Source : www.mediapart.fr
La révolution ukrainienne peut être un poison mortel pour Vladimir Poutine. Déjà en 2004, Moscou avait tout fait pour mettre en échec la révolution orange. Dix ans plus tard, ce qui se passe à Kiev déstabilise un régime russe en pleine stagnation. Il vient de choisir de réagir par la force contre l'opposition à Moscou même, et met en accusation Europe et États-Unis.
Pour mesurer l'immense risque que peut faire courir la révolution ukrainienne au régime autoritaire construit par Vladimir Poutine depuis quinze ans, la seule journée du lundi 24 février est éclairante. Répression de manifestants à Moscou, condamnation d'opposants, déclarations incendiaires contre les nouvelles autorités de Kiev et propagande d’État massive : la retenue notée samedi et dimanche, le temps de la clôture des JO de Sotchi, n'aura donc pas duré. Quelques exemples :
Lundi, un tribunal de Moscou a lourdement condamné des manifestants qui avaient participé, le 6 mai 2012, à un rassemblement sur la place Bolotnaïa de Moscou pour dénoncer la réélection de Vladimir Poutine. Huit personnes, accusées de « participation à des troubles de masse et violences », ont été condamnées à des peines allant de trois mois de prison avec sursis à quatre ans de camp.
Le soir même, un rassemblement de plusieurs centaines de personnes, en soutien aux manifestants condamnés, a été immédiatement dispersé : au moins 420 interpellations ont eu lieu, selon l'agence russe Ria-Novosti. L'un des leaders de l'opposition, le blogueur anticorruption Alexeï Navalny, déjà condamné l'an dernier à cinq ans de prison avec sursis, a été arrêté tandis qu'une partie du centre de Moscou était cadenassé par la police. Ci-dessous, une vidéo du rassemblement et de l'interpellation de Navalny, condamné mardi à sept jours de prison.
Dans l'après-midi de lundi, le premier ministre Dmitri Medvedev est pour la première fois intervenu afin de dénier toute légitimité aux nouvelles autorités de Kiev. « Si l'on considère que des gens qui se baladent dans Kiev en masques noirs et avec des kalachnikovs sont le gouvernement, alors il nous sera difficile de travailler avec un tel gouvernement (...). Certains de nos partenaires occidentaux considèrent que (ce pouvoir) est légitime. Je ne sais pas quelle constitution ils ont lue, mais il me semble que c'est une aberration de considérer comme légitime ce qui est en fait le résultat d'une révolte », a-t-il dit.
Enfin, lundi toujours, comme s'il s'agissait de donner un contre-exemple, Moscou a annoncé deux décisions concernant directement l'Arménie, pays qui a justement fait le choix, à l'automne dernier, de rejoindre l'Union douanière eurasienne, ce grand projet stratégique de Vladimir Poutine qui devait inclure l'Ukraine de Viktor Ianoukovitch : la compagnie pétrolière russe Rosneft va y investir 500 millions de dollars, et une escadrille d'hélicoptères renforcera les moyens déployés sur la base militaire russe d'Erebouni, à moins de dix kilomètres de la capitale arménienne.
Suivie depuis des semaines avec passion par tous les opposants russes, abondamment relayée et analysée par les rares médias indépendants de Moscou, la révolution ukrainienne pourrait se révéler un poison mortel pour le régime de Vladimir Poutine. Ces derniers jours, des analystes russes se sont replongés dans l'histoire, d'abord de la "stagnation brejnévienne" puis de l'effondrement de l'URSS.
Des parallèles sont faits : les JO de Sotchi ne seraient-ils pas pour Poutine ce que furent les JO de Moscou de 1980 pour un régime Brejnev à l'agonie, c'est-à-dire le début de la fin ? La révolution de Maïdan n'est-elle pas comme ce soulèvement des pays baltes en 1989 qui avait donné le signal de l'effondrement de l'URSS deux ans plus tard ? La fuite de Ianoukovitch pourrait-elle annoncer la fin de Poutine que l'ex-président ukrainien s'était empressé de copier en bien des points : opposante emprisonnée (Ioulia Timochenko), "verticale du pouvoir" (changement de constitution en 2010), justice aux ordres, palais et fortune sur fond de corruption massive (lire ici notre enquête Vladimir Poutine : combien de milliards ?).
À ce jour, Vladimir Poutine continue à détenir la totalité des leviers du pouvoir russe et n'apparaît guère menacé. Il peut même encore espérer se maintenir au pouvoir jusqu'en 2024 (terme d'un deuxième mandat présidentiel), battant ainsi d'une petite année le "grand maître" Staline (en situation de plein pouvoir de 1929 à 1953). Mais la nervosité et l'agressivité de Moscou viennent souligner les risques nouveaux et imprévisibles que l'Ukraine et ses 46 millions d'habitants font peser sur le Kremlin. Ces risques avaient été pris très au sérieux en 2004, lorsque la révolution orange conduisait à l'annulation de l'élection truquée à la présidence de Viktor Ianoukovitch – déjà lui. Moscou avait alors déployé des trésors d'énergie pour empêcher toute contagion, déclenchant toute une série de mesures de rétorsion économiques.
L'exaspération du pouvoir russe explique pour partie l'incroyable propagande d’État déployée depuis trois mois par les télévisions et journaux proches ou contrôlés par le pouvoir. De la même manière que le Moscou soviétique avait dénoncé les manifestants baltes de la fin des années 1980 comme de « dangereux nationalistes aux tendances fascistes et nazies » manipulés par l'Otan, le Moscou poutinien ne décrit les insurgés ukrainiens que comme une milice ultranationaliste, voire néonazie, actionnée par les Américains.
La grande visée nationale de Poutine
Le quotidien Rossiïskaïa gazeta, contrôlé par le pouvoir et proche de l'armée, est un bon relais de cette version officielle. Lundi, il s'en prenait à l'attentisme de Ianoukovitch, incapable d'avoir maté la rébellion de Maïdan, et regrettant que la répression n'ait pas été engagée dès novembre. « À Kharkov, écrit le quotidien, Ianoukovitch a qualifié la situation de "banditisme" et de "coup d’État". "Nous assistons au retour des nazis, comme quand dans les années 1930 ils étaient arrivés au pouvoir et interdisaient les autres partis… C'est la même chose aujourd'hui – on interdit les partis, on persécute et lynche des gens, on brûle des bureaux", a déclaré le chef d’État. Ianoukovitch semble avoir mûri un peu tard. Si cette déclaration avait été faite il y a quelques mois, appuyée par des mesures réelles pour rétablir l'ordre constitutionnel, elle aurait été approuvée par une grande partie de la population ukrainienne. »
Mardi, le même quotidien enrage et fait d'une pierre deux coups : incompétent, Ianoukovitch serait en plus un traître, s'étant vendu aux Américains pour assurer son impunité ! « Ianoukovitch aurait forcément continué à résister s'il n'avait pas reçu des garanties de sécurité considérables pour lui, sa famille et son entourage proche, écrit le quotidien. Qui pouvait fournir de telles garanties dans la situation ukrainienne actuelle ? Il ne peut s'agir que de Washington qui, comme en témoignent les événements récents à Kiev, s'avère être l'"éminence grise" du Maïdan. On peut comprendre les Américains. Ils n'ont pas besoin de Ianoukovitch : ils veulent l'Ukraine. »
La rhétorique anti-américaine, anti-Otan et, de manière plus mesurée, anti-européenne est donc repartie de plus belle dans les sphères du pouvoir russe pour dénoncer « le changement forcé de pouvoir à Kiev » et les méthodes « dictatoriales et parfois terroristes » des nouvelles autorités, selon les termes du ministère russe des affaires étrangères. Tout au long des années 2000, Vladimir Poutine s'était employé, non sans succès, à réaffirmer les droits de la Russie sur des pays toujours considérés comme satellites. Profitant de la demande de l'administration Bush pour collaborer dans la « guerre globale contre le terrorisme », Vladimir Poutine avait obtenu l'arrêt de tout nouvel élargissement vers l'est de l'Otan, œuvré à l'échec de la révolution orange de 2004, achevé d'écraser la sécession tchétchène, et s'était réinstallé en Géorgie à l'occasion de la guerre éclair de l'été 2008 et de la reconnaissance de l'Ossétie du Sud.
Le deuxième étage de la fusée visant à formaliser cette sphère d'influence reconquise devait être l'Union douanière et économique eurasienne. Une priorité stratégique, selon Vladimir Poutine qui en faisait le grand chantier de son mandat présidentiel retrouvé en 2012. Sans l'Ukraine, cette union ne signifie plus grand-chose : limitée à la Biélorussie, pays misérable de 10 millions d'habitants sous la férule de Loukachenko, à l'Arménie, pays pauvre de 3 millions d'habitants, et au Kazakhstan, dictature pétrolière d'Asie centrale, l'Union eurasienne ne sera rien de plus que la communauté économique qui vivotait déjà sous Boris Eltsine durant les années 1990.
Or ce projet d'une union renforcée porte aussi les traditionnelles ambitions impériales russes, ce projet eurasiate théorisé depuis le XIXe siècle, d'une grande Russie se déployant du cœur de l'Europe aux confins de l'Asie et de la mer Baltique à la mer Noire. Projet largement réalisé par les Soviétiques, et que les conseillers idéologues de Poutine tout comme les nationalistes russes ont remis au goût du jour depuis plusieurs années.
« Au seuil du XXIe siècle, la Russie se cherche une visée nationale », notait le grand historien Michel Heller en 1995 dans son livre Histoire de la Russie et de son empire. L'Union eurasiate est la réponse voulue par Vladimir Poutine à la situation nouvelle née de l'effondrement de l'URSS et ainsi résumée par Michel Heller : « Que veut la Russie nouvelle ? Ses frontières, à l'exception de la Sibérie conquise plus tardivement, rappellent celles de l’État moscovite au XVIe siècle. Les rives de la Baltique et de la mer Noire ont été perdues – hormis, dans les deux cas, une minuscule bande –, la Crimée aussi, pour laquelle la Russie s'était battue durant plus de deux siècles. D'un autre côté, les lignes de chemins de fer, le réseau des gazoducs et des oléoducs, les liens économiques reliant des régions lointaines ont été préservés. L'héritage de l'empire reste bien vivant, alors même que ses formes politiques ont été anéanties. »
C'est l'enjeu principal, vu de Moscou, de la révolution ukrainienne : rendre impossible cette construction géopolitique post-soviétique voulue par Vladimir Poutine. Pire encore est le risque de voir émerger une Ukraine démocratique ancrée sur les valeurs européennes : démocratie parlementaire, multipartisme, État de droit, pouvoirs renforcés des collectivités locales et liberté d'information. Qu'un tel modèle prenne forme à une heure d'avion de Moscou et dans un pays culturellement si proche des Russes constituerait une grave menace pour le régime néosoviétique de Moscou, cette « démocratie dirigée », selon la formule de Poutine.
« Chez nous, c'est impossible... »
Vladimir Vassiliev, vice-président de la Douma (chambre basse du parlement russe) et président des députés du parti du pouvoir Russie unie, s'est d'ailleurs empressé d'exclure tout risque de contagion venue de Kiev. « Beaucoup se demandent si ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine pourrait arriver chez nous. Chez nous, c'est impossible… Nous avons une autre société et des forces politiques différentes », a-t-il expliqué mardi 25 février alors que les mouvements d'opposition russes regardent tous vers Kiev et discutent sur le fait de savoir si un "Maïdan" serait désormais possible sur la place Bolotnaïa, lieu symbolique depuis l'automne 2011 des manifestations anti-Poutine.
Les répressions des opposants depuis ces manifestations sans précédent de l'hiver 2011/2012 (lire nos articles ici et également ici) mettent pour l'instant le pouvoir russe à l'abri de tout débordement. L'inexistence de partis d'opposition structurés, la faiblesse de ce qu'il est convenu d'appeler "la société civile" et des lois électorales empêchant de fait toute alternance sont d'autres éléments décisifs mettant Vladimir Poutine à l'abri. Mais pour combien de temps ? La fracture grandissante entre les classes moyennes urbaines, la jeunesse et le régime russe isole le tout-puissant président. La plupart des Russes ont évidemment noté les principales revendications exprimées durant trois mois à Kiev : des élections libres et non truquées, un État de droit et une justice impartiale, la fin de la corruption et de l'autoritarisme.
Or ces revendications sont aujourd'hui celles d'une large partie de la société russe et ne cessent de progresser tant la corruption et l'insécurité juridique entravent toute reprise économique. Qu'elles puissent aboutir en Ukraine, dans ce qui a été considéré durant des décennies (voire des siècles) non comme un État voisin mais comme une région russe au cœur même de l'identité slave, aura dans tous les cas un impact considérable en Russie. En 1891, l'écrivain français Armand Silvestre, dans un récit de voyage intitulé En Ukraine, souvenirs de Gogol, écrivait ceci : « Le Petit-Russien (nom donné à l'Ukrainien – ndlr) est essentiellement farceur et presque craint de son grand frère moscovite, qui en redoute toujours quelque tour. » Les réactions vindicatives de Moscou depuis deux jours montrent que c'est un bien sale tour que Kiev est en train de jouer à Moscou.
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