Qui va payer, et combien, pour la gestion des déchets nucléaires ? Étrangement, la question se pose avec davantage d’acuité dans les pays qui ont décidé d’abandonner progressivement le nucléaire que dans ceux, comme la France, qui continuent pour l’instant à produire des déchets radioactifs pour plusieurs dizaines d’années.
Mi-décembre, le Parlement allemand a approuvé la création d’un fonds d’État pour financer le traitement de ces déchets nucléaires. Celui-ci sera géré par les autorités, mais abondé par les groupes énergétiques gestionnaires des centrales nucléaires du pays. Les dernières arrêteront leurs réacteurs en 2022. La loi votée avec le soutien des conservateurs, des sociaux-démocrates et des écologistes, obligent ces groupes – au nombre de quatre, trois Allemands et un Suédois – à verser 23,5 milliards d’euros à partir de juillet 2017. Les députés du Bundestag seront par ailleurs partie prenante de l’administration de ce fonds.
Sa mise en place marque une première pacification des relations entre les autorités allemandes et les groupes exploitants des centrales nucléaires du pays. La décision de sortir définitivement du nucléaire a été prise en mars 2011 par Angela Merkel, et entérinée par le Parlement. Depuis, les groupes privés exploitant les centrales ont déposé une série de plaintes en justice contre cette sortie anticipée de l’énergie atomique. Merkel leur avait auparavant promis d’allonger la durée de vie des centrales, avant de revenir sur sa position après Fukushima.
Le compromis adopté a finalement conduit à ce que les quatre groupes exploitants retirent 20 des 22 plaintes qu’ils ont déposées auprès de différentes juridictions. Il reste toujours deux actions judiciaires en cours : l’une contre un impôt sur le combustible nucléaire mis en place fin 2010 ; l’autre, du groupe énergétique suédois Vattenfall, qui n’a pas abandonné son action auprès du tribunal arbitral international de Washington [1], une juridiction privée censée régler les conflits commerciaux entre multinationales et États. Le groupe suédois réclame 4,7 milliards d’euros de dédommagement à l’État allemand pour avoir décidé de sortir du nucléaire dès 2022 [2].
Pourquoi obliger les exploitants des centrales à verser directement à un fonds géré par les autorités une partie des sommes provisionnées pour traiter les déchets nucléaires ? Cela permet à l’Allemagne de s’assurer qu’une fois tous les réacteurs arrêtés, l’argent sera bel et bien là. La Suisse et la Suède ont déjà mis en place de tels fonds [3]. Et en France ? « La loi exige que les exploitants nucléaires évaluent, de manière prudente, les charges de démantèlement de leurs installations et de gestion de leurs combustibles usés et déchets radioactifs », indique l’Autorité de sûreté nucléaire. Ainsi, le prix du kilowattheure d’électricité intègre normalement le coût de gestion des déchets et celui de déconstruction des centrales. EDF provisionne cet argent « sous le contrôle direct de l’État, qui analyse la situation des exploitants et peut prescrire les mesures nécessaires en cas de constat d’insuffisance ou d’inadéquation. Mais ce sont toujours « les exploitants nucléaires qui restent responsables du bon financement de leurs charges de long terme ». Problème : peut-on faire confiance à leurs évaluations ? Peut-on être sûr qu’ils provisionnent suffisamment d’argent pour éviter, qu’une fois de plus, les finances publiques soient sollicitées pour couvrir ces coûts ?
Une étude des comptes d’EDF réalisée par le cabinet d’analyses financières AlphaValue à la demande de Greenpeace, conclut en novembre que le groupe énergétique français « sous-provisionne drastiquement » les coûts de démantèlement des centrales et de traitement des déchets nucléaires [4]. En clair, EDF ne mettrait pas assez d’argent de côté pour gérer la fin des centrales et la gestion des déchets. Le cabinet a comparé les pratiques d’EDF à celles de ses voisins allemands et du français Engie. « Il en ressort qu’Engie, RWE ou Eon ont correctement provisionné leurs dépenses de déconstruction par rapport au coût moyen. En revanche, d’après ces calculs, les provisions passées pour sécuriser la charge de financement de la déconstruction des réacteurs français est loin d’être suffisante », écrit le cabinet d’audit. Selon lui, il faudrait ajouter dès cette année entre 33 et 52 milliards d’euros pour couvrir correctement le coût de la gestion des déchets. L’écart est donc énorme. Et les provisions réalisées par EDF potentiellement inférieures aux besoins.
« EDF conteste vigoureusement les prétendues analyses comptables et financières du cabinet AlphaValue réalisées à la demande de Greenpeace et relatives à la situation d’EDF. EDF rappelle que ses comptes sont audités et certifiés par ses commissaires aux comptes et que les coûts de démantèlement du parc nucléaire en exploitation d’EDF ont par ailleurs fait l’objet d’un audit du ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, dont la synthèse, rendue publique le 15 janvier 2016, conforte les estimations d’EDF », a immédiatement réagi l’entreprise dans un communiqué.
Suite à cette étude, Greenpeace a déposé plainte contre EDF et son PDG auprès du parquet financier, pour délits boursiers. L’ONG les accuse de présenter un bilan inexact et de diffuser des informations trompeuses sur les comptes. « Le 16 décembre, nous avons appris que le parquet national financier avait ouvert une enquête préliminaire », précise aujourd’hui Greenpeace. Le 1er février, un rapport parlementaire sur la « faisabilité technique et financière du démantèlement des installations nucléaires de base » pointait, lui aussi, qu’il était vraisemblable qu’EDF ne prévoit pas assez d’argent pour assurer le démantèlement des centrales. « Les hypothèses optimistes sur lesquelles EDF a bâti ses prévisions, de même qu’un certain nombre de dépenses lourdes négligées, conduisent à s’interroger sur la validité des prévisions, d’autant que dans le même temps, certaines charges semblent sous-évaluées », soulignent les deux auteurs du rapport, les députés Barbara Romagnan (PS) et Julien Aubert (LR).
Autre problème : EDF place les sommes provisionnés à cet effet dans des actifs, sur les marchés. L’entreprise les investit, à travers une société dédiée, EDF Invest, dans des infrastructures, de l’immobilier et même des fonds d’investissement… Ce qui pose la question de la sécurité de ces placements à l’aune des risques d’instabilité financière. En outre, les choix d’EDF pour faire fructifier ces sommes sont parfois surprenants. L’entreprise qui, rappelons-le, appartient à 85 % à l’État français, vient ainsi il y a quelques mois, d’acheter avec ces provisions destinées aux démantèlement et au traitement des déchets, une part dans l’aéroport de Nice, que l’État avait décidé de privatiser.
Rachel Knaebel
Photo de une : CC FlickR
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