« C'est l'histoire d'un bras de fer... perdu d'avance ». Ainsi commence le reportage d'Envoyé Spécial du 13 octobre consacré au groupe Lactalis, intitulé « Le beurre, ou l'argent du beurre ? ». Un document dont le groupe laitier vient de faire interdire la rediffusion, en vertu d'une décision en référé du Tribunal de grande instance de Laval. En cause, des passages relatifs à la vie privée du président de Lactalis, Emmanuel Besnier, qui « n’ont aucun lien avec la situation des producteurs de lait qui constituait le sujet de ce reportage », selon le communiqué du groupe.
De fait, l'équipe d'Envoyé Spécial, n'obtenant pas de réponse à ses demandes d'interviews, s'était approché du château mayennais appartenant au patron de Lactalis, filmant une cuisinière en caméra cachée (qui dit être payée au Smic), puis survolant en avion le vaste domaine de 40 hectares (doté d'un lac, d'une piscine, d'un centre équestre, etc).
Si ce sont ces images que le tribunal a spécifiquement pointé du doigt, c'est tout le reportage qui a énervé la direction du groupe laitier, qui estime qu'il « vient malheureusement couronner près de deux mois d’une intense campagne de dénigrement engagée à l’encontre du Groupe, accumule les contrevérités et les amalgames, en voulant faire croire aux téléspectateurs que Lactalis est responsable de la crise de la production laitière et des difficultés rencontrées par les producteurs ». Et de dénoncer une « présentation fallacieuse [qui] constitue une désinformation inacceptable ».
Pour le spectateur, ce qui est inacceptable, ce serait plutôt de voir, comme l'explique le reportage qu'un groupe familial opaque (il ne publie pas ses comptes), qui fait 17 milliards d'euros de chiffres d'affaires (en 2011, les bénéfices s'élevaient à 330 millions d'euros selon Envoyé Spécial), semble se contrefiche de prendre à la gorge les petits producteurs de lait.
Le sujet est fondé sur la résistance de trois agriculteurs, qui cherchent à faire front commun pour échapper au contrat illisible que leur propose Lactalis (« c'est fait exprès pour qu'on se mélange les pinceaux »), au prix du litre acheté à 29 centimes (alors qu'en-dessous de 34 centimes ils vendent à perte) et à un système tellement pernicieux que, s'ils produisent plus que prévu, c'est à eux de payer le surplus... que Lactalis va quand même collecter, transformer et vendre !
L'un des agriculteurs explique ainsi son ras-le-bol : « Je ne supporte plus d'être pris pour un esclave tout juste bon pour travailler, et à qui on donnera les miettes s'il en reste, et surtout si on a envie d'en donner ». Lui a décidé de ne plus acheter de produits Lactalis (Président, Rouy, Lepetit, Lanquetot, Bridélight... ou encore, en joint venture avec Nestlé, La Laitière, Yoco, Flanby, Sveltesse...), et incite les consommateurs à faire de même.
En plus du jugement en référé, Lactalis indique qu'il compte poursuivre France 2 « pour obtenir réparation » face à des propos jugés « diffamatoires ». En attendant, il n'est donc plus possible de voir ce numéro d'Envoyé Spécial, sauf à bien chercher sur Youtube. Et à condition de se dépêcher.