La Haye (Pays-Bas), envoyé spécial.- Deux mères en colère ont pris la parole en premier. L’une est française, l’autre argentine. Elles ne se connaissaient pas avant de se trouver réunies pour témoigner. « C’est un honneur pour moi d’ouvrir la longue liste des victimes de Monsanto », prévient Sabine Grataloup. Elle distribue aux juges, assis face à elle, des photographies de son fils, né il y a neuf ans avec plusieurs malformations. Il souffre d’une atrésie de l’œsophage. Il respire aujourd’hui grâce à une trachéotomie. Il subira sa cinquante et unième opération jeudi prochain. « C’est une somme énorme de souffrances et de risques vitaux pour lui, parce qu’une trachéotomie peut toujours se boucher à n’importe quel instant », explique-t-elle.
Sabine Grataloup est propriétaire d’une carrière d’équitation. Chaque été à la même époque, elle y passait un désherbant à base de glyphosate, commercialisé par Monsanto. Elle l’a fait aussi l’année où elle était enceinte, de trois ou quatre semaines à peine, sans prendre de précautions particulières. Elle ne savait pas encore, à l’époque, qu’elle attendait un enfant. Or, assure-t-elle, « c’est à ce moment-là que l’œsophage et la trachée se forment chez le fœtus ». Elle parle vite, de manière précise. Il est à peine 9 heures du matin, ce samedi 15 octobre à La Haye, et les 250 personnes assises dans le public l’écoutent scrupuleusement. « Ce faisceau de coïncidences m’a troublée. (…) Nous sommes en face d’une épidémie de malformations, induites par l’homme », conclut-elle.
Au tour de María Liz Robledo de prendre la parole. Cette trentenaire a fait un long voyage depuis la localité de Baigorria (1 900 habitants), dans le nord-ouest populaire de la province du Grand Buenos Aires, pour venir témoigner. Sa fille a été opérée, pendant six heures, dès le jour de sa naissance, en avril 2013. La situation s’améliore, mais elle continue de souffrir de maladies respiratoires qui l’empêchent de mener une vie normale. María Liz Robledo a vécu l’essentiel de sa vie dans une maison voisine d’un terrain vague, où l’on stockait des bidons de pesticides. Elle se souvient aussi des passages du « mosquito » (le moustique), surnom donné par les habitants du coin à l’avion qui arrose les champs de pesticides. « Dans mon village, un autre enfant est né avec la même malformation », assure l’Argentine. Elle dénonce « la manipulation de l’information sur Monsanto, qui fait que tout le monde regarde ailleurs ». Elle veut « capitaliser sur sa souffrance, pour faire que d’autres gens prennent conscience de l’ampleur du problème ».
Cinq juges écoutent, casques de traduction vissés sur les oreilles, les récits poignants de ces deux femmes. La présidente du tribunal, la Belge Françoise Tulkens, a été juge à la Cour européenne des droits de l’homme pendant plus de dix ans. À ses côtés siègent une Argentine, une Sénégalaise, un Mexicain et un Canadien. Ces magistrats ont accepté de se prêter à un exercice inédit, qui pourrait marquer l’histoire du droit international : juger une multinationale, l’américaine Monsanto, championne des OGM à travers le monde. Le chimiste de Saint-Louis, dans le Missouri, dont le rachat par le groupe pharmaceutique allemand Bayer vient d’être annoncé, a-t-il violé les droits à la santé, à l’alimentation, ou à un environnement durable ? Et si oui, comment l’établir ?
Les magistrats sont censés s’appuyer sur deux corpus juridiques : les principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, adoptés en 2011, et le statut de Rome, sur lequel se fonde la Cour pénale internationale (CPI). Pendant deux jours, jusqu’au dimanche soir, trente témoins et experts (avocats, médecins, scientifiques) ont défilé, venus des cinq continents et brossant un portrait glaçant des dégâts causés par Monsanto sur les hommes, les sols, les animaux et la biodiversité. Ces récits de vie ont aussi dressé l’inventaire des méthodes employées par Monsanto pour « contrôler et maintenir son hégémonie mondiale », selon l’expression de l’ingénieur agronome paraguayen Miguel Lovera, jusqu’à contrôler une partie de la production scientifique sur le sujet.
L’agricultrice américaine Christine Sheppard est venue raconter son calvaire. Elle a utilisé du Round Up, le pesticide de Monsanto, dans sa ferme de Hawaï, à partir de 1995. Un cancer particulièrement dangereux – un lymphome non hodgkinien – lui a été diagnostiqué en 2003. Elle est aujourd’hui en rémission, après de nombreuses séances de chimiothérapie et une greffe de moelle osseuse. Elle devrait être l’une des premières, aux États-Unis, à attaquer Monsanto en justice, persuadée du lien entre sa santé et son exposition à cet herbicide. « Monsanto sait bien que de nombreux procès l’attendent, ils ont déjà fait des provisions pour indemniser de futurs cas, en mettant quelque 250 millions d’euros de côté », a précisé son avocat, Timothy Litzenburg, dont le cabinet s'attend à voir surgir des milliers d'autres cas dans les années à venir.
Le médecin argentin Damian Verzeñassi, de son côté, a expliqué observer, dans les études quantitatives qu'il mène en Argentine, « un changement dans la manière dont les gens meurent dans certaines provinces du pays, parallèlement à la mise en place d’un modèle d’agrobusiness à base d’OGM ». C’est en 1996 que commencent à surgir de manière plus régulière des problèmes de santé jusqu’alors assez rares – certains types de cancer, des malformations de nouveau-nés, des fausses couches. « Monsanto a inondé la planète de ses produits, et le groupe l’a fait en sachant très bien ce qu’il était en train de faire », a-t-il lancé, faisant référence à une étude de l’EPA, l’agence américaine chargée d’enregistrer les pesticides, qui s’inquiétait dès 1985 des risques cancérigènes liés au glyphosate.
L’agriculteur français Paul François a quant à lui rendu compte de son parcours du combattant, depuis qu’il a tenté d’attaquer Monsanto en justice. En nettoyant une cuve en 2004, il a inhalé les vapeurs du Lasso, un herbicide autrefois commercialisé par Monsanto (il a été interdit par la Commission européenne à partir de 2007). Il dut être hospitalisé sur-le-champ, après avoir perdu connaissance. C’est le début d’une longue série de pépins de santé, qui sont allés jusqu’à des « comas profonds ». Paul François a attaqué Monsanto en justice en 2006. Il a déjà englouti plus de 40 000 euros de frais pour financer cette procédure. Même s’il a remporté plusieurs batailles juridiques, Monsanto a toujours fait appel, sans jamais lui verser d’indemnisation jusqu’à présent. Le parcours judiciaire pourrait encore durer quelques années. « Ils espèrent qu’à un moment donné, je vais être épuisé, et que je ne pourrai plus me permettre ces sacrifices financiers », a expliqué Paul François, qui a fini par conclure à la barre : « Si vous osez vous mettre en travers de Monsanto, c’est une machine à broyer. »
« Donner corps au concept d’écocide »
Le paysan colombien Pedro Pablo Mutumbajoy, lui, s’est présenté aux juges comme une victime des épandages aériens du Round Up de Monsanto. Cette technique n’a été utilisée qu’en Colombie, à partir de l’an 2000 : elle devait permettre de détruire les cultures illicites de coca, dans le cadre d’un vaste plan de lutte contre la drogue, le « plan Colombie ». Ces opérations, voulues par Bogotá, et entièrement financées par les États-Unis, ont dopé le chiffre d'affaires de Monsanto et détruit de nombreux hectares de terres cultivées par la même occasion (ces épandages sont, depuis 2015, interdits). Plus de 17 000 plaintes ont été déposées par des paysans à travers le pays, espérant obtenir des indemnités. Mais très peu ont abouti. D’où la présence de Mutumbajoy à La Haye, avec l’espoir de faire avancer le dossier...
*Suite de l'article sur mediapart
Source : https://www.mediapart.fr