Le plafonnement de l'impôt sur la fortune voulu par Hollande a des effets deux fois plus favorables pour les milliardaires que le bouclier fiscal de Sarkozy. Des statistiques fiscales révélées par Le Canard en attestent. Un exemple souligne à lui seul les dérives de la fiscalité socialiste : Liliane Bettencourt, l’héritière de L’Oréal, qui aurait dû payer plus de 61 millions d’euros d’ISF en 2015, a vu sa contribution réduite à zéro grâce au plafonnement. Décryptage.
Les Français ont appris à leurs dépens, depuis 2012, que la politique de François Hollande pouvait être violente pour les plus modestes et accommodante pour les plus riches. Les statistiques fiscales confidentielles révélées mercredi 8 juin par Le Canard enchaîné en fournissent une nouvelle démonstration : grâce au système de plafonnement mis au point par le pouvoir socialiste, les milliardaires ont encore profité en 2015 d’allègements de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) considérables, l’ISF de certains des contribuables parmi les plus riches, comme Liliane Bettencourt (L’Oréal) ou Léone Meyer (Galeries Lafayette-BHV), étant même ramené carrément à… zéro ! En somme, François Hollande a plus avantagé les milliardaires que Nicolas Sarkozy, dont le célèbre « bouclier fiscal » avait pourtant été pointé par le Parti socialiste comme le symbole des inégalités du quinquennat précédent.
Les chiffres confidentiels révélés par l’hebdomadaire satirique sont issus de la Direction générale des finances publiques (DGFIP) et portent sur l’ISF payé en 2015. Ils font apparaître les effets du plafonnement de l’ISF, mis au point par le gouvernement socialiste au lendemain de l’alternance – et dont les modalités ont changé au fil du quinquennat après une censure du Conseil constitutionnel.
Concrètement, le système est le suivant, comme l’explique le site Service public aux contribuables concernés : « En 2016, l'ISF est plafonné en fonction du montant cumulé de vos impôts. L'impôt sur les revenus de 2015 (prélèvements sociaux et contribution exceptionnelle sur les hauts revenus inclus) ajouté à l'ISF 2016 ne doit pas dépasser 75 % des revenus perçus en 2015. En cas de dépassement, la différence vient en déduction du montant de l'ISF. L'excédent en revanche n'est jamais restitué. » Le mécanisme diffère donc de celui du « bouclier fiscal » en vigueur sous Nicolas Sarkozy (et même à la fin du quinquennat de Jacques Chirac), qui donnait lieu un an après à des restitutions en cas de trop-perçu en fonction du plafond. Dans un communiqué (que l'on peut consulter sous l'onglet “Prolonger” associé à cet article) publié peu après la publication de ces chiffres, le ministre des finances, Michel Sapin, et le secrétaire d'État au budget, Christian Eckert, se sont indignés qu'une liste nominative de contribuables soit rendue publique et ont annoncé que le directeur général des finances publiques avait porté plainte contre X auprès du procureur de la République. En revanche, ils ne se sont pas exprimés sur les enseignements que l'on pouvait tirer de ces chiffres.
Le Canard publie donc un tableau de la DGFIP qui recense les effets du plafond de 75 % pour les contribuables les plus riches, en masquant les noms des contribuables qui ne sont pas des personnalités publiques, et en faisant apparaître trois colonnes : le montant en million d’euros de l’ISF qui aurait été dû sans le plafonnement ; la réduction d’impôt générée par le plafonnement ; l’ISF effectivement versé en 2015.
Voici ce tableau, tel que le révèle Le Canard enchaîné :
L'ISF réduit de 90 % pour 50 milliardaires
Le résultat est stupéfiant : les plus riches sont aussi ceux qui paient le moins d’ISF. En clair, le fameux impôt sur la fortune, qui a longtemps été le symbole de la gauche, est une passoire, et n’a que très peu d’effet sur les milliardaires.
De cette réalité, le tableau donne quatre illustrations qui confinent à la caricature, celles de quatre grandes fortunes qui échappent totalement à l’ISF. Il s’agit d’abord de Liliane Bettencourt, l’héritière de l’empire L’Oréal (deuxième fortune française selon le classement de Challenges), qui aurait dû payer plus de 61 millions d’euros d’ISF en 2015, mais dont l’ISF a été réduit à zéro grâce au plafonnement. Ce cas révèle à lui seul toutes les dérives de la fiscalité socialiste. Grâce à l’exonération dont profitent les biens professionnels, la fortune de Liliane Bettencourt, évaluée à 30 milliards d’euros, sort à près de 85 % du champ de l’ISF. Et pour la maigre partie qui reste taxable, le plafonnement fait le reste. Il suffit juste que, grâce à une armada de conseillers fiscaux, la riche contribuable ait l’habileté de minorer le plus possible ses revenus imposables, en les logeant, comme le dit Le Canard, dans des placements ad hoc (assurance-vie, dividendes…) ou en jouant de toutes les exonérations possibles (œuvres d’art, investissement DOM-TOM). De la sorte, le plafond peut jouer sur des revenus abaissés de manière artificielle, et avoir un effet massif. CQFD : pour les cadres qui ont acheté un appartement dans un centre-ville, l’ISF joue à plein, mais pour les plus riches des milliardaires, l’ISF n’existe plus !
L’ISF a aussi été réduit à zéro pour Léone Meyer (Galeries Lafayette-BHV) alors que, sans plafonnement, elle aurait dû payer plus de 11 millions d’euros d’ISF. Comme Liliane Bettencourt, elle doit beaucoup au talent de ses conseillers fiscaux qui parviennent à faire correspondre presque à l’euro près le montant de l’ISF dû par leurs clients au montant du plafonnement. Du travail d’orfèvre, qui exige de savoir jouer de toutes les astuces de la défiscalisation.
Les deux autres contribuables qui parviennent à la même prouesse sont Hélène Leclerc, veuve d’Édouard Leclerc, et Ginette Dalloz (éditions juridiques Dalloz), dont l’ISF a été réduit à zéro grâce au plafonnement alors que, sans lui, elles auraient respectivement dû payer plus d’1,5 million et plus d’1,4 million d’euros.
La plupart des autres milliardaires ne réalisent pas le tour de force d’échapper à l’ISF, mais profitent d’importants abattements. Il suffit de scruter le tableau pour prendre connaissance des largesses que le pouvoir socialiste a consenties : grâce au plafond, Bernard Arnault (première fortune française) a profité d’une réduction d’ISF de plus de 5,8 millions d’euros. Là encore, le cas du patron de LVMH révèle la perversité du système. Car même s'il n'y avait pas eu de plafonnement, il n'aurait dû payer que 8 millions d'euros d'ISF. Ce qui est un petit pourboire, à comparer à l'immensité de son patrimoine, qui est évalué à… 35 milliards d'euros. Jean-Claude Decaux (récemment décédé) a profité, lui, de 4,3 millions d’euros de réduction d'ISF ; Hélène Darty de plus de 2,2 millions d’euros ; Brigitte Mulliez (Auchan) de plus d’1,6 million d’euros, etc.
À eux tous, ces 50 contribuables auraient dû payer près de 220 millions d’euros, mais le plafond a minoré cette somme de plus de 90 %. Résultat : ils n’ont payé que 21 millions d’euros.
S’il est probable qu'ils attisent la grogne sociale, ces excès ne constituent toutefois pas une surprise. Depuis 2012, Mediapart a en effet chroniqué à plusieurs reprises les injustices suscitées par ce système de plafonnement. En 2013, nous avions ainsi donné les premières évaluations des cadeaux faits par le pouvoir socialiste aux redevables de l’ISF (lire ISF: le Conseil constitutionnel censure le bouclier fiscal). Nous soulignions que, dans le cadre de la loi de finances pour 2013, le gouvernement avait instauré ce mécanisme de plafonnement permettant de limiter à 75 % des revenus l’ensemble des impôts payés, ISF compris. Du même coup, 7 630 contribuables assujettis à l’ISF avaient bénéficié en 2013 de ce plafonnement, ce qui avait diminué le montant de leur impôt de 730 millions d’euros.
Par un courrier en date du 24 septembre 2013, Gilles Carrez avait en effet demandé à l’époque aux ministres des finances et du budget de lui transmettre des données sur les effets du nouveau plafonnement à 75 % instauré pour 2013, et qui avait donc pris effet pour l’ISF payable cette même année, au plus tard le 15 juin dernier. Les deux ministres avaient visiblement traîné des pieds, puisqu’ils n’ont transmis une réponse que le 3 décembre 2013. À la lecture du document, on avait compris le peu d’empressement de Bercy, tant les chiffres étaient déjà embarrassants pour le gouvernement.
Voici les documents transmis par les deux ministres à Gilles Carrez :
De 2008 à 2015, le cadeau a doublé pour Liliane Bettencourt
Dans ce courrier, on découvrait un premier tableau qui retenait l’attention :
Ce tableau faisait apparaître que, sur les quelque 300 000 contribuables assujettis à l’ISF (pour un rendement de près de 5 milliards d’euros), les 2 674 contribuables disposant d’un patrimoine net taxable supérieur à 10 millions d’euros se sont partagé l’essentiel du magot, soit 640 millions. La minoration induite par le plafonnement atteignant, en moyenne, 237 663 euros.
Sous Nicolas Sarkozy, le dispositif n'était pas exactement le même. Les contribuables payaient leur ISF et, ensuite, l’administration fiscale leur restituait le trop-perçu, si la somme de tous les impôts payés par le contribuable dépassait 50 % de ses revenus. Au bout du compte, le système inventé par les socialistes est encore plus pervers. Lors du quinquennat précédent, il revenait à l’administration fiscale de faire le calcul du trop-perçu, tandis qu’à partir de 2013, les contribuables, lors du paiement de l’ISF, sont invités à arrêter eux-mêmes le cadeau qu’ils se font.
En outre, avant 2012, les effets du bouclier fiscal étaient… moins spectaculaires. Pour l’année 2010, le journal Le Monde avait par exemple révélé que 14 443 contribuables avaient profité du bouclier, pour un montant total de 591 millions d’euros. Le nombre de contribuables avait donc été supérieur à celui de l’année 2013, mais le cadeau fait par Nicolas Sarkozy avait été nettement inférieur à celui décidé par François Hollande. Mais, d’un quinquennat à l’autre, la clientèle la plus chouchoutée reste la même : il s’agit des quelque 1 000 contribuables les plus riches se partageant 352 millions d’euros de restitution d’impôt.
Gilles Carrez faisait remarquer à bon droit, en 2013, que le dispositif si critiqué de Nicolas Sarkozy avait au moins le mérite d’être plus transparent que celui inventé par les socialistes – sur le modèle de ce que Pierre Bérégovoy avait institué à la fin du second septennat de François Mitterrand. Au cours du quinquennat de Nicolas Sarkozy, les services de Bercy étaient en effet dans l’obligation de rendre public le montant des restitutions, ce qui n’est plus le cas depuis 2012. Et l’on parvenait ainsi parfois, avec un peu de pugnacité, à connaître le montant du chèque que le Trésor public faisait à certains contribuables. Mediapart avait ainsi révélé que, pour 2008, Liliane Bettencourt avait perçu 30 millions d’euros (lire Liliane Bettencourt: cherchez l’impôt!). Mais pour 2013, quel a été le gain offert par le gouvernement à la même milliardaire ? Mystère… Il a fallu attendre les révélations du Canard pour découvrir que la minoration d’ISF de Liliane Bettencourt est passée de 30 millions d’euros en 2008 à plus de 61 millions en 2015.
Ce cadeau apparaît d’autant plus spectaculaire qu’il n’est pas le seul et surtout qu’il est en contradiction totale avec les engagements pris par François Hollande. Pendant la campagne présidentielle, le candidat socialiste mène en effet la charge contre le « président des riches » et promet qu’il supprimera le bouclier fiscal et rétablira un ISF vidé de sa substance. La promesse est consignée dans la plate-forme du candidat (elle est ici) – c’est sa proposition no 17 : « Je reviendrai sur les allègements de l’impôt sur la fortune institués en 2011 par la droite, en relevant les taux d’imposition des plus gros patrimoines. »
Mais François Hollande n’a pas, par la suite, honoré son engagement. S’il a rétabli des taux d’imposition progressifs pour l’ISF, il a porté le taux marginal à seulement 1,5 %, pour les patrimoines supérieurs à 10 millions d’euros. En outre, sans que personne ne le remarque et sans que cela ne fasse débat, François Hollande n’a en réalité pas totalement tenu cette promesse-là non plus, car au tout début du quinquennat de Nicolas Sarkozy, le taux marginal de l’ISF était non pas de 1,5 % mais de 1,8 %.
Le chef de l'État a une autre reculade à son actif. Pendant son quinquennat, Nicolas Sarkozy avait en effet décidé que la première tranche d’imposition à l’ISF commencerait à partir de 800 000 euros de patrimoine comme par le passé, mais à la condition – et c’était cela la nouveauté – que le contribuable dispose d’un patrimoine d’au moins 1,3 million d’euros. En clair, le barème de l’impôt était resté inchangé, mais le seuil de déclenchement de l’impôt avait été relevé de 800 000 euros de patrimoine à 1,3 million d’euros.
Or, cette mesure visant à rendre possible le contournement de l’ISF a été maintenue par François Hollande. Et précisément, le seuil de déclenchement de l’ISF a été maintenu à 1,3 million d’euros, et non pas rabaissé à 800 000 euros, comme on aurait pu le penser au vu de la promesse du candidat.
Pour finir, le Conseil constitutionnel est passé par là : fin 2013, il a censuré certaines dispositions de la réforme de l’ISF, interdisant notamment que dans le calcul du plafond de 75 % soient pris en compte non seulement les revenus réels des contribuables mais aussi ce qu’il est convenu d’appeler les revenus latents (assurance-vie, par exemple). Cette décision a eu pour effet mécanique de gonfler fortement l’impact du plafond pour les grandes fortunes. C'est ce qui explique que les minorations d'ISF constatées pour 2015 soient beaucoup plus élevées que pour 2013.
De la part du président de la République, ce stupéfiant conservatisme fiscal n’est pas si surprenant. Déjà, avant même l'élection présidentielle, lors d’un face-à-face enregistré en vidéo par Mediapart le 28 janvier 2011 avec l’économiste Thomas Piketty (lire Hollande – Piketty: confrontation sur la révolution fiscale), François Hollande avait fait montre de prudence sur l’ISF.
Hollande - Piketty et la révolution fiscale 2-2 par Mediapart
De la prudence, il est passé, une fois élu, à la contre-révolution fiscale.
La morale de l’histoire est la suivante. Longtemps, l’ISF a été un symbole pour les socialistes : la preuve qu’ils voulaient toujours, envers et contre tout, conduire une politique de gauche, même si le fond de l’air devenait de plus en plus néolibéral. Aujourd’hui, le symbole de l’ISF fonctionne toujours, mais il s’est totalement inversé : l’impôt vient révéler les cadeaux et passe-droits qui profitent aux plus riches, encore plus insensés que sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.
Boîte noire :
Comme nous l'annonçons au fil de cet article, le ministre des finances, Michel Sapin, et le secrétaire d'État au budget, Christian Eckert, se sont indignés par un communiqué (reproduit en version intégrale sous l'onglet Prolonger associé à cet article), ce mercredi midi, de la publication par Le Canard enchaîné d'une liste nominative des 50 plus riches contribuables assujettis à l'ISF établissant les effets en leur faveur du système de plafonnement. Et ils ont annoncé que le directeur général des finances publiques avait porté plainte contre X auprès du procureur de la République.
Mediapart estime pourtant que le droit de savoir des citoyens lui fait obligation de publier la liste révélée par nos confrères du Canard, et d'en faire le décryptage pour ses abonnés. Car ces chiffres établissent clairement qu'une infime minorité de contribuables profite d'un traitement de faveur accentué, en violation du principe d’égalité des citoyens devant l'impôt, garanti par l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme. Il s’agit donc, à l’évidence, d’une information d’intérêt public, à laquelle les citoyens doivent légitimement pouvoir avoir accès.
Le caractère d’intérêt public de cette information est d’autant plus évident à nos yeux que Le Canard enchaîné a pris le soin – ce que nous aurions fait nous-mêmes dans le même cas de figure – de masquer l’identité des contribuables qui ne sont pas des personnalités publiques.
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Source : https://www.mediapart.fr
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