Manœuvres dans la presse avant la présidentielle : la directrice adjointe de la rédaction de L'Obs, Aude Lancelin, fait l'objet d'un licenciement manifestement politique. Le propriétaire de Marianne promeut, lui, un nouveau directeur, Renaud Dély.
Loin d’être une coïncidence, sans doute est-ce le signe de grandes manœuvres souterraines à l’approche de l’élection présidentielle : au même moment, deux des magazines les plus influents en France, L’Obs d’un côté, Marianne de l’autre, connaissent des jours de tourmente ou de bouleversements. Dans le premier cas c’est le licenciement, manifestement pour des raisons politiques, de la directrice adjointe de la rédaction Aude Lancelin, qui indigne la quasi-totalité de l’équipe. Et dans le second cas, le parachutage d’un nouveau directeur de la rédaction, Renaud Dély, laisse présager une reprise en main éditoriale, même si l'intéressé le conteste.
C’est à L’Obs que les turbulences ont pris ces derniers jours la tournure la plus spectaculaire et la plus violente. Sans que rien ne le laisse vraiment présager, l’hebdomadaire, qui était autrefois la propriété de Claude Perdriel et qui est tombé en 2014 dans l’escarcelle du trio Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé, déjà propriétaire du groupe Le Monde depuis 2010, est entré dans une crise grave.

Tout commence, selon le récit que Mediapart a établi grâce aux témoignages de nombreux journalistes, le lundi 9 mai. Ce jour-là, le directeur de la rédaction, Matthieu Croissandeau, installé à ce poste par les nouveaux propriétaires, convoque l’un après l’autre ses deux adjoints, Aude Lancelin et Pascal Riché.
Le statut de la réunion est ambigu : il ne s’agit pas, à proprement parler, d’en entretien préalable à un licenciement et aucune sanction n’est encore évoquée, mais la directrice générale de L’Obs, Jacqueline Volle, y assiste. Aux directeurs adjoints, le patron de L’Obs fait des reproches imprécis mais sur un ton pesant et lourd, leur disant qu’il y a entre eux et lui des dysfonctionnements et qu’il va devoir réorganiser la direction.
À Aude Lancelin, il émet en particulier des reproches de nature “managériale”, lui faisant grief de ne pas l’avoir assez soutenu face à la rédaction, notamment lorsqu’il a décidé de suspendre la parution en kiosque du supplément TéléObs, pour ne plus le diffuser qu’aux abonnés. Des reproches passablement obscurs, car à l’époque de la décision sur le supplément, Aude Lancelin ne s’était pas opposée à la décision.
La rumeur commence donc à circuler dans la rédaction qu’il se trame quelque chose de mystérieux dans les sommets de la rédaction ou que Matthieu Croissandeau ne fait qu’obtempérer à des instructions données par les actionnaires. Mais pour quelles raisons ?
Le lendemain, mardi 10 mai, les choses s’accélèrent. Factotum de Louis Dreyfus, le directeur général du groupe, Jacqueline Volle fait savoir à Aude Lancelin qu’elle veut la voir en fin d’après-midi pour lui remettre une lettre de convocation à un entretien préalable. Pascal Riché apprend lui qu’il est suspendu de ses fonctions de directeur adjoint en charge du numérique, dans l’attente d’une nouvelle affectation. Toute la rédaction comprend alors que la journaliste ciblée par Matthieu Croissandeau est Aude Lancelin, et que dans la confrontation qui se prépare, « Pascal Riché a pris une balle perdue ». En clair, la mise en cause des deux journalistes permet d’arguer de problèmes managériaux alors que le vrai motif est autre, mais ne peut pas être affiché publiquement : si Aude Lancelin doit être licenciée, c’est pour une raison politique…
Le mercredi 11 mai, c’est ce qui commence d'ailleurs à transparaître. À l’occasion d’un conseil de surveillance de L’Obs, Claude Perdriel, qui y siège encore puisqu’il détient toujours près de 30 % du capital, dit publiquement sa colère contre la journaliste. Violant tous les principes de la presse indépendante qui fait obligation aux actionnaires de ne jamais se mêler des questions éditoriales, il admet que Aude Lancelin « a beaucoup de talent », mais il affirme qu’elle est « en faute » car elle ne respecte pas la charte du journal et sa ligne éditoriale « social-démocrate », puisqu’elle publie dans les pages “Débats” des points de vue qui sont en fait des « articles antidémocratiques ». Des propos que dénonce peu après avec ardeur la journaliste Elsa Vigoureux, qui siège au conseil en sa qualité de présidente de la Société des rédacteurs.
Xavier Niel se garde, lui, de marcher sur ces brisées. Il se borne à dire que le journal ne marche pas et que si c’est le cas, c’est pour des raisons éditoriales. Il renouvelle donc sa confiance à Matthieu Croissandeau et affirme que les actionnaires lui ont donné les pleins pouvoirs pour organiser le rebond.
Il n’empêche ! Dans les heures qui suivent le conseil de surveillance, toute la rédaction comprend que c’est Claude Perdriel qui, détestant viscéralement à gauche toute voix qui n’est pas furieusement néolibérale, a lâché le fin mot de l’affaire : à son goût, dans les pages “Débats” de l’Obs, il y a trop de points de vue de la première gauche, ou de la gauche radicale ; trop de place donnée à des intellectuels comme Jacques Rancière ou Emmanuel Todd.
Le lendemain, le jeudi 12 mai, la rédaction de L’Obs, qui n’est ordinairement pas frondeuse, manifeste pourtant son indignation. Une motion de défiance à l’encontre de Matthieu Croissandeau – la première dans l’histoire du journal – est soumise à la rédaction. Et le résultat est sans ambiguïté : 80 % des votants manifestent leur défiance à l’encontre du directeur de la rédaction ; pour l'hebdo, c'est un séisme.
Croissandeau seul face à toute la rédaction
Certains journalistes pensent alors que le directeur de la rédaction et les actionnaires vont céder du terrain, face à une réaction aussi unanime de l’équipe. Espoirs vains ! Malgré le camouflet qu'il a subi, Matthieu Croissandeau, qui répète à l’envi n’avoir reçu aucune instruction des actionnaires et agir de sa propre initiative, ne veut rien entendre. Le vendredi 20 mai, Aude Lancelin est donc reçue par Jacqueline Volle pour un entretien préalable à son licenciement. Ce qui renforce l'indignation de la rédaction.
Le même jour, la Société des rédacteurs de L’Obs fait paraître un point de vue qui dit sa sidération. Cela commence par ces mots solennels : « Forts et fiers de notre histoire, nous résistons. » Et cela se poursuit par ces mots : « Engager une procédure de licenciement contre un journaliste de cette manière et dans de telles circonstances est contraire aux principes que l’Obs défend. Cette situation laisse peser le soupçon grave et inacceptable d’une intervention politique. À un an d’une élection présidentielle, alors que la presse souffre de difficultés économiques qui la fragilisent toujours davantage, une telle atteinte à la liberté d’opinion et d’informer serait extrêmement inquiétante. Nous, journalistes de l’Obs, demandons à la direction du journal et du groupe Le Monde libre d’interrompre cette procédure de licenciement, de nous donner la garantie de notre indépendance, et les moyens d’une stratégie. Il ne saurait être question pour nous d’aborder une campagne électorale dans un tel climat de suspicion. »
Ce même 20 mai, l’intersyndicale de L’Obs dit aussi son indignation : « Nous avons demandé l’arrêt de la procédure en cours. Les raisons managériales invoquées par Matthieu Croissandeau pour justifier un ”éventuel” licenciement lors de la conférence de rédaction du 18 mai sont inacceptables. Si licenciement il devait y avoir, il serait particulièrement choquant au moment où ont filtré dans la presse et au conseil de surveillance de L’Obs des raisons politiques à l’éviction de cette journaliste. »
Peine perdue ! Alors qu’au sein de la rédaction, certains pensent qu’il existe peut-être encore une marge de négociation et que les trois actionnaires Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé ne vont pas prendre le risque d’affronter une équipe aussi soudée, aucun geste de conciliation n’intervient.
Ce lundi 23 mai, c’est donc plus que jamais l’impasse. À l’unanimité (moins une petite poignée d’abstentions mais aucun vote contre), les salariés de L’Obs décident le matin, à l’occasion d’une assemblée générale, de faire un débrayage de 15 heures à 16 heures l’après-midi même, « avec rassemblement sur la place de la Bourse pour protester contre le licenciement d’Aude Lancelin et le traitement réservé aux salariés de l’Obs, de Rue 89 et de O, amenés à changer de postes ou à quitter l’entreprise (ruptures conventionnelles en lieu et place de licenciements économiques, promesses de reclassement dans le groupe non tenues, souffrance au travail) ». « Les salariés considèrent inacceptables ces méthodes qui vont à l’encontre des valeurs fondamentales de ce journal. L’Intersyndicale, les représentants du personnel et la SDR demandent à être reçus par la direction pour discuter de l’ensemble de ces sujets, en présence de Matthieu Croissandeau à 15 h », affirme un texte publié par l’Intersyndicale et les représentants du personnel, avec le soutien de la Société des rédacteurs.

Comment l’épreuve de force va-t-elle donc se dénouer ? En fait, l’histoire est passablement mystérieuse. Car nul ne comprend véritablement ce qui a pu conduire à un conflit aussi soudain et aussi obscur. On en est donc réduit à recenser les hypothèses.
D’abord, François Hollande s’inquiète indéniablement – nous en avons recueilli plusieurs témoignages concordants – des traitements que lui réservent depuis plusieurs mois des journaux “amis” ou avec lesquels il pensait entretenir au moins des relations dénuées d’hostilité. Sans doute est-ce un signe du climat de panique qui prévaut dans les sommets du pouvoir en cette fin crépusculaire du quinquennat socialiste : à des visiteurs, le chef de l’État a dit à plusieurs reprises ces derniers temps l’agacement que lui procurait la lecture du Monde, de Libération et surtout de L’Obs, qui a longtemps fait office de Journal officiel pour les hiérarques du parti socialiste.
Au sein de la rédaction de L’Obs, les bruits les plus divers circulent à ce sujet – ou les bruits les plus fous – et dans tous les cas difficilement vérifiables. Certains croient même que depuis l’irruption de Nuit debout, sur fond de contestation de la loi sur le travail, la nervosité de François Hollande s’est encore renforcée et qu’il a informé l’un de ses visiteurs de la découverte qu’il venait de faire, à savoir que la responsable des pages “Débats” et “Culture” de L’Obs, Aude Lancelin, aurait pour compagnon l’une des figures du mouvement de la place de la République, en la personne de l’économiste Frédéric Lordon.
François Hollande s’est-il ouvert de son inquiétude auprès de Xavier Niel ? Il est évidemment impossible de le savoir. La seule chose qui soit certaine, c’est que la dernière rencontre entre les deux hommes remonte au mois de janvier, c'est-à-dire avant l'accélération de la crise sociale, sans que l’on ne sache ce qu’ils se sont dit pendant le rendez-vous.
Une rencontre Hollande-Chaisemartin
Dans les facteurs multiples qui peuvent expliquer cette crise, il y a donc aussi la croisade engagée depuis quelques semaines par l’ancien propriétaire du journal, Claude Perdriel, qui ne décolère pas de constater que les pages “Débats” de L’Obs ne sont plus monopolisées par les représentants de l’aile la plus libérale du parti socialiste – celle qu’incarne aujourd’hui Emmanuel Macron. L’opinion de Claude Perdriel, qui a fait sa fortune grâce aux sanibroyeurs SFA, est assez bien résumée par l’un de ses “porte-flingues”, le chroniqueur de Challenges Bruno Roger-Petit, qui sonne cette semaine le tocsin sur le même registre : « Hollande, victime d’un complot des gauches de la gauche ? » Alors, si complot il y a, n’est-il pas temps de faire le ménage, jusqu’à L’Obs ?
Or, si Xavier Niel a toujours la prudence de dire publiquement qu’il ne se mêle pas des questions éditoriales et que son seul souci est de redresser L’Obs, sans doute faut-il prendre en compte le fait qu’il entretient des relations beaucoup plus proches qu’on ne le pense avec Claude Perdriel. Plus habile que son ami, le patron de Free ne dira donc pas publiquement qu’il voit en Aude Lancelin une « militante » ; mais en son for intérieur, c’est sûrement ce qu’il pense. De même qu’il n’est sûrement pas homme à accepter les mises au placard, préférant un licenciement pur et simple.
On ne peut donc pas suspecter le patron de Free de répondre aux sollicitations de l'Élysée : sa fortune est tellement considérable qu'il n'est plus homme à répondre à ce genre d'invitation. En revanche, Xavier Niel est sûrement très sensible à l'opinion des milieux d'affaires et des grands patrons qu'il côtoie. Et il n'a dû guère apprécier que certains lui fassent observer, comme on nous l'a rapporté, que L'Obs donne parfois la parole à des intellectuels qui, pour les cercles de la finance, passent pour de dangereux révolutionnaires…
Le propos public que tient Xavier Niel sur son rôle à L’Obs n’est certes pas que de forme. Car l’hebdo se porte effectivement très mal. Selon les meilleures sources, ses ventes en kiosque se sont effondrées à un niveau absolument sans précédent, ne dépassant parfois pas les 20 000 exemplaires vendus en kiosque. Mais la crispation autour d’Aude Lancelin n’a rien à voir avec la situation économique du magazine. C’est exclusivement la sensibilité qu’elle incarne, et l'ascendant qu'elle peut avoir sur une partie de l'équipe, qui sont à l’origine de tout ce tohu-bohu.
Incidemment, l'affaire Lancelin dévoile aussi le double jeu fréquent du banquier d'affaires Matthieu Pigasse – absent lors du dernier conseil de surveillance – qui, dans les dîners en ville, aime beaucoup prendre une posture très à gauche, ou signer des tribunes avec Arnaud Montebourg, mais qui dans la vie des affaires défend les mœurs du CAC 40.
Bref, il y a sûrement plusieurs facteurs qui se combinent pour expliquer les turbulences à L’Obs. Mais tous mènent à la même conclusion : c’est bel et bien un licenciement politique qui est engagé, ce qui est gravissime. Et la rédaction de l’hebdomadaire en a bien pris la mesure…
L’affaire prend d’autant plus de relief qu’elle n’est pas la seule : visiblement, l’Élysée suit également de très près les évolutions de Marianne. Mais dans ce cas, sans doute les changements en cours ont-ils une double clef d’explication : économique et politique. Depuis qu’il a pris le contrôle de l’hebdomadaire, Yves de Chaisemartin, l’ancien homme fort du groupe Hersant, n’a cessé de tirer des sonnettes pour essayer de sortir le magazine de l’ornière et de trouver des financements complémentaires.
Mais ces derniers mois, selon nos informations, c’est vers l’Élysée qu’il s’est aussi tourné, pour tenter d’obtenir des aides à la presse complémentaires. Une rencontre dans le courant du mois de décembre a même eu lieu entre Yves de Chaisemartin et François Hollande pour évoquer le sujet. D’après de bonnes sources, le chef de l’État aurait d’abord enregistré la demande de son visiteur sans y donner suite. Mais ultérieurement, le propriétaire de Marianne aurait obtenu des assurances.
Dans le “deal” implicite, y aurait-il donc eu une contrepartie, avec le remplacement de Joseph Macé-Scaron, l’actuel directeur de la rédaction, par Renaud Dély ? Le fait est que les deux journalistes n’incarnent pas du tout la même sensibilité. Au cours des derniers mois, sous la houlette du premier, le magazine a pris des résonances qui pendant longtemps n’étaient pas les siennes. Alors qu’en d’autres temps, le magazine avait un souci de ménager tous les camps, en faisant suivre une charge contre la gauche par une autre contre la droite, tout en ayant une coloration assez fortement pro-européenne sous l’impulsion de Jean-François Kahn, il a changé progressivement de musique. Très anti-européen, très critique contre la gauche, il fait souvent entendre des accents qui s’apparentent au souverainisme de gauche.
Or, si les choses ici vont se passer en douceur – Joseph Macé-Scaron devrait garder son éditorial –, Renaud Dély, qui n’a pas encore quitté L’Obs, incarne une tout autre orientation – beaucoup plus “hollando-compatible”. Dans les tractations en coulisses qui ont précédé cette révolution de palais, c'est Jean-François Kahn qui a susurré à l'oreille d'Yves de Chaisemartin l'idée de faire venir le journaliste de L'Obs.
Renaud Dély dit tout ignorer des rencontres qu’Yves de Chaisemartin aurait pu avoir avec François Hollande, mais il assure que cette interprétation n’est pas la bonne. Il affirme qu’il n’a nullement « l’intention de changer la ligne éditoriale actuelle de Marianne au profit d’une ligne social-démocrate », et qu’il « n’a reçu aucune instruction en ce sens ». Il fait valoir que « ce serait d’ailleurs suicidaire », car la ligne éditoriale actuelle de Marianne est « beaucoup plus en phase » avec l’attente des lecteurs et du pays. On peut sûrement donner crédit à Renaud Dély de ce qu’il dit : Yves de Chaisemartin ne lui a sans doute pas fait ses confidences. Mais à travers le choix d’un nouveau directeur, on devine tout de même le choix d’une nouvelle orientation.
Triste époque, en tout cas… Dans un univers où la presse est devenue le jouet de puissances financières considérables, on en est, semaine après semaine, à scruter les remises au pas ou changements de pied qu’elles peuvent inspirer…
Source : https://www.mediapart.fr
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