Des valises d'argent liquide ont bien circulé dans l'entourage de Nicolas Sarkozy. Durant la campagne présidentielle d'Édouard Balladur, puis durant les années 90, et jusqu'à une période relativement récente. Les juges Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire, chargés de l'affaire Takieddine, en ont obtenu, courant décembre, plusieurs confirmations.
Réinterrogée le 9 décembre dernier, Nicola Johnson, l'ex-épouse de M. Takieddine, a déclaré que Brice Hortefeux, longtemps proche conseiller de Nicolas Sarkozy, avant de devenir ministre délégué à l'aménagement du territoire, puis de l'intérieur, avait reçu en 2005 une somme en espèces du marchand d'armes lors d'une visite à son domicile avenue Georges-Mandel, à Paris, en compagnie de Thierry Gaubert. Un témoignage vivement contesté par M. Hortefeux.
Présenté il y a peu comme un possible directeur de campagne du président en 2012, M. Hortefeux, vice-président de l'UMP, a été questionné le 19 décembre par le juge Roger Le Loire sur ses contacts téléphoniques avec Thierry Gaubert, avant la garde à vue de ce dernier dans l'affaire Takieddine. L'ancien ministre l'avait notamment prévenu du fait que sa femme, Hélène Gaubert, «balançait beaucoup».
Mediapart venait de révéler qu'un témoin − sans donner son nom − avait évoqué des transports d'espèces effectués par Thierry Gaubert. Et M. Hortefeux lui révélait qu'il s'agissait de sa femme. Une «intuition», dira-t-il.
Amis de trente ans, les deux hommes se sont connus à la mairie de Neuilly, avant de travailler vingt mois ensemble au cabinet de Nicolas Sarkozy, en 1993 et 1994, comme l'a rappelé Brice Hortefeux le 19 décembre. En 1995, M. Hortefeux animait la «cellule meeting» du candidat Balladur, qui aurait apporté, selon les enquêteurs, des espèces non justifiées au siège de campagne.
Comme leurs ex-femmes l'ont indiqué aux juges, MM. Gaubert et Takieddine ont effectivement manipulé des espèces. Les policiers en ont retrouvé la trace. Thierry Gaubert a été interrogé le 16 décembre sur ses dépôts d'argent liquide à la banque Safdié, à Genève, un établissement dont Nicola Takieddine avait révélé l'existence aux enquêteurs. Mis en examen pour recel d'abus de biens sociaux et subornation de témoin, il n'a pas pu justifier l'origine des fonds déposés en 1995 − un million de francs suisses −, ni même les dépôts suivants.
Par un procès-verbal de la direction générale des douanes qui leur a été récemment communiqué, les juges ont aussi appris que Ziad Takieddine avait été interpellé en juillet 1994 à la frontière franco-suisse, à Ferney-Voltaire, en possession de 500.000 francs en espèces, qu'il n'avait pas déclarés. L'incident ne l'a pas dissuadé, en mars dernier, de revenir de Libye avec une mallette contenant 1,5 million d'euros, alors qu'il raccompagnait des journalistes français reçus par Kadhafi.
Le 5 décembre, M. Takieddine a reconnu avoir versé des fonds à Thierry Gaubert, mais toutefois pas en liquide. À la question du juge Van Ruymbeke «lui avez-vous remis de l'argent ?», M. Takieddine a répondu : «Oui, sur différentes périodes, par des virements, sur sa demande. Il avait besoin d'argent, il voulait que je lui prête de l'argent. Il ne m'a remboursé que très partiellement.»
Très récemment, en octobre 2010, le marchand d'armes a par exemple versé une somme de 100.000 dollars sur le compte “Cactus” de M. Gaubert − c'est le nom de sa propriété en Colombie sur laquelle Mediapart a enquêté (ici, ici et là). M. Takieddine a précisé qu'il retrouvait parfois M. Gaubert à Genève, chez un marchand de cigares, “Gérard”. «Je tiens à préciser que je n'ai jamais accompagné M. Gaubert ou l'inverse, pour lui donner une quelconque valise ou pour rencontrer un banquier», a-t-il déclaré le 5 décembre.
Mais la comptabilité personnelle de M. Takieddine fait apparaître d'autres versements qui pourraient embarrasser M. Gaubert. Daté de mars 2001, un document intitulé “Yoghurt” (voir ci-dessous) mentionne ainsi les sommes de 250.000 et 300.000 francs portées au crédit de «TG». En outre, M. Takieddine a confirmé à Mediapart avoir été sollicité par M. Gaubert pour finaliser la construction de sa villa en Colombie, en 2002.
Nicola Johnson a pour sa part confirmé que son mari soutenait financièrement l'ancien conseiller de Nicolas Sarkozy. «Je me souviens que de temps en temps, il aidait Thierry Gaubert financièrement mais je ne savais pas si c'était pour les services rendus ou si c'était une sorte de prêt», a-t-elle déclaré.
Selon Nicola Johnson, Brice Hortefeux aurait, lui aussi, été “aidé” par M. Takieddine. «En 2005, nous vivions avenue Georges-Mandel, a-t-elle expliqué aux policiers. Je me trouvais à l'étage. Ziad est arrivé énervé dans la chambre et il m'a dit qu'il fallait qu'il trouve de l'argent car Brice et Thierry étaient en bas. J'avais cru comprendre que cet argent était pour Brice, mais je ne l'ai pas vu lui remettre. Je ne savais pas non plus pour quelle raison il rémunérait Brice.»
La scène a marqué l'ex-épouse. «Ce jour-là, je m'en rappelle, car Ziad fouillait dans sa mallette, dans le coffre-fort et dans son bureau. Il a rassemblé une somme d'argent mais je suis incapable de vous dire le montant.»
Contacté par Mediapart, M. Hortefeux a vigoureusement contesté le témoignage de Mme Takieddine. «C'est une plaisanterie, a-t-il réagi. Je commence à en avoir par-dessus la tête de cette histoire. Je ne laisserai pas passer de tels propos.»
Questionné par les juges, l'ancien ministre de l'intérieur, qui figurait parmi les invités de M. Takieddine au cap d'Antibes, n'a toutefois pas contesté avoir «croisé» le marchand d'armes «au début des années 2000». «J'ai pu mesurer à l'occasion de la négociation d'un contrat important pour notre pays, le contrat Miksa (de sécurisation des frontières d'Arabie Saoudite, ndlr), la qualité de ses relations avec les autorités saoudiennes», a déclaré Brice Hortefeux au juge Le Loire, le 19 décembre.
Lorsque le contrat Miksa se négocie, M. Hortefeux est en effet au cabinet de M. Sarkozy, au ministère de l'intérieur. Et il effectue au moins un voyage en Arabie Saoudite pour préparer le déplacement du ministre, en décembre 2003. Une opération finalement annulée par l'Élysée. Comme nous l'avons expliqué, le contrat préparé par le ministère de l'intérieur prévoyait le paiement d'une commission de 350 millions d'euros à une société off-shore, pilotée par M. Takieddine.
Par la suite, en 2005, M. Hortefeux, devenu ministre délégué à l'aménagement du territoire, est également associé à des préparatifs diplomatiques du marchand d'armes visant à conclure plusieurs marchés de sécurité avec la Libye. Sa mise en cause par Nicola Johnson devrait, en toute logique, provoquer des investigations sur son train de vie et ses liens avec le marchand d'armes. Cela d'autant plus qu'il est cité par plusieurs témoins dans le cadre de l'enquête sur le financement de la campagne d'Édouard Balladur.
Le 19 décembre, Brice Hortefeux a toutefois déclaré n'avoir «pas eu d'informations» sur les modalités de paiement des sociétés de sécurité utilisées pour les meetings, dont les dirigeants ont confirmé avoir été payés en liquide. «Je n'ai aucune information sur les conditions de financement de la campagne d'Édouard Balladur, a déclaré M. Hortefeux au juge Le Loire, puisque ni de près ni de loin, ni à aucun moment, je n'étais associé à ce sujet (...), cela ne relevait pas de mon niveau de responsabilité à cette époque.»
Selon les éléments de l'enquête, Thierry Gaubert a aussi présenté M. Hortefeux à certains de ses contacts genevois, en particulier à l'homme d'affaires Jacques Lejeune, un richissime papetier français installé en Suisse, choisi comme «protecteur» de son trust Cactus aux Bahamas. Valérie Hortefeux, la femme de l'ancien ministre, sera par ailleurs l'hôte des Lejeune, sur leur yacht de 44 mètres, l'Idyllwild. «M. Lejeune est une relation amicale que je vois tout au plus une fois par an, je sais qu'il est très riche», a indiqué M. Hortefeux à Mediapart.
La famille Lejeune occupe une place singulière dans le dossier judiciaire. Les enfants du milliardaire, Alain Lejeune et sa sœur, Annika, ex-conseillère technique au cabinet de Jean-François Copé, sont en effet les propriétaires de l'appartement de Nicolas Bazire, rue d'Eylau, à Paris. Et M. Gaubert a reconnu avoir reçu à plusieurs reprises des commissions des Lejeune, en 1995 et 2002, pour justifier des rentrées d'argent en espèces sur ses comptes suisses.
«Je me souviens de Thierry Gaubert comme d'une personne très discrète qui parlait peu, a déclaré Mauricio Safdié, l'un des banquiers suisses de Thierry Gaubert, au procureur de Genève le 24 octobre dernier. Il est exact qu'il est venu plusieurs fois à la banque, pour retirer des sommes en liquide. Il me téléphonait avant pour m'avertir. Je n'ai pas souvenir qu'il s'agissait de sommes importantes.»
Ouvert le 2 mai 1995, sous le nom de code Legris, ce compte a aussitôt été approvisionné de plusieurs sommes en espèces, pour un total d'un million de francs suisses, entre le 2 mai et le 12 juillet 1995.
«M. Takieddine vous a-t-il remis les fonds que vous avez versés entre le 2 mai et le 12 juillet 1995 sur votre compte Safdié, fonds pour lesquels vous ne fournissez aucun justificatif?», a questionné le juge Van Ruymbeke. «Je ne vois pas bien pour quelle raison M. Takieddine m'aurait donné de l'argent», a rétorqué M. Gaubert, qui assure avoir fait la connaissance du marchand d'armes après 1995. Une rencontre que M. Takieddine situe pourtant «en 1993 ou 1994».
Lors de son audition du 9 décembre, Nicola Johnson a reparlé des allers-retours effectués par son ex-mari à Genève, en compagnie de Thierry Gaubert. «Ses déplacements à Genève avaient pour principal intérêt d'aller à la banque», a-t-elle souligné. Selon elle, Ziad Takieddine «louait des véhicules à l'aéroport côté français» et il se rendait ensuite en Suisse «en empruntant une petite route». «Ziad allait à la banque pour retirer de l'argent en espèces. Ensuite, il reprenait la voiture et repassait la frontière par la route peu fréquentée, ce qui lui permettait de rentrer en France sans être contrôlé.»
Les enquêteurs ont d'ailleurs retrouvé des factures de location de véhicule qui montrent qu'effectivement M. Takieddine utilisait des voitures pour de courtes durées. «Vu la durée de location, c'est certain qu'il n'a pu aller qu'à la banque», a-t-elle commenté.
M. Gaubert, de son côté, a confirmé avoir fait quelques voyages éclairs à Genève avec M. Takieddine, mais il a contesté l'avoir accompagné dans une banque. Il a signalé lui aussi les rendez-vous donnés à M. Takieddine chez un marchand de cigares genevois. «C'est vrai que j'avais fait découvrir à Ziad Takieddine le plaisir du cigare», a-t-il commenté.
Faux, selon Nicola Johnson: «Ziad n'est pas un fin connaisseur, ni un fin consommateur de cigares, a-t-elle dit aux policiers. C'est exceptionnel lorsqu'il en fume un. Peut-être une fois par an. En tout cas, cela me paraît très étonnant qu'il se déplace spécialement pour en acheter. Par contre, Ziad me disait que lorsqu'il allait à Genève, il allait à la banque, ça je m'en souviens.»
Les archives douanières ont d'ailleurs confirmé les déclarations de Mme Takieddine. Selon un procès-verbal de la direction générale des douanes, le marchand d'armes a ainsi été contrôlé le 28 juillet 1994, au poste frontière de Ferney-Voltaire. Il affirme d'abord n'avoir «rien à déclarer». En réalité, il joue les passeurs. «Le contrôle de la voiture permet de trouver dans un sac plastique sous le siège conducteur une somme totale en numéraire de 500.000 francs», relève l'agent des douanes. M. Takieddine est questionné sans succès sur la provenance exacte de ces fonds.
- «Qui vous a remis cet argent à Genève ?», demande le douanier.
- «Je l'ai pris dans un coffre à moi vers 22 heures», répond l'intermédiaire.
- «Où se trouve le coffre ?»
- «Je ne dis rien. Je précise que l'argent a été retiré d'une banque suisse et que je l'avais mis dans un coffre en attendant de le retirer.»
Il explique ensuite qu'il voulait se rendre à l'aéroport − ce qui confirme qu'il contournait effectivement les contrôles par la route.
- «Où vous rendiez-vous ?», questionne encore le douanier.
- «À Meyrin, répond M. Takieddine. Aux avions privés, pour avoir des renseignements pour savoir s'il y a des avions privés qui peuvent aller à Paris dès ce soir.»
Les douaniers ont finalement procédé à la saisie «des marchandises en fraude (numéraire)», et un contrôle fiscal s'en est suivi, à l'époque. Contacté par Mediapart, M. Takieddine a indiqué, mercredi, qu'il ne s'agissait que «d'argent liquide pour des dépenses personnelles».