Non, je ne suis pas plus heureux que toi, même si le Canada a été généreux avec les réfugiés syriens, et encore faudrait-il voir comment les bonnes intentions se sont traduites concrètement, notre gouvernement étant expert dans l’art de dire une chose et de faire le contraire, comme soutenir l’exploitation des sables bitumineux tout en signant l’accord de Paris, accueillir les réfugiés et vendre des armes à l’Arabie saoudite.
Je partage ta honte, car nous sommes ici, comme en Europe, dans un silence complice. « Il est des silences qui ont valeur de crime », dis-tu, voilà la vérité que ne veulent pas admettre nos belles démocraties, occupées à la défense territoriale de leur identité confondue avec leurs intérêts économiques. Tout le monde vire à droite pour ne pas voir l’autre moitié du monde qui n’est ni à gauche ni à droite, mais au centre de l’enfer.
Quand un pays, comme la France, refuse de recevoir un intellectuel comme Chomsky, on peut mesurer la faillite intellectuelle et morale de l’Occident qui par ailleurs se refait une vertu, à peu de frais, en combattant le terrorisme, ou en ergotant sans fin sur une laïcité qui protégerait la neutralité de l’État. Est-ce qu’il y aurait un lien entre cette idée même de neutralité et le silence criminel que tu dénonces ?
Voilà une question qu’on n’a pas le droit de poser puisque ce serait précisément cette absence de neutralité religieuse qui serait l’une des sources de tous les conflits au Moyen-Orient. Je pense qu’on se jette trop rapidement sur cette explication, que c’est une réponse courte dont s’accommode bien la volonté de ne pas s’en mêler et qui oublie qu’à Alep, comme tu me le rappelles, il y a quinze ans toutes les religions vivaient en bonne entente.
Conscience morale
Que s’est-il passé ? Beaucoup de choses que toutes les analyses n’en finissent pas, avec raison, d’énumérer : le pétrole, le retour de la guerre froide, les suites de l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan, etc. Le non-spécialiste que je suis essaie de comprendre, donne raison à tout le monde, mais relance chaque réponse qu’on lui fournit dans la question des enfants : « oui, mais pourquoi ? »
Oui, tout le monde a de bonnes raisons de bombarder ou non Alep, de franchir ou non la fameuse ligne rouge des armes chimiques, de distinguer ou non les civils et les militaires, les terroristes et les rebelles, d’ouvrir ou non ses frontières, etc., et chaque bonne raison se détourne des milliers de morts dont elle est complice sous prétexte qu’il ne faut pas aggraver la situation, que ce pourrait être pire, qu’un nouvel équilibre mondial est en train de s’établir, bref que la destruction de la Syrie, comme le génocide palestinien, est le prix à payer pour la paix dans le monde.
Tu te demandes comment il se fait qu’il n’y ait pas, partout dans le monde, des manifestations en masse, comme celles contre la guerre au Vietnam ou en Irak. Parce qu’il s’est passé quelque chose qui échappe à l’analyse géopolitique, quelque chose qui nous échappe d’autant plus que cela a lieu en nous-mêmes, et qui s’appelle l’effritement de la conscience morale dont la base est la valeur absolue de la personne humaine, quelle qu’elle soit.
Ban Ki-moon affirmait l’an dernier, au sujet de la Syrie, « qu’il s’agit de la crise humanitaire la plus grave de notre temps […], que le pays a perdu près de quatre décennies de développement humain ». Quand nous regardons des documentaires sur la Shoah, nous nous demandons comment cela a été possible, comment cela a pu naître dans un pays aussi développé, pourquoi les Alliés n’ont pas fait sauter le chemin de fer qui amenait les victimes à Auschwitz ?
Pourquoi ne nous demandons-nous pas la même chose maintenant, pourquoi ne voyons-nous pas que nous sommes les acteurs de l’histoire ? Parce que nous sommes neutres, c’est-à-dire plus ou moins morts moralement, incapables de nous élever au-dessus de nous-mêmes, croyant échapper à l’enfer, dans lequel se retrouvent tous ces malheureux encore enlisés dans les croyances religieuses, par notre capacité rationnelle à justifier la mort et toutes les autres injustices.
Silence criminel
Que faire ? Si la communauté internationale et chacun d’entre nous décidaient de mettre la question syrienne à notre agenda, au-dessus des élections à venir ou de l’équilibre budgétaire, ne serait-ce que quelques minutes par jour, peut-être trouverions-nous le moyen de rompre le silence criminel non seulement par des interventions, des manifestations et des dons, mais surtout par un regard solidaire sur tous ces autres que nous côtoyons et qui n’ont pas la chance d’être intelligents, riches et neutres comme nous.
Rien ne peut ici se comparer à l’enfer syrien, mais nous pouvons essayer de voir en nous et autour de nous les petites lâchetés qui y conduisent.
Source : http://www.ledevoir.com