Il y a quelques mois, Isabelle a reçu un texto de Pôle emploi : l’agence l’invite à assister à une réunion, à la mairie, sur un nouveau projet pour lutter contre le chômage. Cette ancienne assistante de direction, au chômage depuis plus d’un an, pense d’abord ne pas y aller. Un peu lasse face à une nouvelle sollicitation. « J’avais participé à une formation de Pôle Emploi, mais j’avais refusé les autres : elles ne correspondaient pas à mon projet et servaient plutôt à nous exclure temporairement des chiffres du chômage. » La quinquagénaire décide quand même de se rendre à la réunion, qui va bouleverser sa recherche d’emploi...
Ce nouveau projet, c’est celui des « Territoires zéro chômeur de longue durée », lancé par l’association ATD Quart monde. Une nouvelle méthode pour lutter contre le chômage, un peu révolutionnaire. « Disons qu’elle prend les choses à l’envers », suggère Patrick Valentin, l’initiateur de cette idée. Plutôt que de partir des offres d’emplois existantes et de trouver la main d’œuvre qui y correspond, le projet propose d’identifier les besoins et des manques, ainsi que les compétences et les envies des personnes sans emploi. Et tente d’apporter de nouveaux services à la population, grâce au développement de nouvelles activités.
Voilà pour l’idée. En pratique, dix territoires ont été sélectionnés pour expérimenter la méthode. Colombelles, dans la banlieue de Caen (Normandie) fait partie des heureux élus. La ville de 6280 habitants affiche le plus fort taux de chômage de l’agglomération caennaise (environ 18 % de sa population active). Jusqu’en 1993, la Société métallurgique de Normandie, installée sur son territoire, était un véritable poumon d’activité. Mais les fourneaux ont fermé et les startups de haute-technologie les ont remplacés, au pied de l’ancienne usine. Ces emplois qualifiés n’empêchent pas que Colombelles compte environ 700 demandeurs d’emplois, dont 250 de longue durée. Peu de diplômes, peu de mobilité. Des personnes qui perdent confiance en eux, et en l’avenir.
Tout doit partir d’eux. Première étape du projet : inviter les personnes sans emploi à réfléchir aux besoins de leur territoire de vie. « Non seulement les personnes doivent nous expliquer dans quel travail elles se verraient le mieux, mais aussi quelles activités seraient bonnes pour la collectivité », explique Pascal Gourdeau, de l’Ardes, engagée dans la maîtrise d’ouvrage du projet. L’un se voit aménager le bois de la ville, y créer un parcours pédagogique, de l’accrobranche. Une autre pourrait créer un point info-santé, afin d’orienter les personnes vers les bonnes structures. Une troisième envisage de conduire un taxi solidaire, ce qui accroîtrait la mobilité des habitants pour un prix modique. Une dernière visiterait les personnes âgées dépendantes, pour passer du temps avec elles, discuter, jouer aux cartes, et lutter ainsi contre la solitude.
Ludovic Provost en connaît un certain nombre. Il les accueille régulièrement à la Cellule emploi de Colombelles, les accompagne dans leurs démarches, les aide à rédiger leurs CV ou leurs lettres de motivation. Il travaille aussi sur la confiance en soi. A côté de la porte d’entrée de son bureau, sont affichées des cartes postales sur les métiers d’autrefois qui peuplaient les campagnes normandes. Charbonnier, filetière, chiffonnier. Quels sont ceux de demain ? « Dans les entretiens, nous partons de leurs envies et de leur motivation. Nous explorons avec eux leurs idées et nous les confrontons à la réalité », explique le conseiller en insertion qui a pris part depuis quelques mois au projet Territoires zéro chômeurs.
La réalité, c’est d’abord de savoir si le travail ou le service existe déjà sur le territoire. Si une entreprise le propose, l’idée est abandonnée. Pas question de concurrencer une activité déjà existante. Les emplois doivent ensuite être principalement non marchands, ou peu solvables : si une compensation financière est demandée au public bénéficiaire de cette activité, elle doit être très faible.
Mais la réalité à laquelle les demandeurs d’emploi doivent se confronter, c’est aussi de s’assurer que les différents projets sont cohérents, et d’entrevoir des formations adéquates. « Une des personnes souhaite aménager le bois de la ville, raconte Ludovic Provost. Elle a les compétences pour le faire, mais une fois l’aménagement effectué, il faudra animer ce parcours. Et là, il est nécessaire de se former en animation, d’avoir un Bafa. » Pour autant, il n’est pas question de laisser une personne sur le carreau. « Concrètement, les personnes volontaires sont recrutées de droit, précise Patrick Valentin, l’initiateur du projet chez ATD Quart Monde. Elles ne subissent pas une sélection. Mais nous voyons avec elles, dans un emploi, ce qu’elles désirent faire, ce qu’elles savent faire. » Une petite révolution.
Tous ces chômeurs de longue durée seront salariés, en CDI, dans une « entreprise à but d’emploi ». Celle-ci regroupera toutes les micro-activités identifiées en amont, s’assurera des démarches administratives et de la comptabilité. La structure fournira également des prestations à des entreprises extérieures. C’est la deuxième source d’activités du projet : aller convaincre les entreprises du territoire de tester de nouvelles activités. A Colombelles, une entreprise agro-alimentaire créerait un poste de cultivateur de bouillon de culture. Une start-up aurait besoin de testeurs d’applications pour les terminaux mobiles. « Les demandeurs d’emplois et les porteurs du projet rencontrent directement les entreprises pour imaginer ces postes, précise Pascal Gourdeau, qui mène le projet. Ce n’est pas toujours confortable de se retrouver en face d’un patron. Cela remue les tripes du demandeur d’emploi. Mais c’est formateur et cela aide à retrouver confiance en eux. »
Pour les entreprises partenaires, rentrer dans le projet constitue un avantage financier. Les postes sont financés à 70 % par l’entreprise à but d’emploi, créée par le projet Territoires zéro chômeur de longue durée. Sur un poste qui coûte entre 26 et 27 000 euros par an, l’entreprise partenaire n’a plus qu’à trouver 8 à 10 000 euros. Un petit effort financier pour créer une opportunité de travail. Un comité de vigilance (composé de syndicats, de collectivités, de volontaires) épluche les possibilités de postes établis avec les entreprises du coin. Lorsque le supermarché de la ville a proposé un travail pour décharger les camions, le comité a mis son veto : l’activité aurait très bien pu être développée sans l’aide du projet. Et l’enseigne de la grande distribution n’a pas forcément besoin de cette aide pour assurer cet emploi. « Nous continuons à chercher des idées avec le supermarché, relate Ludovic Provost. A l’inverse, les associations peuvent manquer de financement pour développer telle ou telle activité. Le dispositif peut les aider. »
On récapitule : des activités développées qui ne sont pas forcément solvables ; des prestations à bas prix pour des entreprises partenaires ; mais des CDI pour tous les volontaires ! Comment financer le dispositif ? Là aussi, ATD Quart Monde a choisi de « prendre les choses à l’envers ». Le coût de la privation d’emploi est estimé à 36 milliards d’euros par l’association (voir le schéma ci-dessous). En réaffectant les coûts et les manques à gagner de cette privation d’emploi, environ 70 % du coût d’un poste à temps plein, au Smic, peut être payé. Pour financer la phase expérimentale, un fonds a été créé par l’État à l’été 2016. Le principe est que l’État et les collectivités territoriales volontaires transfèrent les prestations sociales telles que le RSA pour financer de nouveaux emplois, plutôt que pour pallier la pénurie d’emploi.