rien. C’est ça, le secret du monde de l’offshore », décrypte Harel. Qui s’est donc employé à dévoiler ces tours de passe-passe montés années après années, sous couvert d’« optimisation fiscale » respectable. Pourquoi Colgate, qui possède toujours un de ses principales usines européennes à Compiègne, ne paie plus d’impôt en France ? Comment Amazon se débrouille pour faire évaporer ses bénéfices européens ? Mais aussi quel prix payent les États et les contribuables face à ces dérives ?
Les International tax awards récompensent les meilleurs intermédiaires
C’est un des mérites de ce film que de rappeler à quoi servent les impôts, et combien coûtent les services publics et autres biens communs (routes, crèches, hôpitaux) que nous employons en les croyant gratuits ou presque. 20 à 30 000 milliards de dollars sont dissimulés dans les paradis fiscaux, selon le film. En mettant tout en œuvre pour réduire leur facture fiscale, les multinationales « intaxables » et les riches évadés fiscaux mettent en péril le principe même de l’État, comme le prouve l’exemple douloureux de la Grèce, « le pays qui a fait de l’évasion fiscale une discipline olympique », où chaque année 15 à 20 % du PIB disparaît dans la nature, et où l’Église et les armateurs, première puissance financière du pays, sont exemptés d’impôts...
« Une des grandes difficultés du sujet, c’est qu’il est très abstrait, qu’il n’y a souvent rien à montrer », témoigne le réalisateur. Il contourne pourtant l’obstacle avec aisance, en multipliant les visites aux quatre coins de la planète. Au Delaware, tranquille paradis fiscal niché au sein des États-Unis, il rappelle que la moitié des sociétés cotées à Wall Street y ont installé leur siège social.
En Suisse, il rencontre l’éternelle mauvaise conscience nationale, Jean Ziegler (voir en fin d’article la version longue de l’entretien, en exclusivité sur Mediapart), mais aussi Rudolf Elmer, un lanceur d’alerte qui a fait six mois de prison préventive pour avoir dénoncé les malversations aux îles Caïmans de la banque helvète Julius Bär, qu’il dirigeait sur place.
Harel se risque aussi, caméra cachée, aux International tax awards, rencontre annuelle de tous les grands cabinets de conseils, où KPMG, Deloitte et autres Price Water House Cooper s’auto-congratulent sur les astucieux montages fiscaux qu’ils ont élaborés pour enrichir leurs clients. Moments étonnants, et jamais vus à la télé, où les experts de l’évasion cachent mal leur fierté à être reconnus dans leur art délicat.
« S’attaquer aux grandes failles de la législation internationale, comme le G20 vient de s’engager à le faire, c’est bien, mais pas suffisant, prévient Xavier Harel. La prochaine étape, indispensable, c’est de s’occuper de tous ces intermédiaires, cabinets de conseil, banques, fiscalistes, qui permettent au système d’exister et de prospérer. » Pour l’heure, on se félicitera déjà de voir leurs pratiques si clairement exposées.
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Le documentaire relaye durant quelques minutes le discours du Suisse Jean Ziegler, professeur de sociologie, député socialiste de Genève pendant près de trente ans, rapporteur spécial des Nations unies à l’ONU sur le droit à l’alimentation de 2000 à 2008, puis vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l'homme de l'ONU. Auteur du livre Destruction massive (Le Seuil), Ziegler joue depuis des années le rôle de poil à gratter de la Confédération helvétique. Il raconte la place incontournable de la Suisse dans le système mondial d’évasion fiscale, et comment selon lui, elle fonde sa richesse sur l’exploitation des ressources de ses voisins et des pays du Sud. Il n’accorde aucune circonstance atténuante au « gouvernement de laquais » de son pays, qui serait à la merci des entreprises nationales.
- En accord avec Arte et Maha productions, Mediapart propose une version longue de cet entretien, remontée par nos soins à partir des rushes de tournage :