Affaire Kerviel: un cadeau fiscal de Lagarde (1,7 milliard d’euros) a servi à payer les actionnaires
Malgré l’avis négatif des experts, Christine Lagarde, ministre des finances, a accordé une déduction fiscale de 1,7 milliard d’euros à la Société générale, dès 2008, à la suite de l’affaire Kerviel. Une somme équivalente a été reversée aux actionnaires la même année, sous forme de dividendes et de rachat d’actions. Jérôme Kerviel poursuit la SG ce jeudi devant les prud'hommes.
« Comment admettre que lorsqu’une banque fait une erreur, ce soit le contribuable qui paye ? » La déclaration remonte à octobre 2010. L’homme qui parle alors sur Canal + réagit à la condamnation de Jérôme Kerviel en première instance et surtout à la découverte de l’étonnante remise fiscale de 1,7 milliard d’euros consentie par l’État à la Société générale en février 2008, juste après l’annonce de ses pertes. Il n’est à l’époque qu’un des nombreux candidats à l’élection présidentielle. Il promet de changer un certain nombre de lois dans le monde de la finance, s’il est élu. Il s’appelle François Hollande.
D’autres personnes politiques comme Julien Bayou, conseiller régional d’Île-de-France Europe Écologie-Les Verts, ou Clémentine Autain, membre du Front de gauche, ont décidé d’apporter leur soutien à Jérôme Kerviel. Ils s’étonnent eux aussi de la précipitation de l’État à verser une telle somme, sans vérification, sans expertise, avant même la tenue du procès. Tout cela leur paraît énorme, injustifié, surtout en période d’austérité. 1,7 milliard « représente un quart du budget de la ville de Paris et presque deux fois celui de la culture », rappelle Julien Bayou dans un entretien à Libération.
Aujourd’hui, l’affaire Kerviel a disparu depuis longtemps des écrans radar de l’Élysée. Mais, alors que son procès aux prud’hommes se tient ce jeudi 4 juillet, des élus posent à nouveau la question. Dans un très long billet, « Kerviel est innocent », sur son blog, Jean-Luc Mélenchon s’explique sur les raisons qui le poussent à prendre la défense de l’ancien trader. Et il s’interroge sur l’attitude de l’État qui a accepté, sans discussion, sans précaution, l’histoire telle que l’a racontée la Société générale :
« Pourquoi la ministre Christine Lagarde a-t-elle fait verser à la banque 1 milliard 700 millions de dédommagement, alors que la condamnation de Jérôme Kerviel, qui était la condition de ce versement, n’était pas définitive ? Pourquoi ce dédommagement a-t-il été versé alors que le défaut de surveillance de la banque sur son employé est attesté par l’organisme professionnel bancaire qui en est chargé, ce qui interdisait tout dédommagement de la part de l’État ? »
Cette question des pertes de la Société générale et du dédommagement accordé par l’État à la banque revient sans cesse dans le dossier de l’affaire Kerviel. Car l’opacité et le secret qui y règnent en maîtres, nourrissent le doute. Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut reprendre la chronologie des faits.
Au 31 décembre 2007, Jérôme Kerviel a liquidé toutes ses positions. Il a enregistré un gain colossal de 1,4 milliard d’euros. Au début de l’année, il est pris d’une folie d’achats pour cacher cette somme. Il accumule en moins de deux semaines des positions faramineuses. Au 18 janvier 2008, la position de Jérôme Kerviel est de 50 milliards d’euros investis sur les indices Dax (Allemagne), Eurostoxx (Europe) et FTSE (Londres). Les engagements représentent plus que l’ensemble des capitaux propres de la banque.
Lors de son audition devant la brigade financière, Michaël Zollweg, responsable du bureau de surveillance des marchés à la chambre de compensation Eurex, explique que la position en soi n’est pas totalement étonnante : « Classiquement, la Socgen est un gros négociateur sur ces produits indices. » Ce qui est anormal, en revanche, selon lui, c’est « qu’un seul opérateur agisse pour le compte de la banque, qu’un seul individu engage la banque pour de tels montants ». Il poursuit plus loin : « Nous avons constaté après analyse que depuis 2005 Kerviel intervient sur les indices allemands pour 90 % des transactions enregistrées pour le compte de la SG. » Et cela est aussi passé inaperçu dans la banque, selon la version officielle.
Revenant sur la position énorme de la Société générale au 18 janvier 2008, Michaël Zollweg explique : « Notre analyse révèle que seul Kerviel a constitué cette position. Qu’en revanche, les appels de marge sont effectivement déposés, qu’il n’y a donc pas de souci apparent, que la banque est au courant des positions prises par son trader. »
La seule version de la banque
Le 18 janvier, date à laquelle les responsables de la banque disent avoir tout découvert, la position de Jérôme Kerviel est perdante de 1,2 ou 1,4 milliard d’euros – les chiffres diffèrent selon les déclarations de ses supérieurs. Compte tenu des gains accumulés auparavant, il est à zéro ou presque. Mais comment passe-t-on de zéro ou au pire 200 millions d’euros de pertes à 4,9 milliards d’euros en quatre jours ? Ici, il n’y a que la seule version de la banque.
Les responsables de la Société générale ont expliqué, par la suite, avoir pris la décision de dénouer ces gigantesques positions dans le plus grand secret, le plus vite possible. Cela tombe mal : c’est le Martin Luther King Day. En début de semaine, les marchés américains sont fermés. Cela signifie que les plus gros intervenants sur le marché ne sont pas là et que les contreparties risquent de manquer.
Mais les dirigeants de la banque estiment qu’ils n’ont pas le choix : leur énorme exposition sur les indices européens risque d’avoir été vue par de nombreux traders. Ceux-ci risquent de jouer contre la banque et de la mettre à genoux. De plus, Eurex, comme l’a confirmé son responsable Michaël Zollweg à la brigade financière, est en train d’achever un nouveau rapport sur les agissements de la Société générale et de préparer une nouvelle lettre demandant des explications, jugeant que les réponses qui lui ont été faites jusqu'alors par le responsable de la déontologie et de la conformité étaient « volontairement incompréhensibles ».
Le 21 janvier 2008, un seul trader, ignorant tout de l’affaire selon la banque, sera chargé de vendre les positions accumulées par Jérôme Kerviel, avec mission de ne pas provoquer un effondrement des cours ou pire un début de panique. Il lui faudra trois jours pour liquider officiellement tout le portefeuille.
Le 24 janvier 2008, le PDG de la Société générale, Daniel Bouton, annonce à la presse l’ampleur du séisme subi par sa banque. Une fraude a été commise, explique-t-il, elle coûte 6,3 milliards d’euros à la banque. Mais comme le trader coupable avait auparavant réalisé un gain de 1,4 milliard d’euros, l’addition s’élève à 4,9 milliards d’euros. Le montant est alors inscrit dans le marbre. À aucun moment, ni la justice ni les services de l’État ne le remettront en cause ou demanderont ne serait-ce qu’une expertise pour mesurer en toute indépendance l’étendue des dégâts. La parole de la Société générale fait foi.
Pourtant, bien des zones d’ombre demeurent sur les circonstances de cette liquidation des positions et sur les chiffres donnés par la banque. Car la Société générale n’a jamais donné une explication circonstanciée sur la façon dont elle avait vendu. La volatilité sur les marchés était telle ces journées-là qu’à quelques dizaines de minutes d’intervalle, les cours pouvaient varier de 7 %. Cela change tout de savoir à quel moment les lignes ont été négociées.
De plus, dans leur rapport d’enquête sur l’affaire Kerviel, les inspecteurs de la commission bancaire, après avoir décrit le processus de vente, notent : « Pour l’essentiel, les positions frauduleuses ont été débouclées les 21-22 et 23 janvier. Cependant, si la position longue sur futures FTSE (un peu plus de 1 milliard d’euros) a pu être assez aisément soldée au cours des séances du 21 et du 22 janvier, en revanche, la liquidation de la position longue sur futures Eurostoxx (environ 30 milliards d’euros) a nécessité trois jours et celle de la position longue sur futures Dax (environ 18 milliards d’euros) deux journées supplémentaires. S’agissant de cette dernière, la moindre profondeur du marché des contrats futures Dax a amené SG à étaler sur cinq séances ses cessions tout en couvrant le 23 janvier (au risque de corrélation près) sa position résiduelle d’environ 10 000 contrats Dax (il en avait 99 924 à l’origine, ndlr) par une position courte de taille et de sensibilité équivalente sur contrats Eurostoxx. Cette couverture a ensuite été dénouée par rachat de contrats Eurostoxx sur les séances du 24 et du 25 janvier à mesure que la position résiduelle longue de contrats Dax était liquidée. » Ci-dessous, cet extrait du rapport :
© extrait du rapport de la Commission bancaire
Comment la Société générale peut-elle donner le 24 au matin le montant exact de ses pertes, alors qu’il lui reste encore à liquider 10 000 contrats Dax d’une valeur d’environ 1,8 milliard d’euros, qu’elle a des couvertures pour un montant équivalent et qu’il lui faudra deux jours avant d’avoir dénoué toutes les positions ? Qu’a-t-elle gagné, qu’a-t-elle perdu à l’issue de ces deux jours ? N’y avait-il pas d’autres positions qui ont été dénouées bien après, comme le rapportent des rumeurs insistantes de marché ?
Toutes ces questions sont pour l’instant sans réponse. À aucun moment, la justice ne semble s’être penchée sur les affirmations de la commission bancaire, ou simplement s’interroger sur les chiffres donnés par la Société générale. Elle les a adoptés sans discuter, fixant le montant des dommages imposés à Jérôme Kerviel sur le préjudice estimé par la seule Société générale.
Le cadeau aux actionnaires
À l’époque, de toute façon, tout le monde fait corps autour de la Société générale et de sa direction, « victime d’une fraude ignoble ». La commission bancaire, qui était dans les murs de la banque au second semestre 2007 pour valider justement l’approche de la banque sur les exigences en capital liées à son risque opérationnel – et donc ses contrôles – comme le mentionne le rapport annuel 2007, n’a guère envie de poser des questions. L’inspection des finances, dont Daniel Bouton est un membre éminent et influent, se démène aussi pour préserver le prestige de la banque et l’honneur du système bancaire français. La citadelle Bercy est mobilisée jour et nuit.
À l’initiative de Christine Lagarde, alors ministre des finances, un rapport est commandé pour faire la lumière sur l’affaire Kerviel. Il est publié dès le 4 février 2008. La position de la Société générale est reprise et détaillée, sans distance.
Face à « un trader fraudeur », la banque ne pouvait rien et elle a agi du mieux qu’elle pouvait. Elle a eu raison de ne pas prévenir le gouvernement, de ne pas avertir les autorités de marché avant d’avoir dénoué les positions. Tout juste remarque-t-on que ses systèmes de contrôle sont un peu défaillants et qu’il convient d’y remédier. Mais cette expérience servira de leçon. Mieux, la France se propose de partager avec le monde entier les leçons tirées de l’affaire Kerviel. En moins de trois semaines, l’administration de Bercy a ainsi écrit, sans entendre les protagonistes et en se passant de la justice, la version officielle de l’affaire Kerviel. C’est celle qui s’imposera.
Mais ce rapport a aussi un autre but : en dédouanant complètement la Société générale de toute responsabilité, il ouvre la voie au passe-droit fiscal qui se trame par derrière.
Dès la conférence de presse du 24 janvier, Daniel Bouton a déjà annoncé une curiosité comptable. Bien que toutes les positions de Jérôme Kerviel aient été prises à partir du 1er janvier 2008, que les pertes aient été enregistrées après la clôture de l’exercice 2007, il est décidé que celles-ci seront inscrites dans les comptes de 2007 et non de 2008. Une décision contraire à la lettre et à l’esprit des règles comptables, comme le rappelle Michel Tudel, président d’honneur de la compagnie nationale des commissaires aux comptes. « C’est la loi. Un événement survenu dans l’année ne peut pas être rattaché à l’exercice antérieur, sauf si la décision qui a amené la réalisation du gain ou de la perte a été prise lors de cet exercice. Cela ne semble pas être le cas dans l’affaire Kerviel, d’après ce qui a été dit par la Société générale », explique-t-il.
Ce contournement des textes ne semble choquer personne, en tout cas, pas à Bercy. On ne va pas accabler un établissement bancaire déjà si durement frappé par le malheur.
Mais, Daniel Bouton, soutenu notamment par Xavier Musca, directeur du Trésor, tout-puissant à Bercy, a une autre requête : il veut bénéficier du dispositif qui permet aux entreprises de déduire, en cas de pertes exceptionnelles, un tiers de la somme perdue de leur charge fiscale. Et il entend en profiter sans tarder, sans attendre le procès.
Bercy consulte alors le conseil national de la comptabilité, la compagnie nationale des commissaires aux comptes et d’autres professionnels du chiffre pour savoir si la Société générale peut bénéficier d’un tel dispositif. Les avis auraient été négatifs. « Dans le cas précis, il n’y a pas d’interprétation possible. On ne peut que répéter les textes qui existent. Un avis du Conseil d’État rendu en octobre 2007 sur le cas d’Alcatel rappelle qu’une société ne peut bénéficier d’une déduction fiscale suite à une fraude, si la société a failli dans ses contrôles ou fait preuve de carences manifestes. C’est bien le cas de la Société générale. La commission bancaire l’a condamnée à 4 millions d’amende en juillet 2008 pour défaillance de ses systèmes de contrôle », insiste Michel Tudel. Mais, comme dans le cas Tapie, le cabinet de Christine Lagarde choisit de passer outre les avertissements des experts.
La Société générale bénéficiera dès 2008 d’une déduction fiscale de 1,7 milliard d’euros. Dans son rapport annuel de 2008, la banque se félicite que sa charge fiscale soit tombée à 15 % de son résultat, au lieu de 26 % en 2007. Sa charge fiscale – c’est ainsi qu’elle désigne l’impôt sur les sociétés – s’est élevée cette année-là à 228 millions d’euros.
À aucun moment, la banque ne mentionnera ce cadeau de l’État. Au moment d’évaluer son préjudice, la banque a toujours parlé de 4,9 milliards d’euros, en cachant la déduction fiscale qui lui avait été consentie. Cette faveur fiscale a néanmoins pesé lourd dans le jugement de l’affaire Kerviel : il importait qu’aucune responsabilité ne soit imputée à la Société générale dans l’affaire Kerviel, afin de confirmer a posteriori la décision du ministère des finances, et de ne pas obliger la banque à rembourser.
Le cadeau fiscal consenti par l’État à la Société générale n’a pas été perdu. En dépit des importantes pertes enregistrées en 2007, tant en raison des subprime, de l’effondrement des marchés, que de l’affaire Kerviel, le conseil d’administration de la banque choisit de ne pas changer sa politique et de distribuer des dividendes, comme à l’habitude. La banque a reversé 45 % de son bénéfice, soit 420 millions d’euros à ses actionnaires, cette année-là.
Extrait du rapport annuel 2008© (DR)L’addition est vite faite : 420 millions de dividendes plus 1,2 milliard en rachat d’actions, c’est à quelques dizaines de millions près la somme qu’a consentie l’État français en ristourne d’impôt. Loin de servir à consolider l’établissement bancaire, l’argent des contribuables a été utilisé pour soutenir un cours et favoriser les actionnaires. Les dirigeants de la Société générale en seront les premiers bénéficiaires. Ils ont alors vendu massivement leurs stock-options. En quatre mois, de juillet à octobre 2008, Daniel Bouton, par le jeu des achats et ventes, a alors réalisé 1,3 million d’euros de plus-values.
Mieux : alors que les inquiétudes, dès le printemps 2008, grandissent sur la solidité du système bancaire international, que de nombreux experts et y compris les banquiers centraux s’alarment de la trop faible capitalisation des banques par rapport à leurs engagements, la Société générale lance en 2008 un vaste programme de rachat d’actions. Comme l'indique son rapport annuel de 2008, elle acquiert 10 millions d’actions avant de les annuler. L’opération lui coûte 1,2 milliard d’euros.