Anciens salariés du groupe Iliad, syndicalistes et avocats s’accordent sur un constat : dans le groupe fondé par Xavier Niel, on risque d'être rapidement écarté si on est identifié comme une forte tête. En 2015, des centaines de licenciements ont eu lieu, et des contestations sont en cours devant les prud’hommes.
Iliad avait-il le droit de licencier Kamal E., un ancien responsable d’équipe du centre d’appels Mobipel à Colombes (Hauts-de-Seine), chargé de répondre aux abonnés de Free, la célèbre marque du groupe fondé par Xavier Niel ? C’est la question que devra trancher le juge professionnel qui vient d’entendre les deux parties, ce vendredi 7 octobre à 11 heures devant le conseil des prud’hommes de Nanterre. Le cas de Kamal E., licencié pour faute grave le 4 janvier dernier, est loin d’être unique, puisque Iliad fait actuellement face à plusieurs dizaines de contestations de licenciement devant les prud’hommes. Mais il est symbolique, tant il résume les tensions sociales existant actuellement au sein de la célèbre entreprise. Tensions qui portent souvent sur la façon dont sont écartés des collaborateurs, et sur lesquelles Mediapart a enquêté.
L’ancien responsable d’équipe conteste son licenciement pour deux raisons. D’abord, explique-t-il, il n’est pas valable car la société lui reproche une « désorganisation de service » causée par sa longue absence pour maladie, entre septembre 2015 et janvier 2016. Or, le code du travail stipule qu’un employeur ne peut rompre un contrat de travail durant un arrêt-maladie que « pour un motif étranger à l’accident ou à la maladie ». Sauf en cas de faute grave, et Kamal E. conteste justement la qualification de faute grave qui lui a été signifiée. Mais surtout, il assure avoir été écarté parce qu’il s’apprêtait à rejoindre l’équipe de SUD. Ce syndicat entretient des relations très fraîches avec la direction du site de Colombes, mais aussi avec la directrice des relations abonnés de tout le groupe, la charismatique Angélique Gérard, qui chapeaute 2 900 personnes au sein des cinq centres d’appels français du groupe (auxquels il faut ajouter plus de mille salariés au Maroc).
L’entreprise dément son interprétation, mais pour l’ancien salarié, pas de doute : « Il est évident que la lettre me convoquant à l’entretien préalable au licenciement a été rédigée dès que la direction a compris que je serais dans l’équipe de SUD », assure-t-il à Mediapart. Ce point fait l’objet du débat juridique qui l’oppose à Mobipel, puisqu’un représentant du personnel ne peut pas être licencié sans l’autorisation de l’inspection du travail. L’e-mail officiel le désignant comme représentant de section syndicale (RSS) a été envoyé par SUD quelques heures à peine avant qu’il ne reçoive le courrier de convocation à l’entretien préalable (qui avait été envoyé deux jours plus tôt).
« De l’avis de tous, je suis quelqu’un de “réglo”, je suis droit, énumère l’homme. J’étais très apprécié des conseillers que je chapeautais, ils faisaient des efforts pour ne pas être trop absents parce qu’ils savaient que ma prime dépendait de leur présence. Et j’ai toujours été très bien classé dans les concours internes des meilleurs responsables d’équipe… » Pour le délégué syndical SUD de Mobipel, Anousone Um, la direction connaissait l’imminence de la désignation de Kamal comme représentant du personnel, et c’est ce qui a précipité son licenciement. « Kamal a reçu sa lettre le 11 décembre dernier, le jour où il a été désigné par le syndicat, mais j’avais déjà signalé à plusieurs reprises au directeur du site qu’il allait nous rejoindre », atteste le syndicaliste.
Pour Free, il n’y a « aucun cas collectif »
Abdel Kachit est l’avocat du chef d’équipe viré. En deux ans environ, il a traité une vingtaine de cas de salariés de Free poussés vers la sortie, dont la moitié sont allés devant la justice. Pour lui, « il y a une tendance au sein du groupe Iliad à prononcer des licenciements quand le salarié commence à devenir gênant ». Ce n’est pas Nadia T. qui dira le contraire. « Conseillère multimédia » chez Mobipel pendant quatre ans, elle vient d’être licenciée, elle aussi pour faute grave. Deux semaines avant de recevoir sa lettre de convocation à l’entretien préalable, elle était encore RSS du syndicat Unsa.
« J’avais été désignée par le syndicat en mars, mais juste avant l’été, il y a eu un afflux de nouveaux adhérents, dont je ne connais pas l’identité, qui ont choisi majoritairement un nouveau représentant, explique Nadia T. J’ai été écartée du syndicat, puis j’ai été virée. » Elle non plus ne doute pas des raisons de sa brusque mise de côté. « Dès que quelque chose n’entrait pas dans le cadre de conditions de travail correctes, je montais au créneau, mais toujours de façon courtoise, indique-t-elle. Quand je vois une injustice, je ne me tais pas, et ça n’a pas plu à la responsable du plateau. Or, quand on est considéré comme une brebis galeuse, on est forcément sorti un jour ou l’autre. »
Ce n’est bien sûr pas ce que lui reproche officiellement l’entreprise. Sa lettre de licenciement énumère plutôt des retards, d’une poignée de minutes pour la plupart, entre son arrivée à son poste et sa connexion à l’outil permettant de répondre aux appels des abonnés. Il lui est aussi reproché d’avoir pris entre 8 et 53 minutes de pause en trop par mois, alors que les salariés ont droit à 35 minutes d’arrêt par jour. On la soupçonne par ailleurs d’avoir abusé des « pauses de moins de 5 secondes » au téléphone, qui permettent aux téléconseillers de redescendre dans la file des appels à prendre.
Interrogée par Mediapart, la responsable des centres d’appels du groupe, Angélique Gérard, n’a pas souhaité commenter en détail « deux cas particuliers dans une activité comprenant quelques milliers de salariés », et assure qu’« il n’y a donc aucun cas collectif ! » Plus généralement, elle souligne : « Nous n’avons pas plus de contentieux qu’une autre société, mais nous avons la grande fierté de gagner nombre de procédures. » Elle s’enorgueillit encore que sa société soit « très régulièrement distinguée par les professionnels de la relation client », qu’elle ait par exemple reçu en mai 2016 un « feel good award du management » ou, que cette semaine, à l’occasion des Palmes de la relation client, elle ait été « deuxième de la palme expérience collaborateur pour notre politique basée sur le bien-être et l’enchantement des collaborateurs ». (Vous pouvez lire la totalité des réponses d’Angélique Gérard sous l’onglet Prolonger.)
« Les canards boiteux ne méritent pas d’être dans la famille »
L’entreprise fait indéniablement de nombreux efforts en direction de ses troupes, ceux qu’elle nomme les « FreeHelpers ». Au cœur de la politique de Mme Gérard et de ses équipes, une campagne « d’enchantement du travail », où des groupes de salariés débattent par exemple des moyens d’améliorer les conditions de travail. Les employés interrogés par Mediapart reconnaissent facilement les efforts déployés pour réchauffer l’ambiance dans des centres d’appels où le travail est par définition harassant. L’opérateur télécom est aussi l’un des très rares à avoir gardé en interne tous les salariés de ses centres d’appels, sans avoir recours à la sous-traitance. Il est aussi considéré comme payant – légèrement – mieux que ses concurrents. Tous les syndicats interrogés saluent également le faible nombre d’échelons hiérarchiques dans l’entreprise, et le fait qu’elle recrute sans critères de qualification préétablis, parmi des populations très mélangées et souvent défavorisées. « On peut entrer chez Free quel que soit son diplôme, ça ne compte pas. Et les meilleurs restent », reconnaît Patrick Mahé, en charge des télécom au bureau fédéral de SUD.
Mais le responsable syndical ne fait pas vraiment assaut d’amabilités envers le groupe. Il attaque aussitôt : « Avant d’être un groupe avec des salariés, Iliad-Free se vit comme une famille. Et ceux qui sont considérés comme des canards boiteux ne méritent donc pas d’être dans la famille, ils doivent en sortir. Soit ils partent par eux-mêmes, soit on les aide… » C’est le grand soupçon qui pèse sur le groupe, d’autant plus à l’approche des élections professionnelles, qui se tiendront début novembre dans trois des sites français.
Angélique Gérard dément avec force : « Ce que vous décrivez est contraire à la politique que nous menons et au travail collaboratif que nous prônons dans un mode de management ouvert, je ne peux donc que réfuter les propos qui vous ont été tenus. » Pourtant, Mediapart a rassemblé les témoignages de syndicalistes, d’avocats, d’anciens salariés, à tous les niveaux hiérarchiques. Qui disent, chacun avec leurs mots, la même chose....
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Source : https://www.mediapart.fr