D'abord dédaigné, le mouvement « Occupy Wall Street » a fait des émules à travers les Etats-Unis et peut-être ce week-end dans le reste du monde. Si son impact politique reste à démontrer, il s'agit déjà d'une étonnante expérimentation d'autogestion collective.
C'est la stratégie de l'épine dans le pied. Finis les blitzkriegs, les actions de coup d'éclat à la façon altermondialiste lors d'un sommet du G20. Cette fois, les « indignés » s'installent dans la durée. Wall Street est depuis trois semaines l'épicentre d'un mouvement de protestation contre les banques à l'origine de la crise financière, contre l'inégalité croissante, contre les défaillances des politiques, accusés d'être soumis au diktat et à l'argent des grandes entreprises. « Occupy Wall Street » affirme représenter les aspirations des 99 % des Américains qui n'ont ni pouvoir ni argent.
Samedi, le phénomène pourrait se mondialiser. Les slogans sont lancés : « Occupy Sydney ! », « Occupy Madrid ! », « Occupy the London Stock Exchange ! ». Pas moins de 8 villes au Canada ont une mobilisation prévue ce 15 octobre, et 25 pays pourraient être concernés. Il est impossible de dire aujourd'hui quelle sera la portée de ce mouvement, inspiré par les manifestants de la place Tahrir au Caire et que certains comparent aussi à celui mené contre la guerre du Vietnam. « Il y a une très longue tradition dans ce pays de protestations et de grandes marches. Nous sommes à un moment où il y a beaucoup de frustration et de colère, et les gens se tournent vers l'activisme social », observe Ruth Mandel, directrice de l'Eagleton Institute of Politics à l'université de Rutgers.
Mélanie Prasad, vingt ans, une étudiante en science politique de l'université de Rochester, est venue avec une amie soutenir le mouvement : « C'est de la démocratie ‘‘in the making''» Impossible de rater un événement qui exprime si bien les insatisfactions de sa génération. « Personne n'écoute le grand public, il n'y en a que pour le top 1 % », explique-t-elle.
L'idée d'occuper Wall Street a été au départ lancée par le magazine canadien « Adbusters » et a été soutenue par Anonymous, un mouvement de désobéissance civile sur Internet. « Il n'y a pas de violence, pas de folie, c'est un cri du coeur assez authentique », estime David Greenberg, professeur d'histoire à Rutgers University.
Un minivillage a vu le jour
L'occupation du square Zuccotti a commencé le 17 septembre et a été marquée depuis par de multiples marches de protestation dans la ville. Il y a eu un certain nombre d'arrestations et quelques incidents avec la police qui a manié un peu lestement les bombes lacrymogènes. Michael Bloomberg, le maire de New York, qui a d'abord été très critique, a fini par accepter cette semaine que le campement dans ce parc rectangulaire qui jouxte « Liberty Street », se prolonge. Les tentes sont interdites et il compte sur le froid cet hiver pour que les quelque 200 campeurs qui y ont trouvé refuge finissent par quitter les lieux.
Lundi dernier, alors qu'une parade remontait sagement la 5 e avenue pour célébrer « Colombus Day », le square Zuccotti, tout au sud de la ville, était bondé. Entre ceux qui sont venus occuper Wall Street, les curieux qui profitaient du jour férié pour venir voir de plus près et les journalistes, il restait peu de place pour circuler. La foule est compacte et au premier abord on ne discerne qu'une masse bigarrée, plutôt jeune, parmi lesquels des marginaux très visibles. Et puis, petit à petit, on comprend que l'endroit est très structuré.
Ca et là s'amoncellent des sacs de couchage sur lesquels certains sont parfois endormis, mais des allées sont dessinées et rigoureusement balayées. Un minivillage s'est mis en place avec la cuisine d'un côté, qui sert des plats chauds, et, de l'autre, une garderie pour les enfants. Ailleurs, un atelier pancartes, tandis que plus loin quelques sympathisants sont en train de broder des étoiles sur une bannière géante. D'autres impriment des tee-shirts au nom du mouvement. Un panneau « Info », écrit en lettres bleues, marque l'endroit où chacun peut venir poser des questions et se renseigner. Assis par terre, certains discutent, d'autres méditent sans être apparemment dérangés par le bruit des tambours. Des bâtonnets d'encens brûlent par endroits et une librairie à ciel ouvert a été organisée. Sur les côtés, des vendeurs de boissons et de nourriture mais aussi des vendeurs de souvenirs de New York espèrent profiter de la masse de visiteurs qui afflue. Une enseigne électronique affiche le nombre de personnes qui se rallient au mouvement : plus de 57.000 sur Facebook. Disséminés sur le site, des stands ont été montés pour défendre des causes soutenues par les manifestants. Un jeune étudiant de Baruch College, une université de New York, explique ainsi aux visiteurs qu'ils doivent appeler leurs parlementaires pour faire cesser les exemptions d'impôts des plus riches. « C'est la première fois de ma vie que je vois ça, avec des gens de tous âges et de tout style », explique l'étudiant qui rejoint le square dès qu'il a un moment. D'autres brandissent des morceaux de carton sur lesquels ils ont écrit un slogan. Une femme se tient immobile, tenant un iPod allumé sur lequel on peut lire « Occupied ». Des représentants de tribus indiennes sont là... Une jolie jeune femme noire, vêtue de son seul short et le corps grossièrement maquillé attire facilement les caméras de télé.
Plus de 100.000 dollars de dons
De temps en temps on entend un cri et un « facilitateur » donne des instructions qui sont répétées par la foule alentour, qui agit comme un microphone humain. Car le campement est organisé en des dizaines de groupes de travail qui se répartissent les tâches : organisation de marches, relation avec les médias, formation des facilitateurs, cuisine, nettoyage... Il y a même des spécialistes de la « décrispation », qui interviennent comme médiateurs quand il y a conflit, car le mouvement se veut résolument non violent. Pete Dutro, trente-six ans, étudiant au Polytechnic Institute of New York University et ancien patron d'un magasin de tatouage, est chargé des finances. Sur son téléphone Android, il expose des tableaux impeccables avec les donations des derniers jours. Entre 5.000 et 8.000 dollars sont reçus sur place quotidiennement. Les gens viennent aussi avec des dons en nature : nourriture, sacs poubelles.
A ce jour, grâce aux dons sur Internet, « Occupy Wall Street » (OWS) a reçu plus de 100.000 dollars qui sont utilisés pour acheter nourriture, matériel, ou financer le budget médias qui est à part (un journal a été imprimé grâce à 30.000 dollars levés sur le site Kickstarter). Chaque groupe de travail a droit à 100 dollars par jour. C'est ce qui a été décidé en assemblée générale, mais ce n'est pas toujours suffisant. « Il faut qu'on trouve un système ou nous pouvons efficacement gérer notre budget et prendre des décisions, soupire Pete Dutro. On est en train de le discuter, mais ça va prendre un moment, comme pour nos revendications. » Pour l'instant, sa préoccupation est de faire annuler l'arrivée de 3 latrines portables. Le mouvement n'a pas le permis pour les avoir et surtout il faut ensuite payer pour leur nettoyage et leur enlèvement. Autant continuer avec les toilettes du Starbucks ou du MacDonald voisins.
Pression sur les démocrates
Toutes les décisions sont prises en groupe de travail ou lors de l'assemblée générale qui se tient chaque jour de 19 heures à 22 heures. Il n'y a pas de leader, pas de message établi, mais une volonté commune d'exprimer un ras-le-bol devant une société bloquée où de plus en plus de personnes sont laissées pour compte. « C'est une démocratie horizontale », résume Jon Ashley, un ingénieur du son de vingt-sept ans, venu de Caroline du Sud pour passer une semaine au square. « Chacun a droit à la parole mais dans un certain ordre, et on a le droit de répondre. Toutes les décisions qui sont discutées en assemblée générale ou en groupe doivent recueillir 90 % des suffrages », explique-t-il. Le processus est long, fastidieux, mais ils y tiennent. « C'est un nouveau modèle pour attirer l'attention et créer un nouveau mouvement politique », poursuit le jeune homme, qui refuse absolument que les démocrates les récupèrent. On a beaucoup reproché à ce mouvement de ne pas avoir de revendications claires, mais les activistes y travaillent quotidiennement et une plate-forme devrait finir par émerger.
Certains ont vu dans ce mouvement l'émergence d'un Tea Party de gauche. Mais « ce que le Tea Party a réussi c'est de faire son entrée dans l'arène politique. Rien ne se passe en Amérique hors du système politique et ce serait une erreur de le rejeter, d'autant que cela met la pression sur les démocrates », estime pour sa part David Greenberg.
Un certain nombre de sympathisants viennent passer quelques jours, la journée ou tout simplement quelques heures mais ne dorment pas sur place. Cela explique la foule, mais aussi comment le mouvement peut durer. Il y a un constant va-et-vient. Eric Holmes, un charpentier qui travaille pour le département des parcs, vient régulièrement parce qu'il aspire « à un meilleur système politique et à plus d'équité. Il faut retirer l'argent de la politique », explique-t-il avec beaucoup de gentillesse, une bière à la main.
Au début largement ignoré, ce mouvement a fini par capter l'attention des acteurs de gauche - en particulier une dizaine de syndicats -des politiques et des médias. Depuis trois semaines, les célébrités ont pris le chemin du square, comme le réalisateur Michael Moore ou la comédienne Susan Sarandon, mais aussi des politiques comme les leaders noirs Al Sharpton, Jesse Jackson ou encore l'élu de New York, Charlie Rangel.
Les insurgés de Wall Street parviendront-ils à passer le témoin hors des Etats-Unis ? « On essaie de préparer des kits de démarrage, de définir nos processus pour qu'ils puissent facilement répliquer nos modèles. On les fait traduire dans plusieurs langues pour que cela serve de point de référence et leur éviter certains obstacles qu'on a rencontrés », raconte Pete Dutro. Sur Facebook, les Espagnols et les Italiens sont parmi les plus motivés. « Ce mouvement est un moment d'histoire qui est à la fois lié à des mouvements plus anciens mais aussi à d'autres parties du monde », conclut Ruth Mandel.
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