L’interpellation, le 19 mai, de vingt jeunes dans le métro de Rennes et leur mise en cause pour « association de malfaiteurs » découlent des directives données par Bernard Cazeneuve. Le procureur de Rennes a monté de toutes pièces une enquête judiciaire à caractère criminel contre les animateurs du mouvement étudiant.
Tout est donc parti d’un coup de fièvre du ministre de l’intérieur. Le 15 mai, après avoir passé en revue les forces de police de Rennes, Bernard Cazeneuve a dit sa « détermination totale » à ne pas laisser « des poignées d’activistes faire régner le désordre et la loi de la violence ». « Ce qui s’est passé à Rennes (…) avec des tentatives d’intervention de ces activistes ici comme à Nantes et dans d’autres villes n’est pas acceptable », a averti le ministre. « Il y aura d’autres convocations devant les tribunaux, annonce-t-il. Je le dis, ici à Rennes la fermeté sera totale. »
Présent dans l’assistance, Nicolas Jacquet, procureur de la République de Rennes, qui fut dans les années 2003-2004 le conseiller justice du premier ministre Jean-Pierre Raffarin, s’exécute. Pressé de répondre aux demandes de l’exécutif, il improvise, quatre jours plus tard, un « coup de filet » qu’il annonce décisif. Il s'appuie sur un rapport de police vraisemblablement établi par la Direction zonale du renseignement intérieur. Le 19 mai, vingt jeunes de 18 à 31 ans, étudiants pour la plupart, sont arrêtés vers six heures du matin dans le métro rennais alors qu’ils débranchent des composteurs à billets ou les rendent inutilisables avec de la mousse expansive. Nicolas Jacquet, qui les désigne publiquement comme un groupe dédié à « l’action violente », requiert leur incarcération. Les juges ne suivent pas, et les remettent en liberté sous contrôle judiciaire. Mais la plupart sont désormais interdits de manifestation, et de se rencontrer. C’est le cas de deux sœurs, toutes deux étudiantes à Rennes 2.
Leur action « métro gratuit » à Rennes n’a touché que six stations, et s’inscrivait dans le programme de la journée de blocage et d’action contre la loi sur le travail. Elle est aussitôt qualifiée par le procureur « d’association de malfaiteurs en vue de commettre des dégradations et des violences en bande organisée ». La qualification de « bande organisée » fait tomber l’infraction dans le champ criminel : les gardes à vue peuvent durer jusqu’à 96 heures. Le message du parquet est ainsi résumé par une dépêche de l’agence Reuters : « Des casseurs, tentant de saboter le métro, interpellés à Rennes. » Les relais politiques se font entendre peu après. « Ce matin, une action commando a été menée contre le métro par un groupe organisé », commente Emmanuel Couet, président socialiste de Rennes métropole, qui parle d’« activistes violents », « pris sur le fait ». « Je condamne avec la plus grande vigueur ces actes de sabotage, commis au nom d'une volonté de détruire le bien commun, au mépris de toutes et de tous », annonce l’élu.
La conférence de presse du procureur laisse deviner un scénario politique qui dépasse, et de loin, les faits immédiatement reprochés aux interpellés. « Cette action de sabotage du métro était extrêmement bien organisée, coordonnée et programmée », annonce Nicolas Jacquet. « Depuis quelques semaines, la direction départementale de la sécurité publique est parvenue à identifier un groupe d’individus manifestement organisé et structuré, agissant ensemble sur les manifestations et se réunissant périodiquement pour évoquer ou préparer les actions violentes notamment de dégradations. »
Suivant à la lettre le guide du militant, les jeunes gardés à vue restent obstinément silencieux, non sans avoir refusé prélèvements d’ADN et prises d’empreintes. Mais les avocats commis d’office tombent des nues devant les charges. « C’est un dossier tout pourri, résume une avocate. Au départ, il est ouvert contre “x” pour “violences en bande organisée sur personnes dépositaires de l’autorité publique”. Or il n’y a aucune violence dans le dossier. Dans leur communication, les autorités ont pu laisser croire que le métro lui-même avait été saboté, cassé, il n’en est évidemment rien. C’est plus potache qu’autre chose. C’est du pipi de chat ! » Les “saboteurs” avaient un passe pour ouvrir les composteurs, et ils se sont contentés dans certaines stations de « déconnecter des fiches », de placer « le disjoncteur en position basse », ou de « sortir des plaquettes métalliques de leur logement ».
Certains composteurs sont bouchés avec du mastic ou de la mousse expansive, mais les dégâts chiffrés par le Service des transports en commun de l'agglomération rennaise (STAR) s’élèvent au total à 9 500 euros. « Ce n’est pas extrêmement grave, concède un responsable du ministère de l’intérieur. Mais c’est parti d’une volonté du procureur d’ouvrir une information judiciaire contre les casseurs. Le parquet a demandé un rapport de situation aux services de police sur les manifestations et ceux qui les organisent. Et sur cette base, le procureur a ouvert une enquête préliminaire, qu’il a confiée à la PJ. Le dossier était assez vide au départ. »
Mediapart a consulté ce rapport, concocté par les “services spécialisés” de la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) au sujet « d’individus gravitant dans la mouvance de l’ultra gauche ». Remis au parquet de Rennes le 12 mai, il s’intitule « Éléments d’information sur les membres de l’extrême gauche rennaise », et se contente de distinguer deux groupes de militants.
Le « premier groupe d’individus » appartient « à l’extrême gauche syndicale et étudiante », et agit « à visage découvert » selon les policiers. Ils « ne participent jamais aux dégradations, se contentant de diatribes contre les forces de l’ordre et l’État en général ». L’un d’eux, « H. », est ciblé, « qui s’emploie à véhiculer sa haine des policiers ». C’est en réalité l’un des animateurs de la contestation à l’université de Rennes 2, membre d’une organisation de gauche, il n’a d'ailleurs pas été mis en cause par les services de police. En mai, il a fait toutefois l’objet d’arrêtés préfectoraux d’interdiction de séjour dans le centre-ville rennais. « Les membres de cette mouvance se positionnent en amont des cortèges pour leur donner une direction à suivre, poursuivent les policiers. Ils agissent en pilotant les cortèges, suivant les positions des forces de l’ordre. Ils désignent des cibles symboliques aux étudiants. »
« Il n’y a pas une arme, même pas un couteau », ironise un avocat
Le second groupe ciblé par les policiers, qualifié de « groupuscule d’ultra gauche », « est dans une démarche beaucoup plus violente », « aux méthodes paramilitaires » selon la police. Il est animé par « J. », l’un des interpellés du métro. Lui aussi est l’un des porte-parole du mouvement, visible et connu des milieux syndicaux. « Les membres de ce groupe seraient, entre autres, à l’origine de l’utilisation des bombes artisanales lancées contre les forces de police », accusent les policiers, sans qu'aucun élément matériel n'accrédite cette hypothèse. « Ils seraient susceptibles de mettre en œuvre des entraînements aux actions violentes », ajoutent-ils, toujours au conditionnel.
D’après l’observation des cortèges, les policiers déduisent aussi qu’ils ont affaire à « une organisation parfaitement rodée avec des éclaireurs, qui réalise des attaques programmées contre les forces de l’ordre ». Dernier élément communiqué par la police au procureur, et qui lui permet de justifier l’ouverture d’une enquête préliminaire : « Il est à craindre que ce groupe ne participe activement à la manifestation du 14 mai en vue de commettre des dégradations en bande organisée », notent les policiers. Les militants envisagent de manifester : un scoop…
La note ne contient aucun fait précis mais elle cible donc une première liste de cinq ou six militants. « On n’est pas parti de grand-chose, si ce n’est de la volonté du parquet, reconnaît un policier. C’est à partir de ce rapport qu’on a pu démarrer l’enquête. Les gens n’étaient pas accrochés au départ. »
Le calendrier est important. Le 12 mai, jour de l’ouverture de l’enquête préliminaire, la manifestation contre la loi sur le travail se passe sans incidents, la police se fait discrète et le cortège peut même entrer dans l’hyper centre, jusqu’à la mairie, une zone en principe interdite par le préfet. Mais c’est un calme trompeur. Les autorités ont décidé d’expulser la salle de la cité, occupée par le mouvement, dès le lendemain matin, à la demande de la maire socialiste Nathalie Appéré. Le 13 mai à l'aube, la police met fin à l’occupation des lieux avec le soutien logistique du RAID. Mais c’est le lendemain, 14 mai, que le préfet Patrick Dallennes – chargé d’assurer l’intérim après le départ du préfet Patrick Strzoda à la tête du cabinet de Bernard Cazeneuve – craint l’arrivée à Rennes « de personnes préparées et entraînées pour la guérilla urbaine » à l'occasion de la manifestation prévue contre les violences policières. Dans la nuit du 13, une manif sauvage fait son entrée dans l’hyper centre, les forces de police sont curieusement absentes – au repos, semble-t-il –, les vitrines des banques ainsi que celles d’un poste de police partent en miettes.
Lorsque, le 15 mai, Bernard Cazeneuve promet aux casseurs des « convocations devant les tribunaux », le procureur de Rennes espère déjà que son enquête préliminaire sur les animateurs du mouvement va déboucher. Les premières surveillances sont aussitôt engagées : écoutes téléphoniques, filatures, géolocalisation. L’« organisation » d’ultra gauche devrait tomber comme un fruit mûr. Des policiers se mettent en planque dans une camionnette – un sous-marin –, postée aux abords des locaux de Solidaires, 5, rue de Lorraine, où les étudiants disposent de facilités de réunion. Dès le 16 mai, la police est en mesure d'établir des planches photos, où l’on voit les jeunes fumer des cigarettes, se faire la bise, ou simplement humer l’air frais. Pas le moindre indice d’entraînement paramilitaire : des réunions d’étudiants.
La surveillance n'est pas vaine. La police apprend qu’une « réunion secrète a eu lieu » et qu’une action se prépare autour du métro : dix stations seraient visées… Un dispositif d’interpellation est mis sur pied. Plus de soixante-dix fonctionnaires sont mobilisés, ainsi que des renforts venus de Nantes pour quadriller le périmètre. Le flagrant délit est réussi, mais le coup de filet beaucoup moins. Des perquisitions sont conduites partout, y compris chez Solidaires, et l'on n’y trouve désespérément rien : « Il n’y a pas une arme, même pas un couteau », ironise un avocat. Pour démontrer l’existence d’une organisation aux « méthodes paramilitaires », c’est ennuyeux. Mais le procureur félicite la police. « Le procureur était content que l'affaire ait pu déboucher et que le dispositif ait été bon », confie un policier.
À l'issue des 48 heures de garde à vue des jeunes, Nicolas Jacquet requiert le placement en détention provisoire de l’ensemble du groupe, malgré la nature des faits, et l’absence pour la quasi-totalité d’entre eux de casier judiciaire. Les juges d’instruction lui font remettre les pieds sur terre. Ils mettent en examen le groupe pour « association de malfaiteurs en vue de commettre des dégradations », mais écartent la « bande organisée » et les violences. Surtout, les juges remettent en liberté sous contrôle judiciaire dix-huit personnes. Tandis que les deux derniers, animateurs supposés du groupe, sont remis en liberté par le juge des libertés et de la détention, avec un contrôle judiciaire moins strict que les autres.
Pour le parquet, c’est évidemment catastrophique. Il fait donc appel. Jeudi 2 juin, l'avocat général requiert une nouvelle fois l'incarcération des deux jeunes. Il évoque à l'audience un « groupuscule déréglé psychologiquement et idéologiquement » (sic) et des « réunions préparatoires conspirationnistes »… Mais la cour contredit encore le parquet, et maintient un contrôle judiciaire relativement souple, sans même poser d'interdiction de manifester…
« Le dossier a été gonflé pour des raisons politiques », commente une avocate. « Ce sont des jeunes qui ont voulu faire une action citoyenne, commente la mère des deux étudiantes qui ont l’interdiction de se voir. Chacun se défend comme il peut. Quand ce sont des agriculteurs, on trouve ça moins grave. Ce dont j’ai peur, c’est que mes filles, et les autres, prennent pour l’exemple. Ils n’ont rien trouvé chez eux sauf des lunettes de piscine… Et elles auraient très bien pu être incarcérées, parmi les criminels. On arrive à des trucs de fou avec la gauche… Je trouve ça honteux : je n’ai plus confiance dans ce gouvernement. »
Source : https://www.mediapart.fr
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