Basta ! : « Après la révélation du scandale, c’était bien pire que ce que j’avais imaginé », dites-vous. Jusqu’à aujourd’hui, combien de malades ont-ils été touchés par le Mediator ? Combien ont été indemnisés ?
Irène Frachon : Le Mediator était commercialisé depuis 1976, une grande partie des victimes sont donc disparues aujourd’hui. L’alerte a été donnée en 2009-2010 et les gens qui se manifestent aujourd’hui forment la pointe émergée de l’iceberg. Environ 2 800 patients ont à ce jour été reconnus officiellement comme victimes du Mediator, quelques centaines ont eu de lourdes opérations cardiaques à cœur ouvert et quelques dizaines en sont morts. Sachant que les morts qui sont reconnus aujourd’hui individuellement sont souvent décédés après 2009... Mais on estime que le Mediator a provoqué la mort de 2 000 patients. Ainsi que des dizaines de milliers de victimes de maladies cardiaques. C’est monstrueux.
Comment se fait-il qu’il n’y ait toujours pas eu de procès pénal contre le laboratoire Servier, qui produisait ce médicament ?
Parce que les mécanismes de défense des criminels en col blanc sont à l’œuvre. Ces derniers, quand ils sont incriminés ou mis en examen, paient des cabinets d’avocats très prestigieux, des pénalistes-virtuoses. Ils dépensent sans compter pour que ces cabinets d’avocats fassent jouer de manière dévoyée tous les droits de la défense. Sur les aspects procéduraux, ce sont des contestations multiples, des demandes d’annulation et de contre-expertise, des contestations devant la chambre de l’instruction, puis devant la cour de cassation, et ainsi de suite. Ils essaient de mettre en route un cercle infernal de contestation qui empêche la justice d’avancer. Ils font feu de tout bois sur le plan procédural puisque sur le fond, ils sont à poil, et ils le savent.
Certains de vos confrères rechignent à délivrer aux victimes du Mediator des certificats de prescription de ce médicament, ou même à les recevoir ou effectuer des demandes d’indemnisation. Pourquoi ces attitudes ?
Les médecins sont obsédés par le risque judiciaire, par la responsabilité médico-légale. Au début de l’affaire du Mediator, la responsabilité des prescripteurs a été mise en cause. J’ai beaucoup combattu pour que ce ne soit pas le cas. Mais c’était un retour de bâton judiciaire pour ces médecins, qui l’ont très mal vécu. Ils ont d’abord eu un réflexe d’auto-défense. La première technique d’autodéfense est de ne pas reconnaître avoir prescrit le Mediator. Énormément de victimes se trouvent face à des médecins qui ont perdu les ordonnances, les dossiers, ou la mémoire. Pour les victimes, c’est absolument effrayant.
Cela révèle une attitude corporatiste primaire du corps médical, et c’est quand même très décevant. Il y a aussi eu un réflexe destiné à protéger certains de leurs avantages auprès des milieux industriels (voir par exemple notre enquête sur les études observationnelles). Tout cela n’est pas très en accord avec la vocation médicale, qui est de servir l’intérêt des patients avant tout. Il s’agit d’un énorme gâchis, car dans les faits Servier a également trompé les prescripteurs.
Le film La fille de Brest montre tout de même le soutien, pas seulement de votre famille, mais aussi de vos collègues médecins...
Oui, heureusement, il y a des collègues, notamment au CHU de Brest, qui se sont levés et qui m’ont rejoint au début de mon combat. Ils se sont mis au travail et sont devenus des experts de la question, se sont engagés à leurs risques et périls. Mais ce n’est pas la majorité et je trouve cela très dur à avaler. Beaucoup sont malheureusement restés du mauvais côté du manche.