Sous la lumière blafarde des néons, deux avocates racontent leur voyage à Şirvan, une ville située au sud-est de la Turquie, à la frontière avec l’Irak et la Syrie. Elles s’y sont rendues suite à l’accident qui a coûté la vie à seize employés d’une mine de cuivre, le 17 novembre dernier. Nous sommes dans les locaux du barreau d’Istanbul, dans le quartier central de Galata. Les juristes militants de l’Association des avocats progressistes (ÇHD) y tiennent leur réunion hebdomadaire. Malgré la froideur des lieux, la discussion est animée. Les rires qui fusent réchauffent un peu l’atmosphère.
La scène pourrait sembler banale si l’association n’avait pas été contrainte, officiellement, de mettre la clé sous la porte quelques semaines auparavant. L’administration a exigé sa fermeture le 11 novembre. Le motif ? Elle est accusée d’être complice d’organisations terroristes, sans plus de précision, ce qui interdit toute défense... Depuis le 15 Juillet, et la tentative de putsch militaire contre le pouvoir en place, les décrets font force de loi. Avec la déclaration de l’état d’urgence, les décisions issues du Conseil des ministres peuvent s’affranchir de l’avis du Parlement, ouvrant la porte à l’arbitraire. Près de 375 associations ont ainsi été fermées administrativement.
Levent Dölek en sait quelque chose. Ce grand syndicaliste moustachu a fait les frais de ce nouvel arbitraire et de ses purges, à l’instar de 10 000 membres de son syndicat de l’enseignement public (Eğitim-Sen). Après avoir frappé l’armée et la justice, les purges ont largement affecté l’enseignement. Elles ont été lancées depuis le 15 juillet au prétexte de débarrasser l’appareil d’état et l’administration des complices présumés du coup d’État. Elles visent les membres – avérés ou présumés – du mouvement conservateur Gülen, accusé d’avoir fomenté le coup d’État... Mais le gouvernement d’Erdogan ratisse beaucoup plus large, et en profite pour censurer, fermer et réprimer tous azimuts, en particulier l’opposition de gauche.
Chargé de recherche au département d’économie de la prestigieuse université d’Istanbul, Levent Dölek s’est vu signifier son renvoi par une publication au journal officiel. Son nom figurait dans la longue liste des limogés. « La Turquie vit l’une des périodes les plus répressives de son histoire. Pourtant, on voit que la résistance ne faiblit pas. Notre force, c’est notre légitimité », assure-t-il. « Je reste optimiste. » Grâce au syndicat, qui compte plus de 100 000 adhérents, il bénéficie d’une aide juridique pour contester son licenciement abusif et d’un soutien financier, prévu pour aider les militants limogés.