Ce texte a paru initialement sous le titre « Une éthique de la fragilité démocratique » dans le quotidien L’Humanité, le lundi 17 octobre 2016, dans les pages « Débats & Controverses » sur « La démocratie est-elle en danger ? Comment peut-on la réinventer ? », avec également les contributions de la politiste Capucine Truong, de la philosophe Catherine Colliot-Thélène ainsi que des militants associatifs Elisa Lewis et Romain Slitine.
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Les dérives sécuritaires et anti-terroristes, de sarkozysme en vallsisme, ont fait reculer les acquis de nos Etats de droit oligarchiques en matière de libéralisme politique. La pression identitariste portée par une extrême droitisation idéologique et politique fait peser de nouvelles menaces sur les droits individuels (voir l’hystérie politico-médiatique estivale autour du burkini). Une contradiction travaille le capitalisme contemporain : la contradiction capital/démocratie, entre les exigences de profitabilité du capital globalisé et les droits démocratiques.
Dans les pays occidentaux, le développement du capitalisme a plutôt été accompagné historiquement d’un accroissement des libertés sous l’aiguillon des luttes progressistes. Les choses apparaissent aujourd’hui s’inverser. Fini le temps des mirages de « fin de l’histoire » théorisés par le penseur américain Francis Fukuyama après la chute du Mur de Berlin en 1989 autour d’une extension de « la démocratie de marché » !
Il est particulièrement actuel de se rappeler que le libéralisme politique constitue un héritage du mouvement ouvrier du XIXe siècle, que cela soit chez Proudhon, Bakounine ou Marx. Un des premiers articles politiques importants de Marx en mai 1842 ne consiste-t-il pas en une critique de la censure : « Débats sur la liberté de la presse et publicité des débats » ? Le libéralisme politique, dans son appel à une limitation réciproque des pouvoirs inspirée de Montesquieu, est même une arme contre les prétentions hégémonisantes du principe du marché dans le néolibéralisme. Certains penseurs contemporains dits « radicaux », comme Jean-Claude Michéa ou Frédéric Lordon, nous désarment quand ils tendent à amalgamer libéralisme politique et libéralisme économique.
Cependant, si nous gardons le nez dans le guidon des seules régressions démocratiques en cours, nous risquons de ne pas voir un phénomène plus structurel : ce qui est appelé « démocraties représentatives » constitue un hybride entre logiques oligarchiques et ressources démocratiques. Car nous vivons dans des régimes représentatifs professionnalisés à idéaux démocratiques. Or, les mécanismes de représentation par des professionnels de la politique fourvoient un des deux poumons démocratiques : l’autogouvernement du peuple.
Un des deux poumons ? Toutes à la valorisation trop exclusive du collectif, les gauches ont souvent oublié l’autre poumon : l’autogouvernement de soi. Dans Le Manifeste communiste de 1848, Marx et Engels parlent justement d’« une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».
Relier à nouveau autogouvernement de soi et autogouvernement du peuple comme double cœur de la démocratie pourrait nous permettre d’explorer les sentiers, eux aussi délaissés, d’une spiritualité démocratique. J’entends spiritualité en une acception non nécessairement religieuse : la quête individuelle et coopérative du sens et des valeurs de l’existence. Face au dessèchement marchand du sens, aux surenchères des identités fermées et aux absolus meurtriers du djihadisme, nous avons besoin de relancer une dynamique de questionnement spirituel au cours de laquelle chacun, individuellement et collectivement, pourra produire démocratiquement des réponses provisoires quant au sens de nos vies dans des cités fabriquées avec nos fragilités ordinaires.
L’ancrage dans le quotidien, ses aléas et ses repères, ses joies et ses mélancolies, ses fidélités et ses ruptures, ses habitudes et ses ouvertures, ses familiarités et ses moments inédits, ses vulnérabilités singulières et ses puissances coopératives, ses états de solitude et ses plaisirs mis en commun… a sa grandeur propre, celle de la cité démocratique et de sa dimension proprement spirituelle, adossée à une éthique de la fragilité.
Dernier ouvrage paru : Pour une spiritualité sans dieux, éditions Textuel, 2016.
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