Samedi 28 Mai 2016 à 11:00
Pour toucher sa retraite, il ne suffit pas d'y avoir droit. Il faut aussi s'armer de patience, de courage et, parfois, d'une bouteille d'alcool à brûler. Intermittent du spectacle, Patrice Claude avait arrêté de travailler à cause de douleurs très pénibles au bras et aux articulations. Il touchait une allocation de handicap, laquelle devait s'arrêter au moment où commencerait sa retraite, à l'âge de 61 ans. Et, comme pour tant d'autres personnes en France, percevoir son argent en temps voulu était pour lui une question de survie. Echaudé par les expériences de ses amis intermittents, dont certains ont dû contracter des emprunts bancaires en attendant de percevoir leur pension, notre homme a constitué son dossier dès le mois de janvier, soit plus de quatre mois à l'avance. Premier rendez-vous à l'agence de Marseille de la Caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) : le dossier n'est pas complet. Deuxième, troisième, quatrième rendez-vous...
Il manque toujours quelque chose. Une photocopie, un justificatif, un document à exhumer. Eprouvé par ces allers-retours, le sexagénaire discute avec ceux qui, comme lui, patientent dans les files d'attente - toujours debout. L'ambiance est lourde. A chaque visite, il assiste à des malaises ou à des débuts de bagarre. Quelques jours avant que son allocation de handicap n'arrive à échéance, Patrice Claude pense mettre toutes les chances de son côté en arrivant à la Carsat à l'ouverture des bureaux. C'est alors qu'on lui explique que son dossier est toujours en cours et que la personne qui s'en charge est partie en vacances. Quelques heures plus tard, il s'immole par le feu devant les locaux de la caisse de retraite. Dès le lendemain, sa pension est débloquée. Mais Patrice Claude, dont la vie n'est plus en danger, devra subir des greffes de peau et des soins jusqu'à la fin de ses jours.
«Ce genre d'événement est traité dans la rubrique faits divers, comme si ça ne voulait rien dire, déplore Coraline, comédienne de 24 ans et fille de Patrice Claude. Mon père n'est ni seul, ni dépressif, ni déséquilibré. S'il avait seulement voulu se tuer, il aurait pris des cachets chez lui. Il a voulu donner un signal. C'est quelqu'un de très engagé, un jusqu'au-boutiste.» Professeur de médecine et membre de l'Observatoire national du suicide, Michel Debout décrit en effet l'immolation comme un geste «sacrificiel et protestataire». «L'individu qui a recours à cette forme de suicide le fait non seulement parce qu'il estime que c'est la dernière façon de se faire entendre, mais aussi pour interpeller la société», affirme le médecin. En colère et déterminée, Coraline Claude entend bien donner à ce cri l'écho qu'il mérite. Depuis l'immolation de son père, la jeune femme a créé une boîte mail où elle recueille les témoignages de personnes que la Carsat a poussées au bord de la crise de nerfs.
En deux semaines, elle a reçu une centaine de messages. «Ma mère les a subis pendant vingt ans, et maintenant c'est ma sœur qu'ils font galérer depuis six mois : un jour son dossier est complet et deux jours plus tard il manque un papier», raconte l'un d'eux. Un malaise que les assurés ne sont pas les seuls à connaître, le personnel en charge des dossiers étant lui-même surmené. Dans un long message adressé à Coraline, un employé de la caisse de retraite décrit une situation interne «inhumaine et intolérable», qui l'a, lui-même, conduit au burn-out. «Depuis des années, salariés et assurés sont dans la tourmente, écrit-il. D'un côté, des bénéficiaires plongés dans la précarité à cause de retards de paiement ou de négligences dans le traitement de leur dossier. De l'autre, une poignée d'agents frustrés qui constatent un nombre considérable de dysfonctionnements internes qui les empêchent de travailler dans des conditions optimales.»
A bout de souffle, l'administration française finit par accoucher de situations aux frontières du réel. Autre acronyme, même détresse : la Cipav, la Caisse interprofessionnelle de prévoyance et d'assurance vieillesse dédiée aux professions libérales, se spécialise dans l'envoi de courriers sans queue ni tête. Selon l'enquête menée par France Info, un professeur des écoles aurait, par exemple, reçu une lettre lui enjoignant de régler la somme de 200 000 €, alors qu'il n'était même pas affilié à l'organisme. «On a des gens qui prennent des neuroleptiques ou des somnifères, résume Geneviève Decrop, qui gère l'une des trois associations de victimes de la caisse d'assurance vieillesse. La manière dont la Cipav ne répond pas, envoie l'huissier, hors de toute procédure autorisée, avec des lettres de menace... En fait, c'est Kafka !»
En 2014, un rapport de la Cour des comptes fustigeait déjà la gestion «désordonnée» de la Cipav et le caractère «déplorable» de son service aux assurés. Mais, deux ans plus tard, rien n'a changé. Dans une note datant de février 2016, le défenseur des droits, dont l'une des missions est d'améliorer les relations des usagers avec les services publics, estime qu'il est saisi de 200 dossiers la concernant. Erreurs, absence de réactivité, blocage des versements des pensions et impossibilité totale de contacter la caisse : les affiliés ont le sentiment d'être «spoliés», selon les termes de la note. Et le problème n'est pas près de se régler : à son arrivée à la tête de l'organisme, le nouveau directeur a affirmé avoir trouvé 30 000 lettres qui n'avaient été ouvertes par personne.
A la Carsat de Marseille, en revanche, on ne comprend pas ce qui a motivé le geste de Patrice Claude. S'il reconnaît qu'on peut toujours «rêver mieux» en termes de moyens et d'organisation, le directeur général, Vincent Verlhac, estime que sa caisse a encore les moyens d'appliquer «la solidarité nationale et l'humanisme» dont elle est dépositaire. «Nous avons été très choqués, et bien évidemment nous nous sommes interrogés en interne sur le parcours de ce monsieur. Et nous sommes surpris, car c'est un dossier normal qui n'a pas subi de retard», affirme Vincent Verlhac. Les cinq déplacements que Patrice Claude a effectués à la Carsat, les allers-retours qui l'ont rendu «fou», comme il l'a dit à sa fille, n'ont rien d'extraordinaire. On imagine ce que vivent ceux dont les dossiers coincent...
Source : http://www.marianne.net
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Chaque mois ou presque, des hommes et des femmes s’immolent par le feu dans un espace public, souvent devant une administration. Patrice Claude est passé à l’acte fin avril, sur le trottoir de la caisse de retraite du Sud-Est, à Marseille. Il a survécu. Sa fille Coraline se bat depuis pour faire sortir son histoire « du fait-divers ».
Coraline coupe des morceaux de melon dans une assiette, qu’elle dépose sur la table de la terrasse. Les palmiers, les rhododendrons, la mer azur au loin, l’air est tranquille. Derrière la baie vitrée, le lit d’hôpital de son père, Patrice. L’homme porte, sous sa chemisette, une combinaison qui lui couvre et comprime tout le torse et les bras, des bas de contention sur les deux jambes et une minerve plastique autour du cou. Patrice Claude s’est immolé le 27 avril devant la caisse de retraite du Sud-Est, et vit depuis un mois dans un centre de rééducation à Hyères, spécialisé dans le traitement des grands brûlés. Après avoir été plongé quinze jours dans un coma artificiel pour limiter les douleurs, les médecins l’ont greffé de toutes parts. Aujourd’hui, il marche d’un pas plutôt assuré dans les couloirs, salue les voisins de chambre, discute le bout de gras avec l’infirmier. « Ce que je ne peux pas encore faire, c’est lever vraiment les bras, ou me baisser. Si je me baisse, je tombe. » Difficile de croire que cet homme enjoué, blagueur, a pu, un après-midi d’avril, s’asperger d’alcool et y mettre le feu.
Patrice Claude est photographe, a même créé une compagnie de théâtre pour enfants, dans une autre vie. Il est descendu dans le Sud il y a 20 ans, peu après la naissance de sa fille, Coraline. Intermittent du spectacle, il vivait ces derniers temps du RSA, puis de l’allocation spécifique de solidarité. Opéré des vertèbres cervicales, il touchait également une allocation pour adulte handicapé. En janvier 2016, la retraite approchant, Patrice dépose un dossier à la Carsat (caisse d’assurance retraite) Sud-Est, à Marseille. « Au début, ça s’est très bien passé, j’ai eu un rendez-vous, j’étais plutôt bien reçu. »
Mais la Carsat fait des travaux, relègue l’accueil au fond des bâtiments, au pied de ses bureaux qui occupent l’une des plus hautes tours de la ville. « Mon dossier bloquait. La Carsat me réclamait une pièce de la complémentaire que cette dernière assurait avoir déjà envoyée. Personne n’en démordait. » Retraité officiellement le 1er mai, Patrice commence à s’impatienter devant l’échéance, et retourne plusieurs fois à la permanence d’accueil de la caisse de retraite, pour obtenir des renseignements. On lui réclame par courrier un autre document, relatif à son service militaire – « trois jours dans les années 70 », plaisante Patrice –, qu’il demande sans jamais rien recevoir. Il retourne une dernière fois le 27 avril à l’accueil de la Carsat, interroge une employée. « Elle m’a dit que mon dossier était traité par madame untel, qui était en vacances pendant quinze jours. Ma retraite débutait trois jours après, j’ai pété les plombs. » Il n’obtient pas de voir la hiérarchie mais rencontre une seconde employée, qui lui assure que son dossier sera traité en temps et en heure.
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Patrice rentre chez lui, prépare la chambre qui doit accueillir quelques jours plus tard sa fille Coraline, comédienne à Paris. Passe même à la laverie pour nettoyer les draps de la chambre. Puis envoie un mail à la Carsat, leur demandant « d’arrêter tout ». Y retourne, et s’immole. « Je me suis planté devant, pour ne pas qu’il y ait d’erreur, pour qu’on sache que c’était chez eux. » Deux jeunes gens voient Patrice en flammes, le couvrent de leur veste pour éteindre l’incendie. Les gardiens de la Carsat le prennent ensuite en charge, et l’amènent aux douches du bâtiment en attendant les secours. Les journaux locaux relatent immédiatement l’affaire, et l’information remonte jusqu’à la ministre de la santé Marisol Touraine, qui appellera l’hôpital marseillais pour prendre des nouvelles dès le lendemain. Le 28 avril, dans toute la France, les intermittents se mobilisent, on est en plein mouvement social, l’ambiance est électrique.
Malgré le raffut, la police attend le vendredi, trois jours après l’immolation de Patrice, pour prévenir sa fille. Coraline est dans le métro parisien, elle n’entend pas bien. Le policier répète son message, la jeune femme finit par intégrer l’information et prend le premier train pour Marseille. « Mon père n’était pas déprimé, ni suicidaire. Au contraire, il faisait attention à lui, à ce qu’il mangeait, aimait cuisiner des produits frais. Peut-être que la perspective de mon arrivée, et de ne pas avoir les moyens de m’accueillir correctement, l’a fait paniquer ? » Trois mois plus tard, Patrice explique son geste : « Je suis locataire, je n’ai aucune économie, j’ai l’habitude de vivre comme ça, avec peu de moyens. Je savais que ma retraite serait toute petite, c’était pas grave. Mais là, j’ai eu le sentiment que du jour au lendemain, j’allais me retrouver sans rien, sans aucun revenu. »
À peine arrivée à Marseille, après avoir vu son père « entre la vie et la mort » selon les médecins, Coraline écrit un texte pour raconter ce qui s’est passé. Le texte circule dans les réseaux militants, sur Facebook. Coraline intervient à Nuit debout, à Marseille, et rassemble autour d’elle un petit noyau dur, collectif improvisé fait de syndicalistes, nuitdeboutistes ou simples usagers du service public. Ensemble, ils tentent depuis de sensibiliser la Carsat et les usagers au drame de Patrice, en organisant tractages et manifestations. Assis autour d’un café au centre de rééducation de Hyères, Coraline dit à son père : « Tu as ouvert le bal, je n’ai fait que suivre. »
À la Carsat de Marseille, Anne Dumontel et Élodie Meissel, respectivement directrice et sous-directrice retraite, assurent également que « depuis des semaines, on vit autour de ça ». « C’est suffisamment choquant pour que ça nous interpelle », poursuivent les deux femmes. Elles disent aussi leur « étonnement », plaident que le dossier de Patrice Claude était un « dossier normal », qui n’a pas particulièrement traîné. Le retraité, qui à 62 ans n’avait pas tout ses trimestres, est éligible à l’Aspa, communément appelé « minimum vieillesse ». Sa pension au total avoisine les 800 euros. « Nous sommes 1 500 salariés. Bien sûr qu’une personne en vacances ne met pas en péril un dossier…, fait valoir Anne Dumontel. Pour l’Aspa, c’est vrai que ça prend un peu plus de temps, parce qu’il faut qu’on vérifie auprès de la Caf, de Pôle emploi, pour voir si le dossier est conforme… Mais on lui a dit que son dossier serait prêt au 1er mai, et qu’il serait payé une première fois le 9 juin. » Sa collègue ajoute : « Le passage à la retraite est un moment compliqué pour tout le monde, nous pouvons comprendre qu’il se soit senti impuissant. »
Administrativement, le dossier a été débloqué le 28 avril, le lendemain de l’immolation. « C’est parce que mon père s’est immolé que ça a bougé », assène Coraline. « On notifie en général quelques jours seulement avant la date de retraite, il s’agit d’une coïncidence malheureuse », récuse la Carsat. La caisse de retraite souligne par ailleurs ses « bons résultats » : trois à quatre mois de durée de traitement en moyenne, 96 % des paiements effectués dans les délais, 90 % des retraités « satisfaits des contacts avec la Carsat », selon un audit externe (réalisé pendant un mois sur 300 personnes).
Les témoignages, qui ont afflué par mail ou directement auprès de Coraline Claude après l’immolation de son père, décrivent un tout autre monde. « J'ai déposé mon dossier en novembre, raconte une femme, retraitée depuis le mois d’avril et qui en mai n’avait toujours pas de nouvelles. Je ne connais pas le montant de la retraite que je vais toucher. J’ai dû apporter la preuve d'avoir cessé mon activité salariée au 31 mars. Je ne peux plus prétendre aux Assedic : comment survit-on financièrement ? » Un autre, en mai : « J’ai déposé ma demande de retraite il y a plus de 6 mois et 10 jours… Impossible d'avoir en direct la personne qui traite mon dossier pour savoir ce qui se passe. Je ne sais plus quoi faire pour enfin avoir mon dû ! »
Boris, fils d’un artiste peintre à la retraite, fait de son côté ce récit. « Ça s’est débloqué pour mon père… après l’immolation de Patrice. Son dossier était en attente depuis quatre ans. »...
*Suite de l'article sur
Source : https://www.mediapart.fr