Source : rue89.nouvelobs.com
Il faut aller à Kiev le dimanche. Il faut voir ça. Le taxi vous laissera avenue Kreschiatik, devant un portrait de Gandhi, dessiné hâtivement sur une grande banderole sale qui décorent l’une des premières barricades.
Tout le centre-ville est bloqué. Les barricades sont faites de sacs de sable, de vieux vêtements, de chaises et d’un peu n’importe à vrai dire (les sacs Leroy Merlin, très solides, sont d’ailleurs l’une des présences les plus évidentes de la France en Ukraine aujourd’hui…).
Ensuite, en vous rapprochant de la place centrale, vous verrez de loin une mer de drapeaux bleus avec des étoiles d’or. Et ce mot, « Europe », associé à celui qui veut dire liberté en Ukrainien : « SVOBODA ».
« Ukraine », « Europe », « Liberté »… C’est écrit partout. Sur les murs mais aussi sur les joues des jeunes femmes, comme pendant les matchs de foot. Les Ukrainiens ont réussi à faire tomber leur gouvernement.
« On est les seuls à s’opposer à Poutine »
A présent, ils veulent une nouvelle constitution et des élections anticipées. Ils veulent leur liberté et ils ne veulent pas de Poutine. Igor, le chauffeur de taxi se retourne, et me dit en souriant :
« Alors comme ça, on est les seuls à s’opposer à lui, en Europe, aujourd’hui ! »
Surtout, ils veulent mettre fin à cette corruption qui dévore le pays depuis son indépendance en 1991. C’est vrai. Il faut les croire. L’ambassadeur de France me l’avait dit, en off, il y a trois ans :
« Dites aux gens, dans votre société, que ce pays est dangereux politiquement, que les élites sont totalement corrompues ».
Comme ailleurs ? Non : plus qu’ailleurs, et mieux qu’ailleurs. Et les gens en crèvent. Donc, avec le mot « SVOBODA », il y en a un autre qu’on entend très souvent : « Des bandits, tous des bandits ». N’importe quel investisseur sait bien que c’est la vérité.
Le vrai grand ras le bol du siècle
Cette fois, me dit-on, ça ne sera pas comme la révolution orange en 2004. A l’époque, c’était un parti contre un autre. Là, c’est le bazar, c’est certain, mais c’est le changement ! Le vrai grand ras le bol qui soulève les pays une fois par siècle.
Il faut dire que l’Ukraine a vécu vingt ans de transition pour rien du tout ou presque, des revenus qui sont au niveau de ceux de l’Algérie et une situation catastrophique dans l’éducation et la santé.
Bien sûr, les gens qui manifestent ne savent pas encore pour qui ils pourraient voter (les représentants de l’opposition sont souvent en prison) mais ils sont là comme l’explique Igor :
« On verra après. Les partis vont s’organiser. On sait bien que ça prendra du temps, ce sera dur, mais on est prêts. C’est une révolution vous savez. C’est comme ça les révolutions. »
Le dimanche dans la « ville libre de Kiev »
Igor sourit tout le temps. Il lui manque une dent à droite, en plein milieu du sourire, mais le dentiste c’est cher. Au fond, je crois qu’il a raison. Les vrais leaders apparaissent souvent quand l’histoire a besoin d’eux et en général, on ne les connaît pas avant !
Ceux qu’on connaît, les hommes politiques normaux, ceux-là n’ont pas la trempe pour sauver les pays.
Alors, tous les dimanches depuis la fin novembre, on se retrouve à Maïdan et on refait encore et toujours le même pied de nez à Poutine. Non, l’Ukraine ne sera pas à la botte de Moscou, même si la moitié des Ukrainiens sont russophones…
Il y a tout de même une différence entre parler une langue ou avoir des origines, et décider de s’asservir. Les russophones sont mécontents, partagés, mais silencieux et inquiets. Et comme les autres, ils regardent ce peuple immense, calme et résolu, qui converge vers le centre-ville, tous les dimanches matins, vers la « ville libre de Kiev »...
Maïdan, c’est un village de gaulois
Maïdan, c’est un village de gaulois. Des tentes hétéroclites, des baraques en bois, et tout ce qui peut servir au campement. Il y a des quartiers et des commandants de quartier, qui vous font visiter ce qui ressemble à des yourtes.
On entre en soulevant un rideau ou un vieux tapis. Des gens dorment les uns à côté des autres, par terre. Dans un coin, des amas de vêtements. Chaque tente arbore bien sûr des drapeaux européens et ukrainiens, mais aussi une pancarte avec une appartenance politique, ou bien le nom de la ville dont on vient.
Toute l’Ukraine est là d’ailleurs, y compris les fameuses villes russophones de l’Est telles Dinepopetrovsk, Kharkov…
Partout, des hommes coupent du bois – c’est aussi la grande bataille de l’hiver – et comme sur les chantiers, des feux sont allumés dans de grands containers qui brûlent la peau quand on s’en approche trop.
Des hommes et des femmes touillent la soupe en plein air dans d’immenses bassines. Ça sent la Kacha. Ça fume parce qu’il fait froid. On étale du miel sur de grandes tartines.
Tout est sale, à la fois triste le matin et réjouissant le soir, quand les citoyens ordinaires apportent aux insurgés leurs bocaux de cornichons fabriqués maison.
Ils ont tenu là par -20° en décembre, mais à présent que cela se réchauffe un peu, il y de la gadoue partout. Et des rangées de latrines qui puent.
Les visages sont fatigués, pauvres. Beaucoup de vieux, bien sûr, qui ont ressortis leurs uniformes militaires ; ces marginaux dont ne cesse de parler le gouvernement (mais les marginaux aussi, ont droit à la colère), des étudiants, des artistes (je tombe sur une table de ping-pong à côté d’une tente de jeunes peintres) et des agriculteurs paraît-il, parce que c’est une saison calme pour eux.
Ces gars là savent manier la barre de fer
Les visages sont noirs, rudes, les mains épaisses. A force de voir des films qui montrent de fausses guerres, on n’imagine pas les révolutionnaires comme ça.
Mais quand ils disent : « Je suis prêt à mourir » (et ils le disent tous), on se souvient que c’est vrai. Ils peuvent mourir. Je passe la soirée avec eux, assise sur une bûche. Au fond, il vaut mieux que ce ne soient pas des révolutionnaires de salon. Ces gars-là doivent effectivement savoir manier une barre en fer.
Et puis parfois, une image miraculeuse : une femme avec le visage de Marina Vlady sort devant moi d’une tente, dans un long manteau de fourrure noire. « I’m a guest », me dit-elle. On se sourit. Elle va fumer une cigarette en regardant la place. Un peu plus loin, un type est en train de couper les cheveux d’un autre.
Très vite, on ne peut plus bouger. De l’ordre de 100 000 personnes sont sur place, et cela a grimpé jusqu’au million en janvier. Des grands-mères, beaucoup de grand-mères ! Car elles ont tout vu du siècle, m’expliquent-elles, elles n’en peuvent plus.
L’une d’entre elles, qui distribue les tracts, me dit :
« Taniouchka, on n’a plus rien à perdre tu sais ! Alors, en semaine, pendant que Kiev travaille normalement, nous, on garde Maïdan. »
Il y a aussi ces mamans en chapka, avec leurs petites filles à la main (bonnets à pompon roses, nattes blondes et délicieuses petites filles slaves), des étudiants, des filles incroyablement belles (Marina, sur la barricade, avec des ongles peints en doré !).
Evidemment pas des extrémistes. Cela, c’est juste la propagande russe qui fonctionne à plein, comme les Chinois l’ont fait pendant vingt ans, pour réécrire Tian’AnMen. Et il paraît d’ailleurs qu’ils ont réussi, puisque certains jeunes chinois ne connaissent même pas l’existence du massacre [du 4 juin 1989, ndlr].
C’est toujours la même arme que les régimes autoritaires ressortent quand ils veulent effacer l’histoire : la grande bataille de la désinformation, contre laquelle les démocraties sont bien trop honnêtes.
Sur Télé-Poutine, que des hommes cagoulés
Il suffit de regarder la télévision russe en ce moment pour comprendre : Poutine sous toutes les coutures, Poutine avec des gosses, des sportifs, des scientifiques, un visage rond, une voix douce. Et de Maïdan, on ne montre que des hommes en cagoule, avec des barres de fer. Moscou inonde les réseaux sociaux. Ils savent faire. Mais c’est tout simplement faux.
Il suffit d’aller à Kiev le dimanche. « Dites-leur que c’est faux », me demandent les gens. Alors bien sûr, à deux rues près, la ville est calme. Mais que vaut cet argument ? C’est normal ! C’est ce qu’on appelle une insurrection ! C’était déjà comme cela au XIXe siècle en France !
A Maïdan, on écoute les discours qui se succèdent sans arrêt sur l’estrade géante de la place centrale (ça commence à 7 heures du matin !). Klitchko, le boxeur, a une très belle gueule et une voix qui fait trembler. On sait bien qu’il n’est pas très compétent en politique mais il est bien entouré, paraît-il.
Igor, encore :
« C’est un gars correct, c’est un boxeur. Un loyal celui-là, tu comprends ? Son fric, il l’a gagné avec ses poings. »
Et puis, on chante, on chante beaucoup. Et même (parce qu’on est slave), des gens récitent des poèmes à la tribune, devant 100 000 personnes au bord des larmes. Force ou faiblesse de ces peuples, je ne sais pas, mais je pleure avec les autres.
Un peu partout, sont affichées des caricatures du président Yanoukovitch et de Poutine. Le Président, c’est un pantin de Moscou ! me dit-on.
Lui, il est très bête, tout le monde le sait, même ses amis oligarques. Mais ils peuvent nous en sortir un autre plus dur du chapeau, un vrai petit Poutine.
Que se passera-t-il après Sotchi ?
Parce que le problème de l’Ukraine, c’est Poutine. Le problème, c’est ce qui va se passer à la fin des jeux de Sotchi : le président russe est en échec à Kiev mais comment peut-il l’accepter ?
Difficile d’appliquer des méthodes dures face à des grands-mères, ça pourrait être un bain de sang. Evidemment jouer l’épuisement (d’où l’importance de la communication) ? Mais pour l’instant, le mouvement ne s’épuise pas.
Alors quel genre de compromis Poutine peut-il trouver pour éviter de perdre la face ? Un référendum d’autodétermination qui lui permettrait de récupérer quelques régions de l’Est ? C’est possible.
Mais si l’Ukraine éclate, ce ne sera donc pas le résultat d’une guerre civile comme on l’entend trop souvent. C’est complètement faux. Il n’y pas de manifestations pro-russes aujourd’hui. Aucun affrontement au sein de la population.
En fait, les russophones aimeraient surtout revenir au statu quo géopolitique (ni russe, ni européen). Malheureusement ils seront peut-être obligés de choisir, et ils choisiront peut-être la Russie… Mais à ce jour, ils ne l’ont pas réclamé. On les entend peu. Si l’Ukraine implose, si cela arrive, ce sera pour que Poutine n’ait pas perdu la face. Ce sera surtout pour cela.
« Regarde ça, c’est de la vraie guerre ! »
Dans l’après-midi, tout le monde se dirige vers la barricade devant l’Hôtel Dniepro, pour regarder à quelques mètres la ligne noire des forces de l’ordre. Immobile, surréelle. Mais c’est pourtant vrai et ça peut chauffer (les vendeurs de magnets me disent : « Regarde, ça c’est la vraie guerre ! tu m’achètes ? Pour ton frigo ? »).
Vraies aussi les tentatives pour dégager Maïdan par la force, à deux reprises depuis deux mois, à 4 heures du matin. Un échec (et des morts) car les Ukrainiens sont tous venus, prévenus on ne sait comment par les réseaux sociaux. Il paraît que les taxis descendaient gratuitement les gens vers le centre-ville.
Aujourd’hui Maïdan a donc ses héros, dont on voit les portraits un peu partout. A l’entrée d’une des barricades, un stand expose les balles utilisées par le pouvoir.
Il paraît aussi que lors de l’adoption des lois liberticides (abrogées depuis peu), interdisant notamment de manifester et de porter un casque pendant les rassemblements, tout le monde est sorti le dimanche suivant avec une casserole ou un seau sur la tête ! Slava Ukraïna !
La démocratie tirée par les dents
Vraies enfin, les tentatives d’assassinat au fond des bois, la présence de troupes russes d’élite (les « Berkut »), la torture de ce type qui a eu l’idée géniale de « l’auto Maïdan » (un rassemblement de voitures bloquant le quartier du Président).
Tout cela, c’est vrai et ça dure. Il faut en parler. Dire que les Babouchkas ukrainiennes, tous les dimanches, sont les seules capables de s’opposer à Poutine ! Dire que tout cela peut évidemment disparaître dans le sang ou même le froid, mais que cela existe, a existé.
Sur la barricade, dimanche dernier, tout le monde a ouvert des parapluies, pour faire un signe aux démocrates russes, dont une radio vient d’être fermée. Elle s’appelait « la pluie ».
La monnaie est attaquée, le pays est au bord du défaut de paiement, la croissance risque de s’effondrer, et on espère que certains oligarques vont enfin bouger au Parlement (cette semaine peut-être ?).
Reste que ce dimanche, comme tous les dimanches, les Ukrainiens s’en foutaient. Ils tiraient le changement et la démocratie par les dents. Et beaucoup de Russes les regardent avec intérêt, ces petits parapluies qui tournent, qui tournent sur les barricades, pour leur dire bonjour de loin.
Et d’autres aussi, mes deux jeunes amis allemands, venus pour trois jours, Anna et Georg, juste trois jours :
« On voulait être là à côté des Ukrainiens, vous comprenez ? »
Bien sûr. Nous sommes nombreux, à Kiev, venus pour écouter le cœur de l’Europe qui palpite encore là-bas…
Alors, quand le douanier français me demande au retour ce que j’ai dans mon sac à dos (et flute il y a la grève des taxis !), j’ai envie de lui dire : une furieuse sensation de fraternité !
Rappelez-vous que Tian’AnMen n’a duré que deux mois. Mais c’est profond les racines d’une idée. Slava Ukraïna…
Source : rue89.nouvelobs.com