A minuit quarante, François Hollande monte enfin sur la scène. Juste débarqué de son fief corrézien de Tulle, le président est venu fêter sa victoire à la Bastille. L'ombre du François Mitterrand de 1981 est là. Hollande lui rend d'ailleurs un vibrant hommage dans un bref discours, où il salue également d'une voix plus enrouée que jamais le « peuple de France » et la « jeune génération ». Présente en masse ce dimanche soir, la « jeune génération » entonne d'ailleurs une Marseillaise à gorge déployée.
La foule acclame le nouveau président. Mais c'est surtout l'immense bonheur d'avoir dégagé Nicolas Sarkozy qui rend les visages radieux. « Sarkozy c'est fini ! » dit l'un. « Sarkozy au Kärcher, à l'Anpe, au trou ! », hurle une autre qui danse sur place.
« On a viré Sarko et sa putain de bande !» lâche dans un rugissement un étudiant à Sciences-Po Paris de 22 ans. C'était sa première présidentielle. Il a voté Poutou au premier tour, pour « la voie libertaire » qu'il représente, et Hollande ce dimanche. Il n'est pas béat pour autant. « Je suis content qu'il soit élu, mais je n'en attends rien, dit-il. Je n'aime pas ses propos sur l'immigration que je trouve scandaleux. »
Parmi ses amis, tous ne sont pas aussi sévères. « Hollande incarne des valeurs plus humaines que Sarkozy », dit Manon Chaigneau, étudiante en lettres. « La campagne m'a même redonné goût à la politique alors que ces dernières années, je m'en étais plutôt détournée, ajoute Fanny Cardin, 22 ans, qui fait des études de cinéma. Pour nous 81, c'était un mythe. » « De ce quinquennat, on retiendra la très grande vulgarité, résume Bastien Suteau, le quatrième du groupe, inscrit en fac de géo à Rennes. J'attends maintenant plus de réflexion. » Il a voté Hollande dès le premier tour.
En 2007, Bastien avait tout juste 18 ans quand Ségolène Royal a perdu. Comme lui, ils sont nombreux à vivre cette soirée comme une revanche. « Depuis que j'ai vingt ans, je vis avec Sarkozy, j'avais honte de dire que j'étais français », se réjouit Loïc, fonctionnaire territorial à Strasbourg. Il a aujourd'hui 25 ans, l'âge de ses parents en 1981. « Le changement de Hollande, c'est pas la promesse mitterrandienne de changer la vie, c'est sûr. Tout n'est pas possible, on le sait. Mais il y a peut-être plus de beauté dans la lucidité. »
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La foule est plutôt jeune, les visages de toutes les origines – des Blancs, des Noirs, des Arabes. On danse, on chante, souvent sur le dos de l'ancien président. On trépigne beaucoup, aussi : toute la soirée, il fut bien difficile de se frayer un chemin parmi les rangs, très compacts.
Dès 19 heures, la place de la Bastille était pleine comme un œuf. Alors que les estimations circulent de téléphone en téléphone, l'optimisme est général. A chacun son sésame de la victoire : une rose à la main, un drapeau tricolore, ou bien celui du PS, du Front de gauche, du PCF ou d'Europe Ecologie-Les Verts. Sarah, 25 ans, est venue avec « la famille et des amis ». « Il y a un climat de ras-le-bol. Je travaille à l'hôpital et tous les jours je vois la casse du service public », dit cette sympathisante socialiste. « Cinq ans c'est long ! lâche Wadly Oxima, fonctionnaire en région parisienne. Sarkozy n'a pas tout fait mal mais il m'a écœuré par sa pratique du pouvoir. On n'était pas vraiment en démocratie. » « «La clique va partir. On va retrouver la grandeur de la France », espère Nelly Venturini, 68 ans, une rose à la main. « Casse-toi de chez nous », « François président », scandent les curieux juchés sur le Génie au centre de la place.
A l'annonce officielle des résultats à 20 heures, ils sont déjà des milliers rassemblés en rangs serrés face aux deux écrans géants. Grand cri de joie, fumigènes et « pop » des bouteilles de champagne qu'on débouche quand apparaît le visage d'Hollande. « Sarkozy à la retraite ! » entend-on dans la foule, déchaînée. Certains laissent couler des larmes d'émotion. « Ça y est, on l’a dégagé ! se réjouit Maurine. Cette Antillaise, auxiliaire de vie auprès des personnes âgées, exulte. « Nos personnes âgées, elles n’en pouvaient plus de Sarkozy. Pendant qu’il augmentait son salaire de 170 %, les petites vieilles, elles coupaient leur steack en quatre ! Elles payaient leur motte de beurre 1,10 euro. Sarkozy en avait rien à foutre ! »
Sur l'écran géant, on voit des images de militants UMP en pleurs. Ils sont copieusement hués. Jean-François Copé apparaît à la télé sur France-2 : « Au bûcher! », crie un petit groupe. La ministre Morano suscite les sifflets, à peine moins que lorsque c'est Nicolas Sarkozy qui prend la parole en direct de la Mutualité. « Jamais je ne pourrai vous rendre ce que vous m'avez donné ! » dit l'ancien président à ses partisans. « Tout ce que tu nous a pris, oui ! » hurle une jeune femme. Encore une fois, l'air est saturé de pressants « Casse-toi ! » « Sarko facho », ou « dehors le raciste! ».
Nadia et Zeineb, 22 ans, en Licence et Master à la Sorbonne, sont venues de Torcy (Seine-et-Marne) avec un drapeau français, « pas tant pour soutenir François Hollande que pour fêter la fin du sarkozysme ». « La victoire de ce soir, c'est l'espoir de retrouver une certaine cohésion sociale, lancent ces jeunes femmes, de confession musulmane – l'une d'elles porte un voile. Sarkozy, c’était la stigmatisation permanente. » Etudiante en droit fiscal, Zeineb ne « croit pas à une véritable révolution fiscale, pas plus qu'à une renégociation profonde des traités européens », mais elle « sait », pour sûr, que « monter les Français les uns contre les autres, c'est fini ».
Certes, les visages sont radieux, et beaucoup n'auraient raté cette soirée pour rien au monde. Surtout pas Olivier Palduplin, 42 ans, et son compagnon Philippe, 52 ans. « On a eu le changement ! Pour moi, ça ne changera pas beaucoup de choses. Mais les étrangers vont pouvoir voter dans notre pays aux municipales, et c'est normal puisqu'ils paient des impôts. Les couples qui s'aiment vont pouvoir se marier s'ils le désirent. Nous, on est ensemble depuis 13 ans et on ne l'envisage pas. Mais c'est bien que tout le monde ait les mêmes droits en France. »
Mais en début de soirée, la liesse est loin d'être générale, tandis que les mêmes clips de campagne repassent en boucle, ce qui n'aide pas à mettre l'ambiance. « C'est normal, dit Maud, mandataire judiciaire de 25 ans qui a voté Hollande après avoir donné son vote à Jean-Luc Mélenchon au 1er tour. L'écart avec Nicolas Sarkozy est assez décevant. Et puis on sait que le mandat va être mauvais, en tout cas difficile. Dans cinq ans, la droite risque de repasser. » A ses côtés, une élève avocate de 25 ans, a voté Hollande pour faire « barrage à la politique xénophobe » de Nicolas Sarkozy. Elle aussi avait voté Mélenchon. « Hollande, c'est à contrecœur », dit-elle. Pour certains partisans de Mélenchon croisés dans le défilé, Hollande ne survivra d'ailleurs pas à un quinquennat. « Dans cinq ans, on le vire », dit l'un d'eux.
Etudiant en relations internationales, militant Europe Ecologie-Les Verts, Lucas estime plutôt que « c’est aussi la victoire des écologistes. J’espère qu’ils auront une place dans le gouvernement ». Il voit déjà Cécile Duflot ministre, et Eva Joly « à la tête d’un Commissariat de lutte contre l’évasion fiscale ». D'ores et déjà, le nouveau président se voit rappeler ses silences de campagne par Act-Up, dont une vingtaine de militants sont présents. « On est ravis de pouvoir fêter la fin de l'ère Sarkozy, explique la vice-présidente de l'association de lutte contre le sida, Cécile Lhuillier. Mais sur les franchises médicales, l'accès aux soins post-mortem, le droit au séjour pour les étrangers malades, les putes, on a trouvé Hollande frileux. On est là pour faire savoir qu'il va falloir se mettre au boulot tout de suite. On sera là pour le lui rappeler. » Leur pancarte porte un message clair : « Le changement, ça doit être vraiment maintenant », avec le mot “vraiment” en lettres rouges.
Il faudra les chanteurs Noah et Yaël Naim, puis le ballet des politiques (de Ségolène Royal, très applaudie, à Jean-Marc Ayrault, en passant par Cécile Duflot ou encore Manuel Valls, improbable maître de cérémonie survolté en costard-cravate) pour réchauffer l'ambiance avant l'arrivée d'Hollande, clou de la soirée.
Sitôt son discours fini, les rangs se desserrent bien vite, les manifestants de la Bastille partent se coucher. « Laissez passer les vrais travailleurs », disent plusieurs d'entre eux en riant, référence au « vrai travail » de Nicolas Sarkozy. Boulevard Beaumarchais, un groupe de jeunes entame une fiesta improvisée sous un abribus.
Aux terrasses des cafés, entre Bastille et République, on fait durer la joie de ce dimanche attendu depuis longtemps. Des klaxons résonnent. Juste une nuit pour savourer la victoire. Sans trop d'illusions. Mais en y croyant quand même un peu.