#Assezdeviebroyée
Publié le 28 septembre 2016
Nous relayons ci-dessous le « coup de gueule » d’une infirmière, publié sur le blog C’est l’infirmière, Brèves et chroniques d’une infirmière rurale http://cestlinfirmiere.blogspot.fr/2016/09/les-infirmiers-ces-gros-citrons.html?m=1. Très beau témoignage sur la dureté et la beauté d’une profession pourtant bien méprisée par les politiques de santé de ces dernières années.
—Ah oui oui, j’ai vu à la télé l’autre jour, y’avait des infirmières qui parlaient de leurs conditions de travail et tout. C’est vrai que vous avez pas un boulot facile hein… Vraiment dur et ingrat des fois… ‘Pis vous êtes mal payé… Mais c’est un beau métier hein attention ! Mais moi j’voudrais pas l’faire…
« J’voudrais pas l’faire… » .
Le gentil petit père qui me tendait le bras pour sa prise de sang semblait presque peiné pour moi que je sois infirmière. Que je sois celle qui tenait l’aiguille à la recherche de l’unique micro-veine dans le pli de son coude, pour 3€04 net. Que je sois celle qui venait laver, habiller sa femme, dans une maison inadaptée pour 5€20 net la demi-heure. Que je sois celle qui parcourait les kilomètres au milieu des champs qui les séparaient du bourg dans lequel ils ne pouvaient plus se rendre, pour 2€50 à chacun de mes déplacements…
Mais voilà même si mon métier est parfois« dur et ingrat », mes patients restent le formidable moteur de ma motivation à me lever tous les matins. Grâce à eux, je n’ai presque pas besoin d’un pied de biche pour me décoller du matelas. Parce que je sais que ma petite-mamie-soleil va me sourire comme la veille, parce que je sais que mon autre patient-chouchou me demandera comment je vais moi et que ça me touchera comme la dernière fois, parce que je sais que sans mes soins, beaucoup de mes patients ne pourraient pas rester chez eux à profiter de ces maisons qui les ont parfois vus naître…
Mais alors que j’aime profondément mon métier, ceux que je soigne me font parfois l’effet d’un morceau de sucre dans le réservoir tellement certaines de leurs réflexions, volontaires ou non, ralentissent voire stoppent mon envie de continuer à aider l’autre :
« Vous êtes en retard !… Et c’est déjà bien assez cher !… Vous trouvez pas ma veine alors que vot’collègue, lui, il y arrive toujours !… Vous êtes en avance !… Ah parce que vous travaillez aussi le dimanche et à Noël ? Vous avez une sale mine ce matin !… Ah mais si, je suis sûr de vous avoir payée !… Ah bah pour une fois vous êtes à l’heure !… ».
« J’voudrais pas l’faire… ». Voilà ce qu’il m’a dit ce matin. Quelques mots tout cons, comme autant de petits sucres dans mon moteur un poil fatigué je dois l’avouer. Et d’un coup, sans crier gare, je n’ai plus eu envie. Je me suis garée sur le bas-côté tout près de ce grand chêne, un des rares endroits où je captais suffisamment pour écouter mon répondeur :
— Oui bonjour, voilà, je voulais savoir si vous pouviez venir voir mon pied parce que la plaie coule beaucoup et ça sent quoi… Ça sent pas bon en fait. J’ai une ordonnance mais le chirurgien m’a dit de faire mes pansements moi-même parce que je n’avais pas besoin d’une infirmière… Mais là ça fait dix jours que c’est rouge et ça coule et ça fait mal, voilà. Je serais chez moi qu’en début d’après-midi parce que je dois sortir faire des courses. À tout à l’heure !
Pfff.
J’ai reposé ma tête contre le siège de ma voiture en soufflant ce bruit de ras le bol, comme si mon envie se dégonflait. Quelques semaines plus tôt, c’étaient des injections ratées d’anticoagulants que j’avais dû rattraper chez une dame et peu de temps après, c’étaient carrément des agrafes qu’un patient s’était enfoncé profondément dans la peau en voulant les enlever lui-même, parce que son médecin lui avait dit qu’il n’avait pas besoin d’infirmière pour faire ça s’il se procurait un ôte-agrafes… J’ai imaginé ces médecins dire à leurs patients combien mon travail était inutile et j’en ai eu marre, d’un coup, qu’on puisse supposer que je ne serve à rien. Et, comme un engrenage à la con, je me suis mise à penser à tout ce que j’essayais de mettre de côté durant ma tournée pour ne pas parasiter mes soins et cet esprit Full of love avec lequel j’essayais de soigner chacun de mes patients.
« Qu’on arrête d’assimiler la santé à la rentabilité »
J’ai repensé aux cinq infirmiers qui s’étaient donnés la mort cet été et à notre profession toujours dans l’attente que notre Ministre exprime une peine qui ferait écho à la nôtre. J’ai repensé à sa réponse sous la forme d’une « Prévention des risques psychosociaux-bla-bla-bla-ressers-moi-un-café », alors qu’on aurait besoin d’actions concrètes et non de tables rondes qui ne feraient que confirmer ce que l’on sait déjà. On a besoin de moyens et qu’on arrête d’assimiler la santé à la rentabilité. J’ai repensé à l’infirmière et à cette kiné libérale abattues il y a deux ans pendant leur tournée de soins et dont on n’a jamais entendu parler dans les médias. J’ai repensé à ce patient qui me doit 17€ et qui refuse de me payer malgré mes relances depuis deux mois.
J’ai repensé à la visite annuelle de l’agent de la CPAM la semaine dernière à mon cabinet et qui a conclu notre entretien par un : « Nous allons augmenter les contrôles concernant les IK (le paiement des déplacements hors commune) et les tarifications de nuit, attention à vous ! », alors que ces deux points ne concernaient même pas mes soins. Je me suis dit que j’étais une fraudeuse avant même de l’être, je me suis dit qu’on se foutait bien de ne pas me payer, je me suis dit qu’on se foutait bien que les patients mettent leur santé en danger et qu’on n’en avait rien à faire que les soignants aillent mal… Je me suis dit que j’étais un citron.
J’ai regardé mes mains qui tenaient fermement le volant, pas décidées à passer la première. Je me suis revue regarder ces mêmes mains la veille au soir, posées sur le clavier de mon ordinateur, et ces doigts qui ne savaient plus quoi écrire alors que je relisais pour la énième fois le message de cette jeune femme en souffrance que j’avais reçu sur mon blog :
— Je suis émue et enragée car il n’y a pas eu cinq infirmiers suicidés cet été, mais 6. La sixième, c’est ma Maman. Un lundi matin, elle n’a plus eu la force de se lever pour aller travailler. Elle était infirmière. C’était le 4 juillet, elle avait 48 ans.
J’ai dégluti une boule de tristesse aromatisée à la colère dont l’amertume me fit monter les larmes… À l’époque de mes coups de mou à l’hôpital, je refilais mon couloir à ma collègue en l’implorant de me laisser descendre fumer une clope deux minutes. Mais en libérale j’étais seule et j’avais eu depuis, l’excellente idée d’arrêter de fumer. ’Chié.
J’ai baissé ma vitre. Dehors, le soleil se levait, le ciel était clair et l’air était frais. J’étais garée en bordure de ce champ de vaches dont les pattes étaient perdues dans la brume, putain que c’était beau ! C’était ma « rephase » à moi ça, les vaches, les champs et tout le kit d’infirmière de campagne. Ça marchait plutôt bien d’habitude, mais ce matin-là je regardais mes mains qui ne bougeaient plus et qui agrippaient le volant.
Le regard perdu sur du rien, j’ai senti monter en moi la fatigue. Puis, la fatigue a laissé place à un ras-le-bol qui lui a laissé place à la colère. Et de la colère est apparue l’évidence : je suis un citron.
Un putain de gros citron d’infirmière. Un citron pressé qui voit rouge et qui rit jaune.
Les politiques et les institutions du soin ont raison finalement. Ils ont tellement raison en fait de nous presser puisque tout le monde s’en fout de la santé des gens. Parce qu’ils chercheront toujours à faire des économies sur la santé, au risque de mettre celle des patients et des soignants en danger, et tout le monde continuera de s’en foutre.
Mais ils ont raison parce que tant qu’il y aura des citrons, il y aura du jus. Tant qu’il y aura du jus, ils continueront de nous presser. Et on continuera de boire cette limonade dégueulasse avec laquelle ils nous rincent le gosier depuis trop longtemps… J’ai l’impression que ceux qui nous gouvernent, que ceux qui nous embauchent et que ceux qui nous payent pensent qu’ils nous tiennent par le bout de notre empathie. Ils sont persuadés qu’on continuera de soigner nos patients, parce que le droit de grève est inexistant dans les services et en libéral, parce qu’on aura toujours peur de mettre nos collègues et nos patients dans la panade. Ils se disent qu’on n’intentera jamais rien qui pourrait mettre en danger les autres parce qu’on les aime trop nos patients.
Parce qu’on est des gros citrons de soignants.
Parce que tant qu’il y aura du jus… Les politiques continueront de nous presser. Mais les soignants se tuent de soigner, les cinq suicides officiels de cet été auront au moins servi à le mettre en lumière : l’empathie et la bienveillance ne suffisent plus à garder un soignant droit dans ses crocs, nous avons besoin de moyens et de reconnaissance.
Il y a un effet-buzz autour du mal-être des soignants en ce moment. Des micro-reportages dans les journaux télévisés, des interviews données dans les émissions de radio. Je ne sais pas combien de temps ça va durer. La parole se libère et je suis consternée, mais à peine étonnée, d’entendre ces discours de soignants que j’entendais déjà à l’école. Mais combien de temps va durer l’intérêt des médias pour notre cause ? Ils vont forcément se détourner de nous et demain on ne s’inquiétera plus de savoir comment nous allons, comment nous soignons et combien se sont tués de ne plus réussir à soigner ceux qui s’indignaient hier derrière leurs écrans de télé…
J’ai finalement dû redémarrer ma voiture parce que je commençais à être sacrément en retard. Et alors que je venais de pousser la porte de maison d’une dame que je connaissais à peine, son accueil pourtant souriant m’a fait grincer des dents : « Mais vous êtes en retard ce matin, vous devez être pressée ! ». N’ayant pas eu le temps de m’expliquer et me voyant vexée elle a rajouté : « Ah mais non, c’est pas pour vous faire la remarque, j’ai eu peur qu’il vous soit arrivé quelque chose sur la route, tout va bien ? ».
Tout va bien, c’est juste une histoire de citron… De citron pressé qui a un coup de mou…
Source : http://www.revolutionpermanente.fr
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