Les prix et diplômes de citoyen de l’année, les chaleureux « mercis » que leur adressent les passants dans la rue les réconfortent bien sûr, mais ces vivats atténuent si peu le cauchemar qu’est souvent devenue leur vie. Les lanceurs d’alerte sont unanimes : il y a un avant et un après ce jour où ils ont décidé de dénoncer les dysfonctionnements dont ils ont été témoins.
Le jeune père de famille Antoine Deltour, ancien auditeur de PwC, dont le procès a débuté le 26 avril et reprend mardi 3 mai, risque jusqu’à dix ans de prison et plus d’un million d’euros d’amende pour avoir révélé des accords fiscaux passés entre les multinationales et le Luxembourg.
Sept lanceurs d’alerte ont accepté de livrer au Monde le détail de leur vie d’après. Pas une histoire ne se ressemble mais chaque fois, les lendemains furent vertigineux. L’avenir professionnel s’est assombri, la vie de famille en a pris un coup, les rendez-vous avec la justice ont remplacé les vacances. Et pourtant, si c’était à refaire, la quasi totalité de ces hommes et de ces femmes recommencerait. Un seul a confié regretter son geste.
« Vous croyez que c’est facile d’être traité de menteur ? »
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Résumé : En juin 2007, Nicolas Forissier rapporte l’existence d’une comptabilité parallèle au sein de la banque UBS et un système présumé d’évasion fiscale. Depuis, la banque suisse UBS AG a été mise en examen pour « blanchiment aggravé de fraude fiscale » et « démarchage illicite ». L’affaire a permis la régularisation de plus de 4 000 comptes pour un montant global d’au moins 3 milliards d’euros. Nicolas Forissier a retrouvé du travail mais paie 6 000 à 7 000 euros par trimestre de frais d’avocats
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Pour approfondir :
« Je savais qu’ils allaient avoir ma peau, mais j’exerçais une profession réglementée qui ne m’autorisait pas à être le complice d’une activité illicite. Si j’avais fermé les yeux, je pourrais être poursuivi et interdit d’exercer. Qu’est-ce que je serais devenu avec ma femme qui ne travaille pas et mes trois enfants ? Je rédige mon rapport en juin 2007. En 2008, j’émets deux procédures de whistleblowing [alertes éthiques]. Un an plus tard, on me licencie pour mensonge.
J’ai vécu un enfer entre 2007 et 2009. En interne, on me supprime des postes, je suis exclu de tous les comités de direction. J’ai aussi retrouvé un rat crevé sur la climatisation de ma voiture, des mots sur mon pare-brise : “Si tu continues, si tu vas trop loin, on sait où tes enfants vont à l’école.” Mon appartement a été visité. Dans la rue, des gens m’observaient en regardant leur montre. Je devais tenir. Je me répétais que j’avais obéi aux lois de mon pays.
C’est psychologiquement usant. La banque utilise tous les recours dont elle peut bénéficier. Les procédures judiciaires sont longues. En 2012, j’ai gagné 300 000 euros aux prud’hommes, mais UBS a fait appel. Je suis aussi mis en examen pour diffamation. Le procès doit se tenir en janvier 2017, alors que je n’ai rien fait ! Sans arrêt, nous subissons des sarcasmes de la banque dans la presse. Vous croyez que c’est facile d’être traité de menteur ? Heureusement, dans la rue, des gens m’arrêtent : “Merci monsieur pour le combat que vous menez”, “Merci de défendre les Français les plus simples”.
Financièrement, c’est lourd, aussi. J’ai retrouvé du travail dans une société de gestions d’actifs. Mon salaire est confortable, mais tout passe en frais d’avocats. Comptez 6 000 à 7 000 euros par trimestre. Si les procédures continuent, si je n’ai plus d’emploi, comment je fais ? Comment je rembourse ? Et qui va vouloir m’embaucher ? Je suis celui qui a parlé.
Aujourd’hui, je me bats pour obtenir un dédommagement de Bercy pour le préjudice subi. Je travaillais dans une grande banque, j’aspirais à une carrière à l’international, j’aurais eu une fonction de haut niveau au siège, je me retrouve dans une structure de 60 personnes. Je ne manque de rien, mais je manque de tout en même temps. J’ai un toit, mais ma vie est réduite à sa plus stricte simplicité. Même une semaine de vacances en Tunisie, avec la décote du moment, je ne peux pas l’offrir à ma famille ».
« Le 6 novembre 2015, un journal annonce que je me suis jeté sous un train »
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Résumé : Le 5 février 2007, Philippe Pichon rédige un rapport sur les dysfonctionnements du fichier STIC (système de traitement des infractions constatées). Mis à la retraite d’office quatre ans plus tard, il a saisi la justice, mais aussi le médiateur de la police nationale, pour obtenir sa réintégration. Ce dernier a plaidé pour, mais Philippe Pichon attend toujours.
« Trois fois, j’ai retrouvé la porte de chez moi grande ouverte en me levant »
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Résumé : Lorsque sa chef fait irruption dans son bureau, en juin 2008, - celui du directeur d’UBS vient d’être perquisitionné - et lui ordonne d’effacer les fichiers contenant les noms des clients, et des chargés commerciaux, Stéphanie Gibaud refuse. Elle est devenue un témoin clé de l’enquête ouverte contre un système présumé d’évasion fiscale. Licenciée en février 2012, sans travail depuis, elle vit aujourd’hui des minima sociaux.
Pour approfondir :
« Je suis dans une histoire qui ne devrait pas exister et a priori je ne mérite pas ce qui m’arrive. Ma vie d’après ? Ce fut d’abord une lente descente aux enfers dans la banque : harcèlement, discrédit, puis mise au placard. Je suis licenciée en février 2012. Et je n’ai jamais retrouvé du travail depuis. Je n’ai pas pu tout de suite. Je n’étais pas debout. Il m’a fallu deux ans pour reprendre connaissance. Aujourd’hui, qui voudrait de celle qui a parlé ?
En 2012, j’ai eu mon premier procès en diffamation. UBS perd, ne fait pas appel. En 2013, trois fois, je retrouve la porte de mon appartement grande ouverte le matin en me levant. Mars 2015 : je gagne 30 000 euros pour harcèlement aux prud’hommes, mais mon traumatisme postalerte n’a pas été pris en compte, et ça, je ne m’en remets pas. Et là, j’ai encore une procédure en diffamation en cours pour mon livre.
Cela fait six ans que je répète la même chose avec cette impression que la femme dont on parle, ce n’est pas moi. Moi, je suis une maman avant tout. Quelqu’un qui a travaillé vingt-cinq, vingt-six ans sans connaître aucun problème avec la justice. Là, je me retrouve sans rien avec toute ma gentillesse, ma naïveté et peut-être mon intelligence – car j’aurais pu être mise en examen si je n’avais rien dit –, tout ça pour l’intérêt général dont tout le monde se fout.
Je suis divorcée, mère de deux enfants, je vis avec les minima sociaux, soit un peu plus de 400 euros par mois, depuis juillet 2014. Mon quotidien ? Mes cartes bancaires sont bloquées, la banque renvoie les chèques. Mes parents m’ont aidée, ils ne peuvent plus. Ma mère a écrit deux lettres à Michel Sapin, le ministre des finances. Pas de réponse. Aujourd’hui, je fais tout pour éviter une saisie sur l’appartement.
Quand je pense aux heures que j’ai passées dans le bureau des douanes, à les aider. Je les ai eues quinze jours sur le dos à Roland-Garros, en 2011 : ils me suivaient, filmaient, photographiaient. J’ai travaillé gratuitement pour l’Etat français, on m’a demandé de sortir des informations, et maintenant le gouvernement se gargarise en disant que la lutte contre l’évasion fiscale, c’est son combat.
Après l’émission Cash investigation sur les “Panama papers”, j’ai reçu des milliers de messages sur Facebook, Linkedln. France Télévisions a été submergé d’appels, m’a-t-on dit. Les gens m’écrivent qu’au mieux c’est de l’indifférence de la part du gouvernement, au pire c’est du mépris. Grâce à la société civile, une cagnotte a été constituée. J’ai reçu 12 000 euros. De quoi survivre, payer les factures en retard que je ne payais plus depuis des mois, remplir le frigo.
Bercy m’a rappelée aussi. On va essayer de vous trouver quelque chose, m’ont-ils promis. Mais en attendant je fais comment ? Il y a urgence vitale. De toute façon, ils s’en foutent. Ils disent vouloir protéger les lanceurs d’alerte, mais qu’ils protègent déjà ceux qui ne l’ont pas été »
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Source : http://www.lemonde.fr