Source : https://reporterre.net
10 mai 2017 / Baptiste Giraud (Reporterre)
Dans « De quoi Total est-elle la somme ? », le philosophe Alain Deneault explique comment la firme pétrolière atteint ses objectifs en jouant habilement avec les législations des différents pays. Des techniques par lesquelles Total et les multinationales deviennent plus puissantes que les États.
C’est un livre « chargé », en dit son auteur — une « somme », comme le signale le titre. Et même une première : aucun travail de synthèse, combinant histoire économique, industrielle, mais aussi accusations, litiges ou condamnations n’avait encore été réalisé autour de cette multinationale, née en 1924 avec la Compagnie française des pétroles (CFP). Pour Alain Deneault, connaître ce passé était pourtant indispensable pour comprendre comment Total fonctionne et d’où elle tire sa puissance. Établir un diagnostic afin de lui opposer des stratégies adaptées, voilà l’ambition de De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit, paru récemment aux éditions Rue de l’échiquier – Écosociété.
Premier problème : comment définir Total ? Est-ce « une société pétrolière française » ? Car elle est constituée de 882 sociétés consolidées, opérant selon 130 législations différentes. Seuls 28 % de ses capitaux sont français, et pour le reste, canadiens, étasuniens, anglais, chinois, qatariens, etc. Elle n’est pas seulement active dans le pétrole, mais aussi le gaz, l’électricité, la pétrochimie, le solaire, les agrocarburants, les lubrifiants, la biomasse, le nucléaire, l’internet des objets ou le bioplastique. Total est donc plutôt une multinationale apatride capable de tirer son jeu d’une multitude de conjonctures, explique l’auteur.
Alain Deneault.
Ensuite son pouvoir : le tire-t-elle bien de comportements légaux en tous points du globe ? « Si nous avons des pratiques illégales, qu’on nous condamne en justice ! » disait son PDG Christophe de Margerie à la presse en 2010. Alain Deneault démontre autre chose. A travers 12 chapitres, il détaille la panoplie de stratégies qu’utilise la firme pour arriver à ses fins « en toute impunité, et ce indépendamment des textes législatifs et des institutions judiciaires, ou grâce à eux ».
« Comploter, coloniser, collaborer, corrompre, conquérir, délocaliser, pressurer, polluer, vassaliser, nier, asservir et régir » : ces 12 verbes d’actions sont illustrés par des histoires avérées où Total tient le premier rôle. Certaines nous sont bien connues : « l’affaire Elf » (corruption à grande échelle de dirigeants politiques) ou celle de l’explosion de l’usine AZF (dans laquelle Total et ses avocats continuent de nier toute responsabilité devant la justice), son implantation dans les anciennes colonies française transformées en enveloppes juridiques grâce aux réseaux de la Françafrique, la pollution à coups de marées noires et d’émissions de CO2, ou encore la délocalisation de ses avoirs ou activités là où la fiscalité est plus lâche.
D’autres histoires sont moins connues. Deneault rappelle ainsi comment la multinationale a collaboré avec le régime raciste d’Afrique du Sud pendant l’apartheid, en y important, raffinant et distribuant du pétrole. Comment elle a su profiter d’affrontements armés en Angola et en Libye (où l’État français était à la manœuvre) pour conquérir des gisements jusqu’alors inaccessibles.
Dans une Birmanie contrôlée par la junte militaire, Total a « asservi » une main d’œuvre bon marché pour installer une exploitation offshore et un gazoduc : « Quand, dans les années 1990, Total s’engage au pays, tous connaissent la férocité du régime : arrestations arbitraires, détentions massives d’opposants politiques, conditions d’emprisonnement terribles, violence envers les minorités culturelles font entre autres partie de ses pratiques. […] Total ne fera pas que profiter des petites mains qui travaillent pour elle dans un contexte esclavagiste. De par sa présence, son autorité et surtout ses contributions en espèces sonnantes et trébuchantes, elle consolidera, en le finançant, le fonctionnement même de cet appareil répressif. La persistance du régime s’explique par la rente pétrolière et gazière », écrit l’auteur.
En Bolivie, où le gouvernement d’Evo Morales met en place une consultation des communautés autochtones avant l’autorisation d’exploiter, Total « déguisera en concessions faites aux communautés des méthodes de recherche si controversées qu’elle n’aurait jamais eu le loisir de les développer en France. Au passage, les compensations qu’elle propose aux populations autochtones sont dérisoires. Malgré les avancées législatives de La Paz [la capitale bolivienne], presque rien ne contraint Total à respecter la parole populaire dans les faits. » En amont, Total ne manque pas de réaliser des sondages avec les « têtes fortes » locales afin de s’assurer de son « acceptabilité sociale » et de sa « bonne réputation ». Par la même occasion, elle peut « établir un classement pour désigner qui, dans une communauté, représente une menace pour l’entreprise. […] S’il ne s’agit pas de les faire disparaître du décor, on saura à terme qui il faut traîner devant les tribunaux, au pénal pour sédition, au civil pour diffamation, de façon à mettre au ban, voire en prison, les esprits libres ».
Comment une multinationale peut-elle agir de la sorte et rester impunie ? Grâce à son rapport à la loi, répond Deneault. « Il ne s’agit pas, pour des firmes comme Total, de régner sur un mode souverain, à coups de décrets et d’édits, tel un État, mais de transformer le rapport des États à la conjoncture, de façon à ce que le législateur cherche le plus possible à rendre conforme la loi aux rapports de force instaurés par les multinationales, dont la réalité acquerra le statut d’axiome. La loi qui domine ne sera plus celle des États mais celle du marché au sens d’un champ transcendant le secteur public. »...
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