En 2008, Abdallah Nouioua travaillait comme agent de sécurité à Antibes, dans l’un des plus gros Castorama de France. Avec le titre méritoire de « chef de poste ». Aujourd’hui sans emploi, il vit du RSA, « malheureusement en assisté de la société », à 42 ans. Pourquoi cette dégringolade ? En 2008, le directeur de son magasin s’est débarrassé de lui après avoir récupéré, par l’intermédiaire d’un flic véreux, des informations confidentielles sur ses antécédents judiciaires, extraites du fichier policier Stic (gigantesque base de données qui recense non seulement les condamnations, mais aussi les 6,5 millions de personnes mises en cause un jour dans un dossier, les témoins, voire les simples victimes).
Fin 2009, avec un autre salarié victime de ces pratiques, Abdallah Nouioua a obtenu la condamnation du gérant de Castorama par le tribunal correctionnel de Grasse à trois mois de prison avec sursis (pour avoir « recelé » des renseignements confidentiels tirés du Stic), ainsi que celle du brigadier de police à six mois de prison avec sursis pour « divulgation illégale volontaire de données à caractère personnel nuisibles (“vie privée, considération”) ».
Toujours aux manettes à Antibes, Jean-Pierre Llorca, le directeur du magasin, n’a pas été inquiété par ses supérieurs, encore moins sanctionné. Parce que les victimes n’étaient pas salariées de Castorama mais rémunérées par une société de sécurité prestataire de services, les syndicats « maison » ont d’abord laissé couler. Aujourd’hui, ils montent au créneau, remotivés par la récente « affaire Ikea », qui a révélé combien l’espionnage de salariés à travers le fichier Stic prend des proportions quasi industrielles dans certaines entreprises.
Après avoir adressé un courrier – resté sans effet – au siège de Castorama pour « rappeler la condamnation pénale de Monsieur Jean-Pierre Llorca », et dénoncer la « gestion choquante » de cette affaire, plusieurs représentants syndicaux du magasin d’Antibes (CFDT, CFE-CGC, etc.) réfléchissent dorénavant à porter plainte contre leur société, qu’ils accusent de couvrir ces atteintes à la vie privée. Sur le modèle des actions judiciaires intentées par leurs homologues d’Ikea.
Pour apaiser les esprits, la direction de Castorama France vient de leur faire savoir qu’un audit interne « confidentiel » avait conclu à l’absence de « dysfonctionnement susceptible d’altérer (le) modèle managérial » du groupe. Mais à Antibes, les syndicats sont déterminés : ils ne lâcheront pas. « Le siège continue de blanchir le directeur du magasin, dénonce Hugues Bastat, délégué central CGT. Chez Casto, on licencie une caissière pour une erreur de 10 euros, mais quand c’est un directeur qui salit l’image de l’entreprise, c’est étouffé ! » Le délégué central CFDT s’étrangle : « On nous a distribué un Code de déontologie pour nous encourager à dénoncer les agissements fautifs des collègues, mais un directeur pris en flagrant délit échappe à toute sanction, relève Jean-Michel Fruit. Je demande à Castorama de prendre ses responsabilités. »
À la lecture du jugement (que nous publions sous l’onglet Prolonger), la dérive de Jean-Pierre Llorca saute pourtant aux yeux. « Les investigations conduites par les enquêteurs ont établi que les fiches (Stic – ndlr) de M. Abdallah Nouioua et de sept autres salariés avaient été consultées illégalement », écrit le président du tribunal. Sur les sept employés, seuls deux se sont constitués parties civiles, Abdallah Nouioua et Jean-Yves Longueville, les autres ayant joué profil bas pour ne pas s’attirer d’ennuis. Comment le directeur s’est-il « payé » les tuyaux du brigadier d’Antibes, Pierre Streng ? Le jugement ne livre aucun détail, mais Mediapart s’est procuré le procès-verbal de l’audition de Jean-Pierre Llorca dans les locaux marseillais de la « police des polices », l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), saisie du dossier.
Le gérant de Castorama y raconte, sans gêne : « Il m’est arrivé de déjeuner avec Pierre Streng deux ou trois fois d’une manière tout à fait amicale. (…) J’ai payé l’addition (…) sur mes fonds propres et quelques fois sur les fonds de la société. » « Il est aussi arrivé à trois reprises que j’invite Pierre Streng à venir voir des rencontres de foot de l’OGC Nice au stade du Ray », dans la partie VIP, grâce aux places dont jouit Castorama au titre de son sponsoring. « Je l’ai emmené au grand prix de formule 1 de Monaco », ajoute Jean-Pierre Llorca. En échange : des fiches Stic.
« (Le directeur) a tiré des renseignements obtenus un bénéfice indirect, aux fins d’éloigner Nouioua et Longueville de leurs fonctions d’agent de sécurité », assène le tribunal.
Alors quelles infos pouvaient bien traîner dans les fiches Stic des deux agents de sécurité ? En vérité, rien de sérieux. « Quand vous faites le métier d’agent de sécurité, vous êtes déjà contrôlé de A à Z, s’agace Abdallah Nouioua, par ailleurs militant du MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples). Vous êtes obligé de fournir l’extrait n°3 du casier judiciaire, qui révèle les condamnations pour crimes ou délits les plus graves. Soit vous obtenez votre agrément, soit non. Le reste, ça relève de la vie privée. Moi, qu’est-ce qu’il a vu dans mon Stic, M. Llorca ? Que j’avais été poursuivi pour injure publique, quand je travaillais au festival de Cannes ?! Quel est le rapport ? Et il a fait transpirer ça dans tout le magasin… Si le Stic est réservé à la police, c’est pour respecter un minimum la confidentialité, ce n’est pas pour qu’il soit instrumentalisé par des employeurs. Sinon, ça devient un GPS qui vous colle au cul toute votre vie ! »
Si Jean-Pierre Llorca n’a pu licencier directement Abdallah Nouioua, il a mis la pression sur la société de sécurité prestataire de services. Didier Dilmi, son interlocuteur là-bas, s’en souvient : « Il m’a fait part d’un certain passé de Monsieur Nouioua ; mais franchement, ça n’avait rien à voir avec l’ennemi public numéro 1… Il m’a fait comprendre qu’il n’en voulait plus dans le magasin. »
Didier Dilmi dénonce aujourd’hui le procédé : « Fouiller dans le Stic, ça veut dire qu’on ne recrute plus les gens sur leurs compétences, mais leurs antécédents. Ça pénalise des mecs qui ont commis un petit larcin à 18 ans, des jeunes de banlieue qui peuvent avoir un parcours chaotique puis se rangent, s’intègrent parfaitement avec femme et enfants. Déjà que c’est la croix et la bannière pour décrocher un CDI… J’ai l’impression que pas mal d’enseignes font leur marché dans le Stic. Chez Ikea, on est arrivé à des extrêmes, c’est du foutage de gueule ! »
« Dans mon Stic, je n’avais aucune condamnation infamante, rien à cacher, souligne de son côté Jean-Yves Longueville, second agent de sécurité à s’être constitué partie civile, qui a pu rebondir. Fouiller dans le Stic, c’est dégueulasse. Je me mets à la place du mec qui a fait une conduite en état d’ébriété une fois, et qui passe ensuite pour un poivrot auprès des patrons… Llorca, il se croit au-dessus du lot ou quoi ? » Le pire, aux yeux de Jean-Yves Longueville, militant syndical, c’est que la peine de Llorca n’a pas été inscrite à son casier, avec l’assentiment du tribunal. « Un comble ! »
Pour Abdallah Nouioua, le comble, « c’est surtout que Castorama n’ait pas été condamné ». De fait, le parquet de Grasse n’a pas jugé opportun de poursuivre l’entreprise, en tant que personne morale. « L’enseigne est pourtant responsable, estime Abdallah Nouioua. Elle s’est d’ailleurs mêlée de cette affaire, puisque le directeur régional de Castorama a tenu à nous rencontrer, avec M. Longueville. Ensuite, il est venu assister au procès. A l’audience, Jean-Pierre Llorca a fait venir une vingtaine de salariés du magasin, en tenue de travail ! » C’est Maître Etienne de Villepin, avocat traditionnel de Castorama, qui a en plus assuré la défense de Jean-Pierre Llorca. Questionné par Mediapart, l’avocat assure : « C’est Llorca qui m’a payé, pas le groupe. »
« C’est une affaire privée, tranche le service Communication de Castorama, qui débite les mêmes éléments de langage que Me de Villepin. La faute du directeur est détachable de ses fonctions ; ça ne remet pas en cause sa relation de travail avec les salariés. » Toujours aucune sanction à l’horizon ? « C’est un magasin qui marche très bien. Si ça avait été des salariés de l’entreprise, ça aurait été différent. Mais là, ce n’est pas d’une gravité suffisante. Il n’y a d’ailleurs pas de plainte contre Castorama. » En tout cas, pas encore. Mais les représentants syndicaux d’Antibes le répèteront tant qu’il faudra : « L’absence de sanction contre Llorca revient à cautionner la faute, selon Geoffrey Fardoux, délégué CFDT. C’est une manière d’y participer. »