A Mayotte, une correspondance de Juliette Camuzard
Les barrages de la veille fumaient encore sur la route, jeudi, quand plus de 5000 personnes ont participé à une marche silencieuse en hommage à Ali El Anziz. Cet homme de 39 ans est décédé mercredi lors d'affrontements avec la police, en plein cœur de Mamoudzou, le chef-lieu de Mayotte, en marge d'un mouvement social contre la vie chère. Des chants et des prières ont été récités. Aucune animosité tout au long de cette marche et cérémonie: pourtant, la veille, de violents affrontements avaient opposé forces de l'ordre et manifestants.
Pour l'essentiel, de jeunes émeutiers étaient mercredi bien décidés à en découdre. Cagoules ou foulard sur le visage, ils ont organisé des barrages sur les routes pour empêcher la circulation et jeté pierres et cocktails Molotov auxquels ont répondu les gaz lacrymogènes des policiers massivement déployés. Les grenades assourdissantes ont résonné toute la nuit, donnant à Mamoudzou des airs de champ de bataille. Près d'une vingtaine de magasins ont été pillés ou saccagés. « Cela fait plus de trois semaines que la grève dure, c'est trop long, regrette un chauffeur de taxi. Il y a eu un mort, il peut y en avoir d'autres. »
Après trois bonnes semaines de manifestations, la tension était retombée sur l'île en début de semaine et l'issue du conflit commençait à poindre. Mais ce nouvel incident a remis le feu aux poudres. « Ils nous tirent dessus alors qu'on n'est pas armés, enrage Djanfar. J'étais à côté d'Ali quand le policier a tiré. Pourtant, il ne faisait rien de mal : il écoutait la radio sur son portable et buvait un coca. » La polémique grandit sur les causes de la mort du manifestant qui a été visé par un tir de flashball. Immédiatement après l'annonce du décès, le préfet a évoqué une mort par crise cardiaque, provoquant la colère des syndicalistes et de la population. L'autopsie a finalement révélé que le décès est dû à un mauvais massage cardiaque. « Aucun élément ne valide ou n'invalide l'hypothèse des conséquences du tir de flashball », tempère le procureur Philippe Faisandier.
Dès le premier jour des manifestations contre la vie chère, le 27 septembre, la présence policière massive a été l'objet de tous les reproches. L'État n'a effectivement pas lésiné sur les moyens, en faisant appel à des renforts de l'île de la Réunion et de la métropole. Déjà, il y a quinze jours, un garçon de 9 ans avait été blessé à l'œil par un tir de flashball. Il en a, depuis, perdu l'usage. Le gendarme à l'origine du tir a été mis en examen.
« On manifeste pacifiquement et on nous envoie des gendarmes pour nous tirer dessus, s'insurge Soula, professeur des écoles. On est excédés. On ne demande pas grand-chose, juste d'être considérés comme des Français à part entière. »
Des magasins fermés depuis trois semaines
Les magasins sont restés fermés pendant plus de deux semaines, sous la pression des manifestants. Les supermarchés ont finalement rouvert mardi, sous haute protection policière, et ont été immédiatement pris d'assaut par une population en manque de tout. Car, sur le marché noir qui s'était organisé, les prix des denrées avaient explosé. Le répit a été de courte durée: après les pillages de la nuit de mercredi à jeudi, les magasins ont à nouveau tiré leurs rideaux. «Il faut que ça cesse, le conflit a trop duré, confie Hadidja en étendant son linge le long de la rocade de Mamoudzou. Pour cette femme, il est de plus en plus difficile de nourrir les enfants: «J'ai pu acheter du riz et des mabawas (ailes de poulet, viande de base à Mayotte), mais mes enfants n'arrêtent pas de me réclamer des gâteaux et des yaourts. »
Après plusieurs jours de manifestations, la population est fatiguée, mais elle semble toujours déterminée. « Cela fait trois semaines qu'on a commencé la grève et on continue à nous prendre pour des cons. Nous ne nous arrêterons pas maintenant », expliquent trois femmes cramponnées à un banc qui barre une route en plein centre-ville. Selon l'intersyndicale à l'origine de la contestation, Mayotte est le département d'outre-mer où le coût de la vie est le plus élevé alors que le niveau de vie est le plus bas.
« Les distributeurs s'enrichissent sur notre dos en prenant des marges exorbitantes. Eux, ils roulent en 4×4 et nous on est à pied. Quand je travaille, je nourris toute ma famille et il ne reste plus rien», fulmine Dala, 22 ans.
Intersyndicale (syndicats CGT, CFDT, FO et associations de consommateurs), Etat et patronat ont discuté de la baisse des prix au cours de plusieurs rounds de négociations. Mais les dernières tractations lundi soir se sont soldées par la rupture du front uni de la contestation. FO a signé un accord sur une baisse d'environ 10% des prix de neuf produits de première nécessité (riz, huile, poulet, etc.). Les autres syndicats demandent un effort supplémentaire sur la viande.
«L'île, dépendante des importations, souffre d'un manque de concurrence. Nous réclamons un meilleur contrôle des prix et un soutien au développement économique », ajoute Boinal Saïd, leader CFDT. A terme, il s'agit d'augmenter le pouvoir d'achat. « La baisse des prix est un symbole, mais au-delà, nous demandons l'alignement du Smig local à 1300 euros, des prestations sociales, l'extension de tous les droits sociaux, l'augmentation des retraites, etc. », ajoute Salim Nahouda (CGT). « Le coût de la vie est un prétexte, mais ces manifestations sont un cri d'alerte de la population pour dire "occupez-vous de nous, faites qu'il n'y ait pas des Français à 2 vitesses" », analyse Hamidou Madi M'Colo (FO).
Ici, le RSA est divisé par quatre
Le faible taux d'activité (35.000 personnes travaillent sur une population de 200.000 personnes) et les différences de salaires entre locaux et métropolitains cristallisent également les frustrations dans une île où l'allocation chômage est absente et où le RSA, prévu pour le 1er janvier 2012, ne représentera qu'un quart du montant en vigueur dans l'Hexagone.
Le 14 octobre, l'ampleur de la contestation avait fait déplacer en urgence la ministre de l'outre-mer, Marie-Luce Penchard, mais son discours à la télévision publique a déclenché un vent de révolte à Mamoudzou. Elle y annonçait des mesures d'aide aux plus démunis, une enquête sur les marges commerciales pratiquées à Mayotte et une réglementation des prix du gaz. Déception de la population qui se sent dupée.
Barrages de fortunes, poubelles incendiées, pneus calcinés jonchent encore les rues, témoins des derniers blocages. Depuis jeudi, le centre-ville de Mamoudzou a retrouvé son calme. Pour combien de temps? Le conflit est dans l'impasse. Les syndicalistes demandent la nomination d'un médiateur. L'accord envisagé dans la nuit de lundi à mardi a capoté et la grève se poursuit.
« C'est à se demander si les syndicats ne cherchent pas à égaler le record guadeloupéen de 44 jours de grève » (au début de l'année 2009, un mouvement social luttait là aussi contre la vie chère), plaisante un cadre à la préfecture. Pourtant, les entreprises mahoraises, contraintes d'arrêter toute activité, souffrent de ce mouvement qui n'en finit pas. Certaines menacent de déposer le bilan. Et des manifestants s'interrogent sur l'opportunité de poursuivre une grève dont les conséquences sont désastreuses pour l'économie.
Pour les syndicats, la réponse est sans appel: « Nous ne lâcherons rien tant que nos revendications ne seront pas satisfaites. » Vendredi, jour de prière, la vie avait presque repris son cours normal à Mamoudzou, même si toutes les boutiques restent closes. La foule était clairsemée sur la place de la République, lieu quotidien de rassemblement des manifestants. La tension de ces derniers jours est retombée net. Ce sont deux jours
de trêve qui s'amorcent.