Le mouvement essaime progressivement en banlieue et en région. Exemples à Saint-Denis, Nîmes et Grenoble.
Comme un bruit de fond qui monte. Au moment où les grandes manifs contre le projet de loi travail marquent le pas - la dernière, le 9 avril, n’a rassemblé que 120 000 personnes, selon la police -, le mouvement Nuit debout semble prendre le relais. Avec ses rassemblements, place de la République à Paris, mais aussi un peu partout en régions ou en banlieue, comme le montrent nos reportages à Grenoble (Isère), Nîmes (Gard) et Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).
Deux semaines après son lancement, cette nouvelle forme de mobilisation, inspirée, entre autres, des Indignados espagnols, s’organise et s’enracine. Dans la capitale, elle rassemble chaque soir entre 500 et 1 000 personnes selon les jours. On y débat, on s’y restaure, on y danse. Et, de plus en plus, on lance, à partir de cette base arrière, des actions un peu partout dans la ville.
C’est même la seconde facette de ce mouvement : le développement de micromobilisations, qui entretiennent un climat de joyeux bazar (avec parfois des actes de vandalisme) dans les rues de la capitale, et derrière lesquelles courent les forces de l’ordre. Manifs nocturnes devant les commissariats pour demander la libération des personnes interpellées, apéro surprise sous les fenêtres de Manuel Valls, opérations avec Droit au logement, actions de défense des migrants, envahissement de la gare Saint-Lazare pour soutenir les cheminots, blocage des rues jouxtant la place de la République le soir…
A Paris, par exemple, la seule journée de jeudi a commencé, le matin, par un rassemblement de lycéens, suivi du blocage d’un McDo et d’un défilé improvisé aux abords de la gare du Nord. Dans le même temps, des dizaines d’intermittents, qui participent aussi à Nuit debout, perturbent la conférence de presse de lancement du Festival de Cannes. L’après-midi, tout ce petit monde rejoint les étudiants à Stalingrad. Puis retour à République. Avec, tout au long de la journée, des anicroches avec la police.
Après avoir tenté, en début de semaine, d’étouffer le mouvement, notamment par une pression policière accrue autour de la place de la République, le gouvernement paraît désormais miser sur l’essoufflement. Les deux semaines de vacances scolaires, qui débutent ce vendredi soir dans la région parisienne, constitueront un vrai défi pour la pérennité de Nuit debout.
Les gestes sont encore un peu hésitants, mais tout y est : tours de parole successifs, barnums abritant une cantine et retransmission en direct sur Periscope. Mercredi soir, pour la première Nuit debout à Saint-Denis, de l’autre côté du périph parisien, les codes du mouvement ont été respectés. Au rendez-vous : 300 personnes venues pour faire vivre une mobilisation que l’on regardait surtout, jusqu’ici, à la télévision.
«C’est pas simple d’aller passer une partie de la soirée à République lorsqu’on habite en banlieue, qu’on travaille et qu’on a des enfants, explique Simon, 36 ans. Là, les gens peuvent venir et rentrer chez eux à pied ensuite.» C’est même une des raisons qui ont poussé cet enseignant à organiser - avec un petit groupe de militants - cette première Nuit debout. Pour ce faire, «on s’est appuyés sur le réseau associatif qui existe déjà à Saint-Denis», explique Amel, 43 ans, coorganisatrice de la soirée et fonctionnaire à la ville de Saint-Denis. Et notamment sur la vingtaine de structures (Union locale CGT, SUD, Réseau éducation sans frontières, Droit au logement, Femmes en lutte 93…) qui ont signé l’appel à mobilisation. «C’est vrai que c’est surtout militant ce soir, ceux qui organisent sont de toutes les luttes», remarque Sarah, 25 ans. Quant aux jeunes, la plupart sont étudiants à l’université Paris-VIII, et n’habitent pas la ville. Bref, les jeunes des quartiers populaires n’ont, pour l’instant, pas répondu présent.
Rapidement, les premières prises de parole s’enchaînent : sans-papiers, enseignants, médecins du travail… «Il y a mille raisons de se mobiliser à Saint-Denis, c’est une ville discriminée dans un des départements les plus pauvres de France», rappelle Amel, qui considère que «la première étape, c’est de libérer la parole». Et si le retrait du projet de loi travail revient souvent dans les interventions, beaucoup évoquent aussi les conditions sociales dans la ville. De passage, un vieux monsieur se met à grogner : «Il faut prendre les armes, ça sert à rien de parler toute la soirée.»
Pour les Dyonisiens présents ce soir, la question des armes rappelle surtout le raid de la police, le 18 novembre, contre les terroristes des attentats de Paris, à l’issue duquel plusieurs habitants ont été blessés, tandis que l’immeuble était entièrement évacué. «Ils n’ont toujours pas trouvé de solution de relogement pour les personnes concernées», s’énerve Sabrina, 33 ans, assistante juridique dans un cabinet d’avocats à Paris. La jeune femme, qui vit à Saint-Denis, n’avait jamais participé jusqu’ici à une manifestation. «Ça fait un moment que je me pose des questions sur mon manque d’engagement», sourit-elle. Mais ce soir, «je suis venue parce que ça se passe dans ma ville». Milieu de soirée, une autre question surgit : quand organiser la prochaine Nuit debout? «Mercredi», propose un des organisateurs. Quelqu’un se lève : «Pourquoi pas tous les soirs ?» L’assemblée vote : rendez-vous est pris pour la semaine prochaine.
A Nîmes, square de la Bouquerie, mercredi. Photo David Richard. Transit
Dans la préfecture du Gard, Nîmes, Nuit debout ne fait que commencer. Le mouvement a pris ses marques depuis cinq soirs, mais semble bien enraciné dans ce square collé à la bien nommée place de la Révolution. Déjà, les petites habitudes sont prises : l’un apporte les légumes, l’autre les épluche, un troisième fournit chips ou saucisses, un boulanger donne des baguettes… L’annonce d’un prochain couscous rallie illico tous les suffrages.
Depuis le 40 mars (9 avril), une petite foule sentimentale vient étancher sa soif d’idéal, entre quelques bières et le brasero de Dédé. L’alcool, la soupe gratuite, deux guitares et une trompette ont aussi attiré une poignée de zonards et leurs chiens. «On est une centaine par soir, estime Fanny, 49 ans. Mais on récupère aussi des gens du quartier qui ne savent pas quoi faire de leur peau.» Mercredi soir, ils ne sont qu’une cinquantaine à braver l’humidité apportée plus tôt par la pluie et la grêle. Simone, 58 ans, dont quarante de syndicalisme, leur porte un regard attendri : «J’en ai vu des luttes, mais c’est la première fois que je vois ça : des gens aussi mélangés, avec tous les profils.»
C’est vrai. François, touriste venu de Haute-Savoie, déclare faire partie des nantis : «Je travaille à Genève, c’est vous dire que ça va pour moi.» Il est venu voir une Nuit debout pour en organiser une dans son village : «Un tel mouvement qui naît sous un gouvernement de gauche, c’est vraiment qu’il y a un sacré ras-le-bol.» Nanti, Thomas, 25 ans, ingénieur dans le BTP, affirme l’être aussi. C’est son troisième soir ici : «On se dit tous qu’il se passe un truc et on a envie d’en faire partie.» Ils veulent en être, comme les moins chanceux, plus nombreux. Parmi eux, Murielle, 56 ans : «Mon fils n’a pas de travail, moi non plus. J’habite en HLM, je vis du RSA. Et pour occuper ma vie, je fais du bénévolat.» Elle vient depuis la première nuit et y trouve la chaleur qu’elle n’a plus ailleurs. Tout comme Simone, la syndicaliste, qui travaille depuis vingt ans dans une centrale d’EDF qui va fermer : «Sur 130 agents, ils vont en garder 7. Moi, on me pousse vers la retraite, je ne suis pas reclassable.» A côté d’elle, Anaïs, 22 ans, raconte qu’elle vient de trouver un «vrai» boulot de serveuse après avoir travaillé six mois au black. «A chaque fois que je viens ici, ça me donne des frissons de voir comme les gens s’investissent, qu’ils ne lâchent rien…»
Du «paysan boulanger» prônant la grève générale au marchand de primeurs offrant quelques courgettes, en passant par ces deux jeunes Espagnols venus travailler puis galérer en France, le besoin de se retrouver est fort. Comme pour Adrien, 25 ans, barbichette et cheveux longs : «On ne réécrit pas le monde du jour au lendemain, mais c’est génial de reprendre contact avec les gens et la réalité, surtout quand on est d’une génération très virtualisée.» Hugo, 39 ans, champion des CDD enchaînés, livre une analyse plus sombre : «On vit là la dernière initiative populaire qui peut avoir du poids avant les échéances de 2017.»
A la Bifurk de Grenoble, mercredi. Photo Pablo Chignard. Hans Lucas
Dans la ville de Grenoble (Isère), c’est la mairie qui paie la facture de Nuit debout. Depuis samedi, la municipalité verte, rouge et citoyenne d’Eric Piolle a pris un arrêté pour autoriser l’occupation, fournit l’eau, l’électricité et s’occupe du nettoyage matinal du campement, installé autour du parvis de la Maison de la culture (MC2), jusqu’à nouvel ordre. «Tant que cela reste dans un esprit positif, la ville s’organise pour que ce soit possible», dit-on au cabinet du maire, qui se défend de toute récupération : «Le pari, c’est de dépasser la logique de concurrence. Il s’agit juste de favoriser les bonnes énergies et tout ce qui participe à un débat public de qualité. Nous gardons une distance respectueuse.» La foule le lui rend bien, qui a déclaré les élus municipaux persona non grata durant les AG.
Sans surprise, la greffe Nuit debout a pris à Grenoble, où les réseaux militants sont denses, regroupant au gré des combats étudiants syndicats, associatifs, universitaires, montagnards et autonomes. Sur la pelouse, une dizaine de tentes ont été plantées. De l’autre côté, des toilettes sèches, faites de palettes et de récup. Quelqu’un a suggéré de démarrer un potager. En attendant, la cantine-buvette est alimentée grâce aux poubelles des supermarchés et à des emplettes chez des producteurs locaux.
Samedi, ils étaient un millier pour inaugurer l’installation, sur les marches de la Maison de la culture qui servent d’agora aux assemblées générales, fixées chaque jour à 18 heures. Mardi, ce sont plus de 200 personnes qui y assistent. Les questions logistiques monopolisent les interventions. Puis c’est le débrief des actions du jour. Un militant de Droit au logement, la trentaine, raconte le rassemblement devant un centre d’hébergement d’urgence «indigne», pourtant propriété de l’Etat. Un orateur, la soixantaine, vient dénoncer le «sabordage de la politique d’aide sociale à l’enfance par la nouvelle majorité départementale» - passée à droite aux dernières élections. Quelqu’un propose à la volée «une réflexion dépassant l’échelle locale». Eliane profite de la tribune libre pour présenter son idée destinée à «lutter contre la mainmise mondiale de la finance sur tous les pouvoirs» : «Sur le modèle de Nuit debout, on lance une mobilisation sur un fuseau horaire et une heure plus tard, le prochain fuseau prend le relais.» Comme une gigantesque ola contestataire qui ne cesserait de faire le tour du globe. «Faut tenir entre trois mois et trois ans», renchérit Jeannot, casquette à badges et gilet jaune de sécurité. Les crieurs publics, qui vont à la rencontre des habitants dans le tram et dans le centre-ville, cherchent des volontaires.
Le lendemain, la pluie a eu raison d’une partie des troupes. Une petite centaine de personnes assiste à l’AG délocalisée à la Bifurk, un lieu culturel à deux pas de la MC2. Pas de quoi décourager Moustache, 25 ans : «C’est plus intime ce soir. Mais il y a de belles paroles, ça remet du baume au cœur. Il y a peut-être un peu de désillusion, mais on a aussi besoin de se confronter à la réalité.»
Luc Peillon , Maïté Darnault , Sarah Finger , Ismaël Halissat
Source : http://www.liberation.fr
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