Plus de 3 000 migrants ont disparu en tentant la traversée de la Méditerranée depuis le début de 2016. Chaque semaine, des cadavres sont repêchés à bord d’embarcations de fortune. Depuis 2013, l’Italie a décidé de ne plus détourner le regard et d’aller chercher les vivants… et les morts en mer. L’épave du naufrage du 18 avril 2015, qui gisait à 370 mètres de fond, vient d’être ramenée à la surface. Première opération du genre, un exemple d’humanité.
Melilli (Sicile, Italie), de notre correspondante.- Entre les cheminées et les torches des raffineries du port d’Augusta, derrière des grillages et des entrelacs de tubes et de pipelines, des soldats en treillis, armes au poing, montent la garde. Le nom de Melilli, petit village sicilien perché sur une colline aux prés jaunis, laissait imaginer tout autre chose. Passés les chicanes et le check-point, c’est un camp militaire qui s’ouvre à la vue. Des tentes kaki alignées ont été montées sur une esplanade poussiéreuse de cette base de l’OTAN où les navires de l’alliance transatlantique viennent faire le plein de carburant. Des infirmières en uniforme, des marins en côtes bleu marine, des militaires et des pompiers en combinaison étanche s’affairent autour d’un grand hangar construit pour abriter l’épave renflouée du naufrage du 18 avril 2015.
Sous la structure d’acier, le chalutier à la coque bleue, ceinte de lisérés blancs, ressemble à toutes ces épaves de « carrette del mare », ces « chariots des mers » comme les appelle la presse italienne, que l’on retrouve entassées à l’entrée du port de Lampedusa, de Pozzallo ou encore sur les photos des sauvetages de migrants dans le canal de Sicile. Mais cette épave qui se dresse devant nous n’est pas comme les autres. La nuit du 18 au 19 novembre 2015, ce bateau a sombré en pleine Méditerranée, à 75 milles marins au nord de Tripoli, emportant au fond de la mer près de 700 vies humaines. La presse parla alors du « naufrage le plus meurtrier de ces dernières décennies en Méditerranée ». Matteo Renzi, le chef du gouvernement italien, promit au lendemain de cette catastrophe que l’Italie irait chercher l’épave au fond de la mer pour offrir une digne sépulture à ces migrants.
« J’ai demandé à la marine militaire d’aller chercher cette épave pour donner une sépulture à nos frères et à nos sœurs, qui, sans cela, auraient reposé pour toujours au fond de la mer », a rappelé le président du conseil, alors que l’épave retrouvée à 370 mètres de fond était enfin ramenée à la surface au terme d’une délicate opération sous-marine. Le renflouement, opéré par la marine militaire italienne en collaboration avec l’entreprise privée spécialisée Impresub, a coûté 10 millions d’euros, entièrement financés par la présidence du conseil. Un investissement qui a suscité polémiques et critiques, parfois du plus mauvais goût.
« Je l’ai fait parce que nous, Italiens, connaissons la valeur du mot civilisation », a insisté Matteo Renzi. « Ce navire renferme des histoires, des visages, des personnes et pas seulement un nombre de cadavres », déclarait-il au moment de confier aux équipes de médecins légistes la tâche de reconstruire le fil de ces histoires humaines interrompues brutalement.
À une centaine de pas de ce camp, un autre hangar qui servait d’ordinaire d’entrepôt pour du matériel militaire a été transformé en institut médico-légal de campagne. Derrière un énorme camion-frigo de la Croix-Rouge italienne, deux tentes en tissu camouflage abritent chacune une table d’autopsie en inox. Une odeur âcre flotte dans l’air. C’est l’odeur de la mort qui imprègne l’atmosphère, malgré les systèmes de climatisation qui tournent à plein régime. Un écriteau imprimé à la va-vite, scotché à l’entrée des tentes, indique “Zone Rouge”. Au-delà de cette limite, seuls les médecins de l’équipe de la doctoresse Cristina Cattaneo peuvent entrer. Les autopsies se déroulent à huis clos, à la fois parce qu’il faut préserver la dignité des restes d’humanité retrouvés dans l’épave du naufrage, mais aussi parce que la vue de ces corps mutilés, en état avancé de décomposition, est insoutenable.
Pourtant rodés à la brutalité de la mort, les pompiers qui sont entrés dans le ventre du « chalutier de la mort » n’arrivent pas à se défaire des images d’horreur qu'ils ont vues. « Quand nous avons ouvert la première brèche à gauche de l’épave, j’ai senti mon âme se déchiqueter », raconte Luca Cari, responsable de la communication des pompiers, dans une tribune publiée dans le magazine Panorama.
Dans l’antre du chalutier, les secouristes, protégés par leurs combinaisons étanches, respirant à l’aide de masques à gaz et de bonbonnes d’oxygène, ont retrouvé des corps jusque dans le puits à chaîne d’ancre à l’avant, certains « encastrés » dans la salle des machines. Au milieu d’une « pyramide de cadavres », les pompiers racontent avoir retrouvé celui d’une femme enceinte ou encore ceux d’enfants agrippés à des adultes. « Nous avons été les seuls à voir exactement comment se sont achevées ces vies humaines, évoquées brièvement dans les journaux », explique à son tour Paolo Quattropani, un responsable de l’opération sur place.
Il y avait 458 corps enchevêtrés dans l’épave ; 169 autres étaient éparpillés autour au fond de l'eau ; 48 autres avaient été récupérés à la surface au moment du naufrage. L’embarcation transportait donc au total 675 personnes. « Cinq personnes par mètre carré », relève l’amiral Nicola De Felice qui a coordonné les opérations. « Ils les avaient entassés partout comme dans les trains qui partaient pour Auschwitz », poursuit Luca Cari.
Un parallèle que ce responsable des pompiers italiens n’est pas le premier à faire. À Berlin, en recevant l’ours d’or pour son documentaire Fuocoammare tourné à Lampedusa, le réalisateur Gianfranco Rosi avait qualifié la tragédie des migrants en Méditerranée de « plus grave tragédie humanitaire de notre temps depuis l’Holocauste ». Comme Gianfranco Rosi, comme les garde-côtes qui depuis des années sont témoins de ces tragédies, les pompiers qui ont extrait les corps du chalutier n’oublieront pas ce dont ils ont été témoins. « Ce que nous avons vu dans le chalutier restera à jamais imprimé sur nos rétines », dit l'un d'entre eux.
«Nous appelons les administrations européennes à rassembler leurs données sur les migrants décédés»
Les yeux bleus de la médecin légiste Cristina Cattaneo ont l’habitude de regarder les morts en face. Un à un, la directrice du laboratoire milanais Labanof, spécialisé dans l’identification des corps difficilement identifiables, ouvre les plus de 600 « body bags » numérotés contenant les restes humains retrouvés dans l’épave et autour. Elle scrute attentivement chaque cadavre à la recherche du moindre détail qui pourrait permettre de remonter le fil de l’histoire de chacun des passagers du bateau.
« Le fait que les cadavres ne soient pas bien conservés, ou qu’ils soient même à l’état de squelette ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas être identifiés. Au contraire : la science nous permet d’identifier grâce à l’ADN, mais surtout grâce à certains détails comme un profil dentaire, un tatouage, une cicatrice, le dessin formé par des grains de beauté… », explique-t-elle. L’une de ses apprenties a raconté au quotidien La Repubblica avoir eu la « chance » de retrouver, cousue dans le t-shirt d’un des cadavres, une pochette plastique contenant des documents qui ont permis une identification rapide.
L’autopsie des corps est effectuée en partie par des doctorants de dix universités italiennes, tous volontaires. « L’intégralité des opérations d’identification est réalisée gratuitement », insiste la responsable de l'équipe. Parfois même aux frais des volontaires. « Nous travaillons gratuitement pour donner un nom et un visage à des centaines de migrants morts dont les cadavres ont été récupérés », plaident ces étudiants, déplorant le manque d’un minimum de soutien financier pour relever « ce grand défi humanitaire et scientifique unique au monde ».
« L’Italie est le premier pays à tenter de donner un nom et un prénom à ces personnes », relève Cristina Cattaneo, une identification qu’elle juge « essentielle pour rendre leur dignité...
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Source : https://www.mediapart.fr
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