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Chris Dancy a été l’homme le plus connecté du monde et a livré tellement de pans de sa vie aux données qu’il s’est vu disparaître. Son histoire dit quelque chose de notre rapport problématique aux données.
A 40 ans, Chris Dancy a décidé de mesurer toute sa vie. Il est devenu « l’homme le plus connecté du monde », un bon filon marketing et une façon pour lui d’atteindre un niveau de contrôle sans précédent sur son existence.
Quelques années plus tard, il s’est retrouvé psychiquement en miettes, perdu dans la réalité automatisée qu’il s’était pourtant construite sur mesure.
Aujourd’hui, il prône un rapport mesuré et « doux » à la technologie et essaie d’atteindre la paix intérieure. Son histoire est extrême mais elle en dit long sur le fantasme de contrôle des données.
Crise d’obsolescence
L’histoire que raconte Chris Dancy commence en 2008. Sur les années qui précèdent, il reste évasif. Enfance modeste, vie compliquée, « beaucoup de drogues, de prostitution... des choses terribles, vraiment » : on n’en saura pas plus. Mais cela importe peu : la vraie vie de Chris Dancy, telle qu’il l’a reconstruite, commence à 40 ans.
Directeur du service informatique d’une grande société, il vit une crise de panique. Au rythme où la technologie évolue et avec l’arrivée des téléphones portables, il est convaincu qu’il sera inutile dans dix ans.
Pour échapper à l’obsolescence, il décide de prendre la technologie de vitesse et de la maîtriser avant de se faire envoyer au tapis. En cherchant quel secteur le sauvera le mieux, il découvre le champ naissant du « quantified self », la mesure de soi, lancé en 2007 par des éditeurs du magazine américain Wired. Chris Dancy s’y lance corps et âme.
Musique, odeur, luminosité...
L’idée du quantifief self est de mesurer ses données pour connaître précisément ses comportements et pouvoir les optimiser en conséquence. Chris Dancy va pousser cette logique très loin.
Il installe chez lui et sur lui une batterie de capteurs, pour collecter toutes les données possibles sur ses comportements, de ses heures de sommeil à ses rythmes urinaires.
Il écrit des programmes pour garder des traces de tout ce qu’il fait et de tous les paramètres de son environnement : ses communications, ses activités, mais aussi le temps qu’il fait, l’environnement sonore (quelle musique de fond ? A quel volume ?), l’odeur, la luminosité... Il classe tout ça en grandes catégories, « environnement », « social », « financier », « santé », « opinion », « spiritualité », et intègre tout dans son agenda Google.
Apprenti sorcier
Au bout d’un an, il se penche sur ce qu’il a recueilli pour voir ce qu’il peut apprendre. Devant son agenda Google où des cases de toutes les couleurs matérialisent les données, il réfléchit. Il est comme un ingénieur devant un tableau de contrôle :
« Je prenais ces petites unités de comportement et je les changeais de place pour voir ce qui se produisait : une même conversation avec un ami prend-elle un tour différent s’il fait chaud ou s’il fait froid, si on marche ou si on est assis ? »
Il découvre des corrélations insoupçonnées entre ses comportements et ses émotions.
A l’époque, il mange trop, fume deux paquets par jour, a des conduites excessives et addictives, dort mal et a régulièrement des crises de rage. Les données, se dit-il, recèlent peut-être le secret du changement.
Des changements visibles
Comme on bougerait un potentiomètre, il commence à modifier ses comportements, sans rien dire à personne. Il commence simplement : il déplace l’heure de ses repas pour voir comment son sommeil est affecté. Progressivement il touche à d’autres variables, règle différemment les paramètres :
« Je parlais différemment, je me comportais différemment, un peu comme un robot. Les gens me trouvaient bizarre – mais je savais, moi, que j’étais en train de me changer, délibérément. »
Au bout d’un an et demi, les changements sont visibles. Il perd du poids, arrête de fumer, cesse de crier, décroche de la drogue.
Nouveau pouvoir
Il étend l’expérience au monde social : en produisant tel ou tel signal, il a l’impression de pouvoir manipuler le comportement des gens, de pouvoir les subjuguer à demande.
« Il m’était très facile de dominer les situations sociales. Comme si mon intuition avait été démultipliée par l’optimisation. »
Ce nouveau pouvoir l’isole et il dit aujourd’hui qu’il creusait pour lui une immense solitude :
« C’était trop facile de pousser les gens à faire ce que je voulais. C’était terrifiant. »
Mais il lui donne le sentiment d’être devenu un surhomme, presque un prophète. En 2013, un journaliste du magazine Wired lui consacre un portrait. Chris Dancy confie :
« Ça pourrait briser quelqu’un. Nous ne sommes pas censés avoir accès à tout ce savoir, encore moins pouvoir l’emmagasiner et y avoir accès tout le temps. »
Mais ça ne l’effraie pas :
« D’une certaine façon, ça me déshumanise un peu, mais ça m’aide aussi à me détacher et à gérer des personnes difficiles. »
L’homme le plus connecté du monde
L’article de Wired met le feu aux poudres. Très vite, d’autres médias s’intéressent à lui. Il se trouve soudain invité partout, dans des conférences, des rencontres avec des chefs d’entreprise, des personnalités. Soudain, il devient riche – gagnant environ un demi-million de dollars par an.
Sa vie est passée à la vitesse supérieure. Il n’a plus à se cacher puisque le monde le célèbre pour ses expériences. Il accélère encore le processus, s’équipe et crée de plus en plus de programmes pour non seulement surveiller son comportement mais le modifier, par des processus de feedback.
« J’ai créé un GPS pour ma vie. »
Ainsi, s’il va dans un fast-food, son téléphone est programmé pour lui envoyer une notification disant « Chris, n’y va pas ! » S’il y va quand même, ses amis reçoivent des notifications disant : « Chris s’apprête à faire une bêtise. Arrêtez-le ! »
« Vous vivez dans un film »
Sa maison « intelligente », bourrée de capteurs, devient une extension technologique de lui-même, un orgue à sensations programmé pour réagir à ses émotions et les influencer en modifiant l’environnement :
« Si je parlais trop fort, le capteur le remarquait et baissait les lumières. Si je n’avais pas fait de sport de la journée et que la météo disait qu’il allait pleuvoir dans deux heures, la lumière se mettait à clignoter. »
Un jour, devant une journaliste, il évoque sa mère, morte peu de temps auparavant. Automatiquement, la lumière baisse, la chanson préférée de sa mère s’élève et ses photos apparaissent sur l’économiseur d’écran de son ordinateur. « Vous vivez dans un film », lui lance la journaliste. Aujourd’hui, il dit lui-même : « C’était un peu glauque. »
De plus en plus, il délègue à des machines une part du rapport que notre conscience établit normalement avec le monde – la volonté, l’autodétermination, le souvenir.
Mais lui est en plein ego trip. Le loser de 2008 est devenu un héros de la tech mondiale, un homme qui croit se contrôler de bout en bout. Dans cette vidéo de promo surréaliste, il apparaît comme un homme tenant, littéralement, le monde entre ses mains :
« Tout ça monte à la tête. On commence à se dire : peut-être que je suis un héros, un Superman... Mon compagnon ne comprenait pas. Vers 2014, je ne pouvais plus me mentir plus longtemps : peut-être que les choses étaient différentes, mais pour qui ? »
« Je changeais si vite »
Le golem qu’il a créé commence à lui échapper. La réalité qu’il a façonnée autour de lui commence à le dévorer.
Lui qui a programmé ses e-mails pour recevoir chaque jour ce qu’il a écrit dans son journal intime pile un an auparavant, qui a programmé sa maison pour qu’elle lui montre des souvenirs, vit en permanence dans un mélange de passé, de présent et de futur.
« Je ne savais plus quelle version de moi j’étais. Celle d’aujourd’hui ? De la veille ? D’il y a un an ? Puisque je gardais tout, je pouvais actualiser n’importe quelle version de moi, elles étaient toutes accessibles. »
Son unité psychique se fissure. Il est de plus en plus angoissé. Il fait des batteries de tests mais les médecins ne trouvent rien. Les vitesses à laquelle les programmes qu’il a créés le font changer commencent à produire des effets étranges.
« Je changeais si vite que je ne pouvais plus suivre la vitesse de transformation de mon corps et de mon esprit. »
« J’avais l’impression de disparaître »
Il découvre chez lui des zones nouvelles qui le terrifient :
« Je commençais à manger des plats que je n’avais jamais aimés, à m’entendre avec des gens avec qui normalement le courant ne passait pas, à écouter de la musique que je n’avais jamais écoutée... Tout devenait différent. Je ne savais pas pourquoi, ni d’où ça venait. »
Il se demande s’il n’a pas franchi une barrière invisible, si à vouloir s’optimiser il ne s’est pas perdu :
« J’avais le sentiment d’être en train de disparaître. L’impression qu’un beau matin, je me réveillerais sans plus savoir qui j’étais. »
Autour de lui, sa vie s’effondre. Il se sépare de l’homme avec qui il vit depuis quinze ans. Il change de travail. Lui qui voulait tout contrôler se trouve complètement perdu – sans même plus pouvoir compter sur « lui-même » :
« Tout avait disparu : mon compagnon, ma maison, mon chien, mes cigarettes, ma musique, mes amis, mes fêtes... Il ne restait que cette personne que je ne reconnaissais pas et qui occupait une place de plus en plus grande de ma vie. »
« Je ne pouvais plus m’arrêter »
Mais cette désintégration psychique ne suffit pas à arrêter la machine folle qu’il a lancé :
« Je préférais mourir plutôt que de continuer à changer. Mais je ne pouvais plus m’arrêter. Même si j’arrêtais les capteurs, les machines... je restais programmé pour faire attention aux variations dans mon comportement. »
Il se tourne vers ce qu’il sait faire : chercher les stimuli qui vont changer ses comportements. Il découvre par hasard qu’il peut faire disparaître ses crises de panique ou sa colère s’il regarde une vidéo de quelqu’un en train d’éprouver précisément ces sentiments. Il construit un programme qui lui envoie des vidéos adaptées s’il sent monter des signaux de malaise, tristesse, colère...
Les mêmes techniques qu’il utilisait pour s’optimiser lui servent maintenant à chercher le calme. Il devient peu à peu « étonnamment zen ».
Le cyborg pleine conscience
De cette période il parle encore avec angoisse.
« Je crois que je suis devenu une singularité. Que, d’une certaine façon, j’ai activé quelque chose qui n’est pas moi. »
Il fait référence au moment mythique des transhumanistes, celui où les machines prendront soi-disant le pouvoir sur l’homme. Maintenant, il veut apprendre aux gens à ne pas être dévorés par la machine. Car il est convaincu que son histoire préfigure la nôtre.
« Aujourd’hui vous êtes tous comme moi il y a quelques années, en crise à cause de la vitesse. Les gens qui commencent à utiliser ces outils vont être complètement partis vers 2020. Psychologiquement je crois qu’on va voir beaucoup de gens devenir très très anxieux, suicidaires... et c’est à cause de la technologie. »
Chris Dancy se présente désormais comme un « mindful cyborg », un cyborg attentif. C’est sous ce nom qu’il fait aujourd’hui le tour des scènes, comme en juin au festival Futur en Seine à Paris. Il se fait l’apôtre non pas de la déconnexion (« aujourd’hui c’est impossible ») mais d’un rapport plus conscient aux technologies. Puisqu’elles sont là et qu’il existe des « résidus de données » – tout ce dont votre téléphone se souvient et que vous voudriez qu’il oublie : les messages d’ex amants ou de proches perdus, les raccourcis qui témoignent de passions honteuses – il faut juste apprendre à vivre avec.
« Digital Jesus »
C’est ce qu’il enseigne avec sa « méditation avec le smartphone » : il demande aux gens de monter à fond le volume de leur téléphone et d’observer leur réaction quand il sonne, vibre, etc.
Il lit aussi « les lignes du smartphone » : il examine le téléphone, extérieur et écrans intérieurs compris, pour savoir ce que cela révèle des gens. C’est un peu gadget, reconnaît-il, mais c’est, dit-il, surtout une façon d’utiliser les téléphones pour parler de l’intime.
Son idée, aujourd’hui, est d’utiliser la technologie pour des usages doux, pour créer du lien et de l’empathie. Lui qui a pris tant de plaisir à manipuler les gens y voit sa rédemption :
« Je paie pour mes fautes. Mais je ne suis pas le premier à avoir abusé de son pouvoir. »
Mais l’ivresse du pouvoir n’a pas disparu dans cette nouvelle version de lui-même. Elle s’est seulement déplacée. Il aime raconter comment il subjugue son public, fait remarquer que d’aucuns l’appellent « digital Jesus », Jésus numérique.
Le cyborg s’est réinventé prophète ou mage : ses dernières recherches visent à utiliser les données qu’il collecte sur sa perception de la mémoire et de la nostalgie pour modifier, non plus le réel, mais le temps :
« Si on doit se souvenir de moi après ma mort, je pense que ce sera comme un premier magicien tech. Ou du premier “cyber-mage”. »
« L’atmosphère, soudain, change »
Aujourd’hui, il aimerait retomber amoureux. Pas simple quand on a pris l’habitude de vivre en contrôlant tous les paramètres de son être.
« Quand je rencontre des gens ils pensent que je suis l’homme le plus magique qu’ils aient jamais rencontré. Mais tout est automatisé ! »
Il rit. Il plaisante. Un peu. Et raconte comment se passent ses premiers rendez-vous amoureux :
« Le premier rendez-vous est toujours magique. Le deuxième rendez-vous, ils viennent chez moi. Et là, le temps s’arrête, comme lors de toutes les premières rencontres. C’est “l’amour numérique”.
Je module plein de paramètres dans la maison – la lumière, la musique, etc – ce qui m’aide à être complètement synchrone avec eux, et eux aussi. Pendant la première demi-heure, on parle de choses intimes, d’ouverture, de vulnérabilité... Puis on s’embrasse doucement, on parle, la musique se baisse, de 72 db à 51 db... Ils sont sous le charme de la maison... Mais quand un événement imprévu se produit (un chien aboie dans la rue, ou alors je dois aller au toilettes)... l’atmosphère, soudain, change. »
Il est conscient que cet arsenal le poursuit, l’empêche de se livrer. Mais il ne sait plus réellement faire sans.
« Quand j’essaie de rencontrer les gens dans des bars, normalement, je n’y arrive pas. Ils me semblent tellement... tellement simples. »
Grande vulnérabilité
A l’entendre, on se dit que derrière cette quête effrénée du pouvoir des données se cache surtout une grande vulnérabilité. Que sa cuirasse technologique, comme celle des transhumanistes, est peut-être le signe d’un rapport écorché au monde, d’une incapacité à l’accueillir et à s’y livrer sans peur.
« J’ai toujours été vulnérable. Bien avant que je ne manipule les gens avec ma vulnérabilité, j’essayais de la cacher de toutes les façons possibles. Je parlais avec une grosse voix, je portais certains vêtements... J’ai mis beaucoup de temps à révéler que j’étais gay. Aujourd’hui, j’accepte enfin que ce n’est pas grave si tout ne va pas. »
Mais sa quête est loin d’être terminée. Et le sujet qu’il a perdu dans sa course aux données n’est pas encore recomposé.
« J’essaie de ne pas réapparaître. Car je ne sais pas ce qui ressurgirait. J’essaie d’exister entre ces deux états : la nouvelle instance, et l’ancienne. »
Initialement publié le 17 juin 2016.
Source : http://rue89.nouvelobs.com